Roman (extrait)

La faute

Écrivain

C’est l’histoire d’un imposteur, malgré lui. La vie a fait que, orphelin de mère à la suite d’un accident tragique, et privé de son père, un jeune garçon change de famille, de nom, d’identité, de tout. Alessandro Piperno, écrivain, universitaire et éditeur italien, est notamment l’auteur d’Inséparables (prix Strega 2012). Premières pages de son prochain roman, à paraître chez Liana Levi, traduit par Fanchita Gonzalez Battle.

1

 

Et les autres ? Oh, les autres étaient là pour le décor, comme les cactus dans les westerns.

Quant à moi, en brave petit animal incapable de concevoir d’autres mondes que la cage dans laquelle il vit reclus depuis toujours, je n’avais pas de raison de douter que l’univers se réduisait à ça : moi, lui, elle et les chers vieux barreaux qui rendaient la détention inexorable et les paysages aussi bouleversants.

L’école s’est chargée de miner l’intégrité de cette autarcie originelle : aussi étrange que cela paraisse, les vies de mes camarades, même les plus fades, grouillaient de grands-parents, de frères et de jeunes cousines romantiques.

C’est ainsi que j’ai commencé à me méfier des avantages de l’autosuffisance et à me poser beaucoup de questions du genre : qu’étaient-ils tous devenus ? Comment diable avaient-ils fini ?

À la manière dont mes parents en parlaient – ou plutôt évitaient le plus souvent d’en parler – notre lignée pouvait s’être éteinte depuis des millions d’années. Ce qui expliquait au moins pourquoi mon père maniait ses souvenirs d’enfance avec la circonspection que les paléontologues réservent aux fossiles ressurgis d’un passé préhistorique ; et pourquoi ma mère agissait comme si elle n’avait même pas d’enfance, de passé, d’histoire.

L’homme est un animal social. C’est Aristote qui le dit. Ipse dixit. Je veux bien, mais s’il avait eu des parents comme les miens, jamais il ne l’aurait dit. En revanche, rigide et pédant comme il l’était, il se serait méfié de la notion de « cocon familial », tellement inadaptée dans sa mièvrerie à décrire la tanière dans laquelle j’ai grandi : en ce qui me concerne, je ne me souviens pas de paille sur laquelle faire un somme ni de hamacs d’où profiter du coucher du soleil, mais seulement de lits défaits, d’obscures cavités prêtes à vous phagocyter. N’est-ce pas là, entre draps emmêlés et noir d’encre, que commencent les histoires ? Eh bien, je ne permettrai pas à celle-ci de faire exception, bien qu’elle me concerne si peu désormais.

 

 

2

 

Je n’étais guère plus qu’un oisillon la première fois que j’ai été certain que mon père gisait sur son lit raide mort. Et je ne m’étendrais pas autant si la nuit qu’il avait choisie pour mourir n’avait pas couronné le jour où il m’avait appris à vivre.

Je conserve de ce matin-là des souvenirs vagues et désagréables. Je sais qu’il avait débuté de la pire façon, marqué par l’instinct primaire que même une existence paisible et riche de satisfactions ne pourra pas apaiser : la peur. Puisque nous sommes en veine de confidences, laissez-moi dire que selon les critères draconiens qui régissent les sociétés enfantines j’étais un bel exemple de froussard.

Depuis des mois mes maigres ressources nerveuses étaient menacées par les brimades d’un suppléant. Entendons-nous bien, la seule matière dans laquelle excellait le nouveau maître, surtout si nous le comparions à son aimable prédécesseur, était l’art d’asséner des coups de poing avec une telle précision balistique qu’il obtenait le double effet d’incendier la nuque pendant des jours et blesser l’orgueil pour toute la vie.

Protégé quelque temps par la discrétion des lâches (le suppléant semblait s’acharner plus volontiers sur les excités), je m’étais fait l’illusion qu’en filant doux je n’aurais rien à craindre. Malheureusement, les jours passant, j’avais compris que ses poings n’appliquaient pas de critères spécifiques (sauf peut-être une attraction pédérastique pour les caboches masculines) et qu’il cherchait de nouvelles petites têtes innocentes à torturer. Ce n’était donc qu’une question de temps ; si le vieux maître ne se hâtait pas de revenir, son successeur trouverait tôt ou tard un prétexte pour m’écraser dans les règles. Je me serais attendu à tout sauf à ce que ce soit moi qui le lui fournirais, ce fichu prétexte, et précisément quand je me sentais en sécurité.

