Comment c’est la fin
un matin, je me suis réveillée
j’avais marché toute la nuit en forêt
il n’y avait pas d’ombre
c’était un long voyage
c’était l’été
tu as rêvé peut-être
j’ai marché longtemps
je n’ai pas eu froid
j’ai couru
des ronces ont blessé mes mollets
plus j’avançais, plus les broussailles poussaient
m’encerclaient
m’empêchaient d’avancer
c’était un long voyage
c’était l’été
la nuit
dans la forêt
il faisait jour
il y avait des hommes
dans la maison au bout du bois
je portais une belle robe
en tulle pourpre
les ronciers me protégeaient
m’enveloppaient
tu as rêvé
tu crois ?
oui
peux-tu vérifier mes chaussures ?
oui
et ?
pas de terre sèche ni de poussière
pas d’éclaboussures ?
non plus
de fines bulles de la rosée du matin ?
non, rien
cotonneuse et troublée
je me suis réveillée
perdue au milieu des arbres
une région plus boisée
buis et oxalis
mélèzes et bouleaux
pins, plantes herbacées
massifs de fleur violette
des sculptures
blocs de pierre informes
obstruent le sentier
les arbustes épineux poussent dans ma tête
le sentier, labyrinthique
les allées saint-simon, mazarin,
les lieux désertiques
laveran, babinski, bottard
les ronces maintiennent les statues
entravent leurs mouvements
imposantes figurines en pierre
l’une d’elles est plus boursouflée que les autres
debout, un bras en l’air
sa main est tendue vers le ciel
l’autre est allongée sur le dos
recouverte de branchages
au bord d’un ruisseau
engloutie par la végétation
on la voit à peine
si on la regarde de près
on devine son sourire
un sourire flasque
comme une grimace de douleur
je suis comme une statue
corps
espace-prison
dont l’état ne cesse d’empirer
une façon de vivre
qui ne guérit de rien
mais qui est possible
quand aucune autre ne l’est
quelle est la différence entre la sculpture et moi ?
je suis immobile
comme le marbre
la pierre
mes os
et si tu essayais de serrer les poings ?
comme cette statue ?
oui
je les serre tout le temps
et là
c’est douloureux
et là ?
aussi
et si j’allonge ton bras ?
idem
mes membres sont lourds
ankylosés, engourdis
maladie s’infiltrant
dans mes cellules
ses mots dansent
s’infiltrent dans mon crâne
mes rares mouvements
c’est toi qui les diriges
gesticulations et soulèvements de marionnette
font de mon corps une poupée
font
ainsi font
il y a toutes ces voix dans ma tête
ça tourne
revient au début
au début
c’était la nuit
c’était l’été
j’avais marché en forêt
puis j’avais cessé d’avancer
j’étais figée
c’était la fin
combien de temps dure la fin ?
c’est une question qui ricoche dans ma tête
ta tête est lourde
une tête pèse…
combien ?
environ 5 kilos
c’est lourd
ce sont les souvenirs
pensées qui se querellent
et la forêt
remplie de ronces
de mauvais rêves
sans ombre
désert lacunaire
pointe des pieds
étirements du dos et des jambes
projection du corps en hauteur
il me suffirait de prendre de l’élan
courir
et sauter
rêves et visions
hallucinations
décousus
tremblements
profonde léthargie
secousses
gonflements et rougeurs
toux convulsive
peau bleuie
mouvements frénétiques
je t’aide
suis-moi
je voudrais danser
tourner
dans ma belle robe en tulle
il ferait nuit noire
personne ne verrait
mes gestes maladroits
je vais t’aider
ils seront fluides
je voudrais
marcher
avancer
danser
jusqu’à l’épuisement
condamnée
au mouvement circulaire
revenir au début
forêt de l’insouciance
c’est l’été
c’était l’été
je recommence
c’est l’été
c’était l’été quand c’est arrivé
dans la forêt de ronces
je ne savais pas si je verrais l’été suivant
sa légèreté
j’ignorais si ça pouvait durer
un an ou plus
l’été est revenu
je suis toujours là
mais plus tout à fait la même
pas la même qu’à l’âge de
huit ans
dix-neuf
trente-quatre ans
cinquante
soixante-neuf ans
et après ?
ça va s’arrêter là
s’arrêter tôt ?
on ne sait pas
combien de temps dure la fin
fin d’une vie étriquée
désir de l’exprimer
comment c’était avant
comment c’est maintenant
je ne sais plus
ce que c’était qu’être
je ne serai plus jamais la même
j’esquisse des mouvements minimes
je t’aide
oui
presque imperceptibles
on y arrive
comme un équilibre miraculeux
je suis au bord d’agir
on lutte
ce que c’était qu’être
et on jette des mots contre tout corps solide
et palpable qu’on aurait à portée de mains
un mur par exemple
ou moi
la sculpture
l’été prochain
errante et cafardeuse
je pourrai hanter les bois
enfant femme vagabonde
me perdrai dans la forêt
au bord du ruisseau
je tomberai sur
la statue allongée,
recouverte de branchages,
lovées dans les ronces,
elle grimacera sourira gentiment
engloutie par la végétation
je la regarderai de près
éclat crépusculaire
un cadavre caché
étendue sur l’écorce
à la dérive des heures
tapis de chrysanthèmes
le sommeil dans ses mains
énigmatique spectre
m’attirera dans ses mirages cruels
la mort n’est plus un événement
mais un état
elle peut survenir à tout moment
et les mots disparaissent
mais quand ?
