Nouvelle

Un dîner chez la veuve

Psychiatre et écrivain

On connaissait Monsieur Teste (Valéry), Monsieur Plume (Michaux), Monsieur Croche (Debussy), et pourquoi pas les Messieurs de Tavares. Voici Monsieur Dièse, personnage récurrent tout droit sorti du double chapeau d’écrivain et psychiatre d’Emmanuel Venet – poste d’observation privilégié des coup tordus que nous nous faisons les uns aux autres. Aujourd’hui, il va dîner chez une connaissance de club de gym de son épouse, en compagnie de celle-ci. Une comédie inédite.

Monsieur Dièse rentre tard et à regret du bureau. Depuis quelques semaines, il a beaucoup de mal à rentrer chez lui, où l’attend sa légitime. Il ne la supporte plus, il voit bien qu’elle cherche à le rendre fou et craint qu’elle y parvienne.

Bien entendu, il a des torts : il l’a crue intelligente parce que belle, et il l’a crue gentille parce qu’intelligente. En fait, elle n’est que belle mais fait sa maligne parce que ça la rend désirable : elle en joue, en abuse, en jouit. Maligne, vraiment.

Quand il rentre, tard et à regret donc, elle lui annonce d’une voix enjouée qu’ils sont invités à dîner chez la veuve. Robe noire et lèvres rouges, elle rayonne. Ça donne à Monsieur Dièse des envies de sexe ou de meurtre, mais pas de dîner avec une veuve.

Pour tout dire, il ne connaît pas cette veuve. Madame Dièse l’a rencontrée à la gymnastique. En effet, pendant qu’il se ruine la santé au bureau, elle s’adonne à des activités physiques au nom de l’hygiène de vie. Elle a de l’empathie pour les veuves.

Ça crève les yeux : Madame Dièse apprécierait le veuvage. Elle remplirait l’appartement avec ses fanfreluches, se lèverait à midi, recevrait ses amants et n’oublierait pas de se faire plaindre par les pipelettes du quartier. Une vie bien agréable, en somme.

Monsieur Dièse, lui, se lève à l’aurore pour s’adonner à son travail inepte. Embouteil­lages, cent courriels à lire chaque matin, hiérarchie obtuse, clients mécontents, réunions à la con, redéfinition des objectifs et, pour finir, nouveaux embouteillages.

Reprenons. Il rentre fatigué et amer, aimerait se caler dans un fauteuil, boire une bière, lire les faits divers dans le journal – se reposer. Mais, il va devoir garder son costume, se recoiffer, ressortir, dîner chez une veuve qu’il ne connaît pas, converser.

Au moins, grâce aux faits divers, on sent qu’on n’est pas le seul malheureux sur terre. Des piétons se font renverser, des ouvriers tombent de la grue, des enfants se noient. Tout bien considéré, avec sa misère conjugale, Dièse n’est pas le plus mal loti.

Madame Dièse a des amants. Elle le nie. Même surprise au lit toute nue avec un autre, elle nierait encore, Qu’est-ce que tu vas imaginer, tu es complètement parano ! C’est leurs mères qui leur apprennent ça : nier toujours, ne jamais avouer, même l’évidence.

Elle se croit intelligente parce qu’elle s’invente des alibis dont la naïveté laisse coi : elle est allée faire des courses tout l’après-midi mais n’a rien trouvé à acheter ; elle a flâné huit heures en ville ; elle a déjeuné chez sa tante qui est morte l’an dernier.

En soi, peu importe qu’elle ait des amants, Monsieur Dièse voudrait juste reconquérir sa liberté mais elle refuse de divorcer. On dirait qu’elle jouit de le voir jaloux et captif de son bon vouloir. Comme si ça lui donnait un sentiment de puissance.

Sûr qu’elle ne trouverait jamais un autre homme assez poire pour s’épuiser au travail pendant qu’elle se baguenaude à la gymnastique, se fait lutiner et compagnonne avec des veuves. Il la connaît, elle a trop peur de lâcher la proie pour l’ombre.

Il est revenu dix fois à la charge, dix fois il lui a expliqué les vertus du divorce et les charmes de la liberté. Il a consulté dix avocats, tous l’ont dissuadé de la quitter en force : elle aurait mille moyens juridiques de le ruiner. Alors il reste.