Un samedi, à la sortie de l’école, rassuré à la vue de la Renault 5 jaune moutarde de ma mère, j’avais jugé bon de bousculer Demetrio Velardi, mon voisin de banc ; pris par surprise il était tombé en avant et s’était écorché le genou. Il m’avait crié : « Tu es fou ! » en attirant l’attention de tout le monde.

C’est alors que je me suis rendu compte que ma bravade avait eu lieu sous le regard impassible du suppléant. Et comme il n’y a pas de limites à l’imprudence je l’avais regardé d’un air qu’une brute d’une telle susceptibilité allait forcément interpréter de la pire façon. Ainsi l’avais-je vu serrer le poing (du moins m’avait-il semblé) ; j’avais vu ses lèvres articuler quelque chose (aucun doute là-dessus) ; et ses yeux trahir l’impatience de celui qui va devoir attendre tout un week-end pour obtenir satisfaction.

Une plaisanterie si l’on considère que le retour du vieux maître, prévu pour le mardi suivant, allait sanctionner la chute d’un régime sanguinaire et le rétablissement de la démocratie et de la certitude du droit. Telle était l’atmosphère dans laquelle avait commencé la fin de semaine la plus sombre de mon enfance.

On pourra s’étonner que jusqu’ici je n’aie pas encore informé mes parents des dangers qui planaient sur leur fils unique. Mais il faut se rappeler qu’en fait il ne s’était rien passé, pas encore : même si j’avais trouvé le courage de m’ouvrir à eux, je n’aurais pas pu leur fournir d’éléments concrets, à moins de considérer comme tels la kyrielle de déductions et de pressentiments dans laquelle je me consumais. Par ailleurs, si mes parents n’étaient pas de ceux qui tiennent à instaurer un dialogue franc et égalitaire avec leur progéniture, j’étais le morveux introverti classique sinon vraiment habitué au mensonge, néanmoins irrémédiablement enclin à l’omission.

En tout cas, désespéré comme je l’étais, je me suis demandé s’il n’était pas temps de me débarrasser de certaines réticences stupides et de vider mon sac. Non que je me sois attendu à une intervention directe. Il aurait suffi de ne pas m’envoyer à l’école. Pas pour toujours. Rien qu’une journée, ce lundi de cauchemar. À partir du lendemain, je le jurais, plus jamais d’absences. C’était trop demander ? À l’évidence, oui, puisque je n’avais même pas réussi à provoquer une discussion.

J’ai passé le dimanche à ruminer sur des moyens pour tout dire semi-licites, du thermomètre secoué à la fugue grand style. Dommage que j’aie été réfractaire à la malignité et aux gestes spectaculaires, et cela non pas à cause d’une irréprochabilité précoce mais de la certitude, dont je ne me libérerais plus, que le monde n’attendait que l’occasion propice pour me démasquer. Bref, cette rumination incessante n’a rien produit d’utile si ce n’est la conscience du fait qu’il n’existait pas de plan B génial capable de me soustraire à un destin inéluctable. J’ai veillé comme un condamné qui vit les dernières heures qui le séparent de son exécution, incapable de regarder ailleurs que dans le couloir qui mène à l’échafaud.

C’est seulement le lundi matin que mon instinct de survie a frappé un coup en prenant la forme d’une protestation insolente et vague : non, je ne voulais pas aller à l’école, pas ce jour-là, impossible !

C’était la première fois que ma mère m’entendait accumuler un nombre aussi inconsidéré de négations. En personne directe et rationnelle qu’elle était, elle exigeait un motif – c’est-à-dire la seule chose que j’étais incapable de lui donner – après quoi, peut-être, elle aurait pris en considération l’éventualité de céder à mon caprice déraisonnable. Dieu sait combien j’aurais voulu le lui fournir ; mais une force supérieure, interne et digne des bas-fonds par certains côtés, m’ordonnait de me taire. D’une part je n’aurais pas su par où commencer, d’autre part le châtiment infligé aux infâmes pouvait se révéler plus sévère et exemplaire que la punition ordinaire. Ne restait que la reddition inconditionnelle : j’irais à l’école affronter une peine que je me persuadais de plus en plus de mériter à mesure que je la pesais.