personne ne sait
personne ne sait combien de temps dure la fin
et les gestes ?
il faut être au moins deux
et les faire pour l’autre
faire corps avec l’autre
le guider
le porter
le serrer
le câliner
le caresser
est-ce le passé
le futur
le présent ?
ce que c’est qu’être. douloureux.
ce que c’était qu’être. heureux.
ce que ce sera. calvaire intolérable
j’ai cessé de marcher
d’avancer
de me mouvoir
comme je voulais
pouvais
j’ai perdu la parole
les mots résonnent dans ma tête
c’est la nuit
la fin
combien de temps dure la fin
je n’en peux plus
d’être dans
la nuit noire
les bois
j’ai peur des sangliers
des voix multiples
de mon esprit
bris de glace
vibrations obliques
expérimentations inutiles
c’était il y a combien d’années, ce rêve ?
dix ans
ou deux
ou un
ou une autre fois peut-être
j’ai perdu la notion du temps
je ne me reconnais plus tout à fait
tu devrais lever la tête
elle penche à droite
je vois
aide-moi
qu’est-ce qui ne va pas ?
je ne saurai pas dire
essaie
c’est différent maintenant
c’était comment avant ?
je ne peux plus dire
et les gestes ?
combien de temps dure la fin ?
est-ce la durée entre deux mêmes saisons
deux étés
ou plus
plus d’une année ?
bouge les bras
je ne peux pas
les jambes
comment ?
que vois-tu ?
c’est compliqué
combien de temps dure la fin ?
le temps de l’agonie
c’est long
ça bouge encore
quoi
ton buste, ta respiration
circulation d’air et de force
à quoi il ressemble ?
qui ?
le mouvement
lequel ?
celui de ma respiration
parfois lent parfois saccadé
je n’arrive plus à bouger
exilée dans mon corps
prostrée dans cette forêt
mais, c’est peut-être elle qui est dans ta tête
la lumière est allumée tout le temps
même la nuit
à l’ombre
tu vois quoi ?
c’est immobile autour
mais j’entends
je sens
des bruits des mots des pleurs
des caresses des baisers
rester alitée
allongée
ne plus pouvoir bouger
contrôler ses gestes
tes yeux bougent
grands ouverts
ronds comme des billes
non pas comme ça
en bas en haut
gauche droite
pas que rectiligne
faire des cercles
regarde
fais comme moi
c’est devenu difficile
impossible
pas avant
ce n’était pas comme ça, avant
c’étaient les rondes, les promenades, les battues
marcher était simple
l’été dans la forêt
puis ça n’a plus été possible
les ronces ont tout envahi
immobilisé
statufié
perclus
et si on fait juste un pas ?
non
je suis devenue trop raide
je ne suis qu’un corps
qui vieillit
c’est lui qui décide
et si on créait quand même avec ce corps ?
des mots ?
et si on créait ensemble pour dire comment c’est la fin
comment est le mouvement maintenant
le montrer
et on le fait jusqu’à la fin ?
sans savoir combien de temps elle dure
sans savoir
je ne peux pas
pourtant tu es là
la forme de ton corps
ta présence
ta pesanteur
ton odeur
le poids de ta tête
ta respiration
quelle est la différence entre une sculpture et moi ?
le battement de ton cœur
c’est ce que je pourrai dire à cette personne que j’ai été ?
que son cœur est comme avant ?
oui
et après ?
on ne sait pas
jusqu’au dernier moment
mouvement
on ne sait pas
après, on ne sait pas, quand ça finit
ni combien de temps dure la fin
quels geste restent
se déplacent
comment les faire
les refaire
différemment
et montrer, retrouver
ce que c’était qu’être
manquements
incapacités
impossibilités
douleurs
difficultés
dépouillée de tout
consciente du néant
je suis à la lisière
la limite
quelle épaisseur fait cette limite?
peut-on la mesurer ?
que puis-je faire
ne pouvant sortir de moi-même?
tu devrais te servir de cela
je ne distingue pas ce que je fais
de ce que je subis
aller
déambuler
s’affaler
tomber
se mouvoir allongé
ramper dans les buissons
les épines entrent dans la peau
état larvaire
je serai bientôt tout à fait figée
proche de disparaître
le tulle enrobe ma tête
recouvre la blessure comme
la terre recouvre la statue
je vais fermer les yeux
ce n’est que dans ma tête
la forêt sans fond
sans fin
dont on ne revient pas
où corps et ombre ensemble
s’engloutissent
toutes les voix dissoutes en une seule
chacune est une fiction
vision morcelée de la mienne
long soupir clair
non plus saccadé
de celle qui souffre
comment être
bouger
sortir
je voudrais
marcher
avancer
danser
jusqu’à l’épuisement
jusqu’à la mort
la mort de la maladie
bientôt je ne me rappellerai plus rien
sauf cette histoire
dont les images fictives
lumières du jour finissant
apparaissent dès que je ferme les yeux
NDLR — Dans le cadre du festival Bruits Blancs #, ce texte de Claire Fercak fera l’objet d’une performance en duo avec le musicien et compositeur ErikM, lundi 12 décembre, à 19h, à la BPI (Petite Salle, Centre Pompidou, 19 rue Beaubourg, 75004 Paris ; entrée libre).