En chemin, elle le bassine avec sa veuve. La veuve a perdu son mari alors qu’elle n’avait pas quarante ans, et lui à peine plus. Voilà cinq ans que la pauvrette vit seule. C’est terrible de se retrouver seule à quarante-cinq ans, n’est-ce pas ?

C’est terrible de perdre l’amour de la personne qu’on aime, dit Monsieur Dièse. Mais quand ça arrive, mieux vaut une situation claire. Pour sa part, il préférerait être divorcé, par exemple. (Veuf lui conviendrait encore mieux, mais il le garde pour lui.)

Elle explique : la veuve connaissait un bonheur parfait du temps que son mari vivait. Tous les deux formaient un couple de légende. La veuve et son mari s’aimaient du matin au soir et également du soir au matin. Tous les jours, toutes les nuits.

Son mari avait une excellente situation, dans la banque ou un truc comme ça. Ils voyageaient beaucoup. Une vie idyllique. Pour Madame Dièse, ce genre d’histoire fait du bien : ça prouve qu’une femme peut toujours espérer réussir sa vie de couple.

Comme il s’abstient de commenter, il apprend que le mari de la veuve emmenait sa femme dans les pays chauds – Thaïlande, Seychelles – et qu’il avait un goût prononcé pour la Tasmanie. Sa légitime croit savoir qu’ils y sont allés plusieurs fois.

Pour sa légitime, la Tasmanie est un coin de paradis, cocotiers et plages de sable fin. Elle ne sait pas que la Tasmanie héberge la descendance de bagnards anglais et des fantômes d’aborigènes. Il y pleut la moitié de l’année, on y croise des diables.

Une épouse – ou, disons, une pré-veuve – qui accepterait de se taper vingt-cinq ou trente heures d’avion pour aller se peler en Tasmanie serait une folle. Monsieur Dièse doit faire un gros effort sur lui-même pour ne pas le dire haut et fort.

Le diable de Tasmanie est un marsupial ressemblant à un chien, qui pousse des cris terrifiants mais se nourrit plutôt de charognes. Un peu comme le varan appelé dragon de Komodo. Au vrai, Monsieur Dièse se sent plus doué en zoologie qu’en amour.

Le mari de la veuve, d’après ce que Madame Dièse a compris, est mort en quelques jours d’une maladie foudroyante. Un genre de leucémie, croit-elle savoir. L’horreur : vous êtes admis le vendredi à l’hôpital, la semaine suivante on vous enterre.

À partir de quoi, la plus heureuse des épouses devient la plus malheureuse des veuves. Ainsi, ils vont rendre visite à un phénomène, pour sûr. Monsieur Dièse ne peut réfréner une certaine curiosité. L’amour l’intéresse, c’est plus fort que lui.

Sa légitime se demande comment elle réagirait si d’aventure on découvrait à Monsieur Dièse une leucémie foudroyante. Aussi stoïquement que la veuve ? Elle doit bien reconnaître qu’il est très difficile de se représenter ce genre de chose.

Mais, objecte-t-il, ils ne forment pas un couple idéal et lui se sent en bonne santé. Aucun de ses ascendants n’a jamais eu de leucémie, dans sa famille on meurt au moins octogénaire et généralement en parfaite santé, presque par erreur.

Elle n’en disconvient pas, mais rien n’est plus fragile que la santé, et ils forment un couple depuis longtemps, elle est habituée à lui. Elle n’aimerait pas le voir souffrir, ce serait pour elle une épreuve, une frustration, pour ne pas dire un inconfort.

Sachant ce qu’on sait de la leucémie foudroyante, elle imagine qu’un homme qui en est atteint vit un calvaire : des douleurs diffuses, la nausée permanente, la libido en berne, des syncopes, la peau sèche – Madame Dièse a horreur des dartres.

Tout compte fait, s’il venait à mourir subitement, elle vendrait l’appartement pour en ache­ter un plus petit, et avec le solde elle s’offrirait des objets consolateurs : un diamant énorme, un manteau en vison, des pulls de marque en cachemire.

Elle raffole des objets qui durent, qu’on garde toute sa vie et qu’on transmet. Monsieur Dièse ne peut s’empêcher de lui rappeler que les mites adorent le cachemire et le vison, et que le diamant brûle sans même laisser de cendres.