J’étais sur le palier, près de l’ascenseur, je tremblais de tous mes membres, l’estomac tordu, quand mon père a décidé qu’il devait intervenir.

« Et si aujourd’hui je m’en occupais, qu’en dis-tu ? » a-t-il lancé avec sa nonchalance habituelle.

Méfiante, ma mère lui a demandé : « De quoi parles-tu ?

— De l’emmener à l’école.

— Excuse-moi, tu n’attendais pas un client de Civitavecchia ?

— Il attendra. Combien de temps veux-tu que ça prenne à cette heure-ci ? Ce n’est rien. Nous allons au café, je le calme un peu, nous bavardons entre hommes et ensuite, zou, à l’école. Allons, comme ça tu te calmes toi aussi et tout le monde est content. »

J’aimais bien que ce soit lui qui m’emmène à l’école. Si la veille au soir ce n’était pas si difficile de lui arracher la promesse de le faire, au matin il était bien plus difficile de la lui faire tenir. J’imagine qu’une telle inconséquence était l’effet de l’habitude, contractée dans sa jeunesse, de prolonger la soirée et, puisqu’il y avait du vin, de s’en permettre quelques verres de trop. Deux défauts qui, outre qu’ils rendaient ses réveils sacrément compliqués, mettaient en danger sa crédibilité en tant que père.

En tout cas, j’adorais que ce soit lui qui me promène en voiture à travers la ville. Ne serait-ce que parce que dans ces rares occasions il était toujours jovial et insouciant. Tout d’abord il nous faisait écouter une cassette des succès qui avaient marqué son adolescence. Ensuite il s’accordait un saut dans un bar typique du Trastevere ; entre crémerie et boulangerie, symbole d’une Rome déjà décadente, dès l’aube sortaient du four des maritozzi tellement parfumés et dorés que leur arôme se répandait au-delà du pâté de maisons et suggérait au passant l’idée qu’il n’existait rien de plus délicieux dans la vie que le matin.

Et pourtant, tout en sachant combien le parcours pouvait être merveilleux, j’étais certain que cette fois il n’aurait pas les effets bénéfiques habituels, ou en tout cas pas assez pour me détourner de l’idée fixe qui m’oppressait.

Du reste, en dépit de ce qui était prévu, je n’ai eu de papa ni légers reproches, ni intermède musical, ni aucune sorte de réconfort. Il a filé droit vers son but, aussi implacable que la condamnation à mort qu’il contribuait à appliquer. Ce n’est qu’au feu rouge, à une centaine de mètres de l’école, qu’il s’est tourné vers moi et m’a dit extrêmement sérieux : « Tu sais quoi ? Aujourd’hui je n’ai vraiment aucune envie de travailler. Toi si ? Sûr ? Merde, tu es pire que ta mère, un vrai stakhanoviste. »

Épuisé par le poids sur ma poitrine qui me coupait le souffle, je n’ai prêté aucune attention à ce qu’il disait. Et même si je l’avais fait, je n’aurais pas compris grand-chose.

Il a poursuivi, en passant la première et en repartant lentement : « Je parle sérieusement. Regarde cette journée ! Par un temps pareil le travail devrait être interdit. »

Il s’est rangé devant notre destination et a coupé le moteur. C’était ce moment que nous connaissons tous ou que nous avons tous connu, quand toute une communauté de sales marmots et une poignée d’adultes hors d’haleine se pressent dans des cours tristes, trop petites, congestionnées ; elle parle fort, se tait, court, rit, boude. Bientôt le lieu se videra, le silence prendra le dessus, mais quelque chose de ce chaos restera dans l’air comme une espèce de spectre immortel.

« Tu ne dis rien ?

— Qu’est-ce que je dois dire ?

— Qu’est-ce que j’en sais, je t’ai demandé si tu avais envie de travailler. »

Comment ne pas le regarder avec méfiance ? Qu’est-ce que c’était ? Une plaisanterie ? Une façon indirecte de me gronder ? Ce qui me surprenait c’était le sérieux avec lequel il exigeait une réponse qu’il était absurde d’attendre d’un enfant. De plus en plus troublé, j’ai secoué la tête négativement, lentement et catégoriquement ; quelle question ! Si mon travail consistait à aller à l’école, alors non, je n’avais pas envie de travailler. Sans me donner le temps de bien comprendre, il a remis le contact et avec une accélération à sa façon il a laissé mon cauchemar derrière nous.