Fadaises ! elle sait par la publicité qu’un diamant est éternel. Les choses éternelles ne brûlent pas. L’or, après un incendie ou une crémation, on le retrouve. Quant aux mites, on dispose maintenant de naphtaline inodore, que demander de plus ?

L’or on le retrouve, le diamant non, dit-il. Le diamant ne représente jamais qu’un agence­ment cristallin régulier du carbone, donc du charbon. Il se transforme spontanément en graphite et brûle sans résidu. Un combustible idéal.

D’ailleurs Boris Vian, qui exerçait plus ou moins le métier d’ingénieur, évoque ce phénomène dans la chanson J’suis snob : le narrateur prétend se chauffer au diamant, et affirme qu’on ne peut rien rêver de plus fumant. En tout cas de plus propre.

Madame Dièse trouve pénible d’être mariée à un raisonneur de cet acabit. En tout cas, s’il s’engageait dans la voie de la leucémie foudroyante, elle montrerait de la sollicitude, lui souhaiterait bon courage, et se dorloterait pour mieux résister.

Voilà ce qu’ils se disent en chemin et Monsieur Dièse pense que dans diamant il y a amant. Mais les amants laissent des traces quand on les fait brûler, sans parler de l’odeur, alors mieux vaudrait divorcer : ça entraîne moins de complications.

La veuve habite juste après la salle de gym, dans un immeuble un peu délabré. Pas le genre d’endroit où habitent les banquiers fortunés, Madame Dièse en convient. Mais après tout, chacun vit à sa guise, non ? La veuve les attend à sa porte palière.

Elle est contente de les recevoir et de faire la connaissance de Monsieur Dièse. Lequel se dit content de faire la connaissance de la veuve. Il a beaucoup entendu parler d’elle, et elle de lui. Toujours et partout les mêmes simagrées sociales.

D’après la veuve, Monsieur Dièse a bien de la chance de vivre avec une légitime aussi gracieuse et aussi élégante. C’est la star de la salle de gym. On ne trouve pas facilement d’épouse à ce point capable de combler les attentes d’un homme.

Inutile de révéler à la veuve qu’à cette heure, les attentes de Monsieur Dièse visent plutôt une bière et le journal. Le croirait-elle s’il lui confiait qu’il n’aspire qu’à divorcer ? Peut-elle imaginer qu’une star de fitness club le laisse indifférent ?

Des cacahuètes s’ils n’y sont pas allergiques. Du porto blanc si cela leur convient. Sinon la veuve peut leur servir une anisette, mais c’est une chance qu’ils aiment le porto blanc : elle ne se souvient plus où elle a rangé l’anisette.

En plus, c’est du bon. Douze ans d’âge, un cadeau d’un ancien élève. Madame est professeure de technologie. Elle trouve que le niveau baisse, mais observe que les notes montent. Avec l’Éducation nationale, il ne faut pas chercher à comprendre.

Le porto blanc est excellent. Les cacahuètes aussi, d’ailleurs, qui viennent de l’épicerie Mercier, rue Victor-Hugo. Le fond de courses, la veuve l’achète ailleurs, mais les cacahuètes, elle ne les prend que chez Mercier. Le porto vient, lui, du Portugal.

Ainsi, la veuve et Madame Dièse font de la gymnastique ensemble ? Tout à fait. Étire­ments, assouplissement, gainage. Il faut en passer par là si l’on veut rester jeune et jolie. De toute façon, une fois qu’on y est, c’est un plaisir. Enfin, presque.

Décrire le métier de Monsieur Dièse ? Pas facile. Officiellement, il vend de l’architec­ture managé­riale intégrée. C’est un domaine mal connu. Le cœur de cible s’apparente à du design relationnel, mais la boîte pour laquelle il travaille place aussi de l’éthique.

L’éthique ça plaît toujours, et puis, c’est important. La veuve en met beaucoup dans son enseignement de technologie, en particulier de l’éthique environnementale. Elle a suivi une formation pédagogique là-dessus. Du costaud, elle n’a rien compris.

En ce qui concerne Monsieur Dièse, l’absurdité de son métier lui pèse. Il vend du concept managérial à des administrations qui taillent dans leurs effectifs puis essaient de lutter contre l’épuisement professionnel des agents restés en poste.

La veuve trouve ça génial : à chaque problème une solution, il suffit d’être inventif. On vit une époque globalement décevante, mais il faut reconnaître qu’elle a ses avantages. Créer un problème puis le solutionner, il fallait quand même y penser.

Bien sûr, et ça fournit à Monsieur Dièse un salaire. En ces temps de chômage, il est quand même rassérénant d’observer qu’on peut continuer à vendre du vent, et le vendre cher. Feu le mari de la veuve avait, lui, une bonne situation dans la banque ?

Disons qu’il allait beaucoup à la banque en raison de contentieux inextricables, mais il n’y travaillait pas. Il dirigeait une petite entreprise de maçonnerie. Trois salariés, des ennuis à n’en plus finir, des mauvais payeurs, des accidents de chantiers, la galère.

En France, le statut d’entrepreneur est devenu une plaie. Et puis l’artisanat, on imagine bien ce que ça exige de compétence, de rigueur, de diplomatie. Donc feu le mari de la veuve avait plutôt une bonne situation dans la maçonnerie, en somme ?

Pendant quelques années, ses affaires ont bien marché. Il fabriquait de la villa pour lotissements. De la villa bon marché et pleine de malfaçons, bâtie entre champs de maïs et autoroutes. Beaucoup de gens cherchent à acheter ce genre de produit.

Et donc, à l’époque où son mari salopait les lointaines banlieues en y semant des villas bon marché, la veuve a mené grand train, sillonné la planète, fréquenté les palaces ? On s’est laissé dire qu’elle aimait la Tasmanie, Westwood peut-être ?

Disons qu’ils ont fait la Martinique et la Tunisie. Ils avaient prévu de faire la Tanzanie, mais quinze jours avant le départ, le voyagiste a fait faillite et la veuve n’a jamais pu récupérer ses arrhes. De toute façon, Zanzibar ne la tentait pas plus que ça.

La Tanzanie, la Tasmanie, Madame Dièse a toujours confondu : la géographie n’a jamais été son fort, et l’Afrique est tellement loin ! Même l’Europe : la Slovaquie, la Slovénie et la Syldavie ça lui paraît tout pareil, on s’y perd en moins de deux.

Mais, pour en revenir à leurs moutons, cet entrepreneur en maçonnerie, travailleur, endurant, amoureux, globe-trotter et en grande forme, est tombé malade d’une manière foudroyante à la quarantaine, si Monsieur Dièse a bien compris ?

Foudroyante, ça se discute. Il s’est quand même écoulé quelques années entre le diagnostic et son décès. Ça a traîné longtemps. À la fin, bien sûr, son état s’est dégradé très vite : hospitalisé en urgence le vendredi, mort le dimanche. De sa cirrhose.

 

Une cirrhose ?

 

Bien sûr. Il buvait comme un trou. Les derniers mois, d’ailleurs, la veuve ne pouvait plus le supporter. Il était devenu une épave, son affaire partait à vau-l’eau, les huissiers venaient tous les jours sonner à la porte. Un enfer.

Monsieur Dièse sent que sa légitime pense en même temps que lui : si ça se trouve, cet homme buvait pour oublier la conversation de sa femme. En tout cas lui, Dièse, pensait endurer du Barbara Cartland et on lui sert du Zola : ça devient passionnant.

La veuve a dû souffrir, bien sûr, de perdre un mari qui, certes, n’adoptait pas la meilleure hygiène de vie et se soignait mal. Mais, on a beau dire, on tient aux gens, surtout quand ils sont proches, et forcément, quand ils meurent, ça laisse un vide.

Un vide, bien sûr. La veuve et son époux avaient vécu de beaux moments ensemble. Mais, pour tout dire, elle a aussi éprouvé un sentiment de libération. Un ivrogne, c’est usant au quotidien. Donc elle était assez partagée, pour tout dire.

Par exemple, il rentrait à point d’heure du travail, saoul comme un cochon et méchant comme une teigne. Il lui gueulait dessus pour n’importe quoi, le menu du dîner, le programme télé. Parfois il cassait des objets. Une ou deux fois, il l’a molestée.

Un peu avant sa mort, elle a découvert qu’il avait creusé des dettes abyssales : au bistrot, dans des restaurants, et surtout avec des entraîneuses. Il fréquentait un bar de nuit où des jeunes femmes font boire les hommes et se laissent un peu tripoter.

Les murs de ses maisons se fissuraient ; les piliers de ses portails s’écroulaient ; ses employés travaillaient comme des sagouins ; ses clients portaient plainte – et lui, il dilapidait l’argent de son ménage en alcool et en papouilles.

La veuve gardait son cap, exerçait son métier de son mieux, planquait ses salaires de peur qu’il les boive. D’une certaine manière, ce marasme lui profitait : elle ne dépensait rien. À la mort de son mari, elle possédait un petit pactole bien planqué.

Mais ils peuvent parler de choses plus gaies, et il est temps de dîner. D’abord une quiche lorraine : la veuve avait une grand-mère originaire de Metz, mais aussi un grand-père agriculteur dans l’Orne et un autre grand-père qui avait du psoriasis.

Madame Dièse a des cousins pas très loin de Metz, dans les Vosges. Elle les voit très peu mais elle les apprécie beaucoup. Le cousin est croupier, c’est un beau métier, la cousine travaille dans une mutuelle, ils n’ont pas de psoriasis. Une chance.

La veuve a prévu un gigot, des flageolets, une salade, un plateau de fromages et une charlotte aux fraises. Elle espère que ses invités aiment. Madame Dièse ne pouvait pas rêver mieux : elle adore la bonne nourriture, et son mari aussi. Ça tombe bien.

Être veuve n’est pas une sinécure. Outre l’achat du cercueil, de la concession et des fleurs, il faut s’affronter aux créanciers qui exigent, au notaire qui se gave, à l’État qui pique le reste. Ces tracas feraient presque regretter le mariage.

Sur le gigot, la veuve avait prévu d’ouvrir une bouteille de vin rouge, mais si ses hôtes préfèrent elle a aussi du blanc et du rosé au frais. Elle boit peu, et jamais de blanc le soir. Le rouge, c’est du Château-Pachayre, le choix du caviste, tannique et fruité.

Puis la discussion roule sur un grand-père champion de pétanque, une maison de vacances en Limousin, les différents stratagèmes par lesquels le pouvoir cherche à museler les citoyens. Mais on ne les fera pas taire, eux ! Ils ont des choses à dire !

Nul ne les empêchera de parler de la différence entre juilletistes et aoutiens, des tarifs du vétérinaire, d’une émission de téléréalité bête mais addictive, ou du réchauffement climatique monté en épingle pour leur faire acheter du double vitrage.

Monsieur Dièse observe que la veuve parle du « soi-disant réchauffement climatique ». Non seulement elle n’y croit pas, mais elle s’en fout : il y a belle lurette qu’elle a mis du double vitrage partout chez elle avec l’argent de l’assurance-vie.

En tout cas, maintenant qu’il est ouvert, le Château-Pachayre est excellent : fruité à souhait, tannique juste ce qu’il faut. Le caviste est installé juste à côté de l’épicerie Mercier, c’est facile à trouver. Il est de bon conseil, la veuve n’a jamais été déçue.

Après quoi il convient d’aborder ce qu’on fait l’été prochain. Rien n’est vraiment calé. Madame Dièse voudrait aller à la mer et Monsieur rester chez lui. La veuve est plutôt montagne : un petit hôtel sympa à Chamonix ou Font-Romeu, où il fait frais le soir.

Mais voilà que sonnent onze heures, il va falloir rentrer : demain on se lève ! La veuve a passé une excellente soirée, ça tombe bien : les invités aussi. Madame Dièse espère sincèrement qu’il y en aura beaucoup d’autres. C’est fou ce qu’elle est prévisible.

Sur le chemin du retour, Madame Dièse se tait, mortifiée. Monsieur lui fait observer qu’ils étaient partis pour dîner avec la veuve d’un riche banquier mort de leucémie, et qu’ils ont dîné avec la veuve d’un pauvre maçon mort de cirrhose.

Si elle voulait lui donner une leçon de bonheur conjugal et d’impossible deuil, elle en est pour ses frais. Alors elle boude ostensiblement, ça se comprend. Dans l’espoir de déminer le terrain, il admet que tout le monde peut se tromper de veuve.

Parfaitement, tout le monde peut se tromper. Elle a compris de travers, et alors ? Que celui qui ne s’est jamais trompé lui jette la première pierre. La prochaine fois, elle le laissera seul à la maison avec ses bières, et la consigne d’en boire beaucoup.


Emmanuel Venet

Psychiatre et écrivain

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