Quand vous recevez des cadeaux inattendus, inimaginables un instant plus tôt, vous préférez instinctivement ne pas trop y croire, surtout s’ils sont dus au geste capricieux et mystérieux d’un adulte. Cela explique pourquoi je ne me suis pas laissé emporter par les bénéfices immédiats du miracle en cours, comme si j’avais du mal à le considérer comme tel. Mais cela explique encore mieux pourquoi, avant de me laisser aller au soulagement et à l’euphorie, j’ai attendu que le paysage urbain change radicalement, que mon père mette la cassette de Three Steps to Heaven d’Eddie Cochran dans le lecteur et que fidèle à l’engagement pris il me donne la garantie irréfutable que j’étais en sécurité : « Ne t’inquiète pas, la puce, j’en parle à la vieille. J’inventerai quelque chose. »

C’était un de ces matins de décembre inimaginables ailleurs que sous nos latitudes, dans ce coin tempéré du monde : bien que Noël à nos portes exige (même du climat) un comportement plus austère, l’air est encore tiède et parfumé ; la lumière vous enveloppe comme si l’automne déclinant, talonné par son sombre jumeau hivernal, voulait donner une dernière démonstration touchante de prospérité.

Désormais la ville était derrière nous, face à nous une grande route tortueuse, bordée d’arbres, plutôt vide pour un jour de semaine. Jusqu’à ce qu’apparaisse la bande d’argent d’une mer étincelante.

Je serais un bel hypocrite si dans cet accès de lyrisme rétrospectif je disais que j’avais un faible pour les excursions balnéaires. Eh bien non, ce n’était pas le cas. Contrairement à mes contemporains et bien que j’aie eu quelque scrupule à me l’avouer, la vie à la plage n’était pas du tout faite pour moi. L’interaction entre la pâleur héritée de papa et la pruderie maternelle ne ferait jamais de moi un surfeur.

Mais ce matin-là l’apparition de la mer, peut-être parce qu’elle était à la fois imprévue et lointaine, avait été résolument romantique, tout comme son éclipse soudaine et momentanée. Disparue derrière la pinède dans laquelle nous avions pénétré après avoir garé la voiture sur un terrain ombragé la voilà qui réapparaissait, après un voyage discret entre frondaisons, sentiers, broussailles humides, dans toute son impassibilité, dense, infinie.

Il n’y avait ni installations, ni habitations, ni endroits où se restaurer, et personne à perte de vue. Sans la présence du pétrolier au mouillage on aurait pu croire que le voyage que nous avions entrepris, plus que couvrir un espace particulier, avait défié les lois du temps en nous conduisant dans une lande préhistorique vierge. Passionné comme je l’étais par les monstrueuses créatures du pléistocène, je n’aurais pas été surpris si soudain le dos d’un mégalodon avait surgi des eaux. En réalité j’allais devoir attendre de longues années avant de saisir la nature paradisiaque de ce voyage. Pour l’instant, mes impressions se fixaient sur le soleil de confiance et de joie qui au moment le plus difficile avait commencé à éclairer l’horizon noir de mon enfance.

Et dire que je m’étais résigné à croire que les punitions corporelles du suppléant faisaient partie d’un ordre inéluctable, d’un rite d’initiation virile auquel se soumettre le plus tôt possible, comme un vaccin ou une séance chez le dentiste. Au lieu de quoi me voilà indemne et heureux dans le lieu le plus formidable, le plus sauvage et enchanteur que j’aie jamais vu.

Sur le sable, un pied déjà dans l’eau, papa m’a dit qu’il avait à peu près mon âge quand son père l’avait emmené pour la première fois pêcher le marbré dans cette lagune écartée.

Dans d’autres circonstances j’aurais peut-être été surpris. En fait, il n’était vraiment pas du genre à ressasser le passé. Mais soudain ses souvenirs filiaux acquéraient urgence et vérité, peut-être à cause du paradoxe temporel qui planait sur nous tel un enchantement. Mon grand-père était pêcheur ? Pas concessionnaire de voitures, comme on me l’avait dit ? Pourquoi pas. Il suffisait de regarder autour de nous pour comprendre que c’était non seulement possible mais carrément probable. Pour autant que je sache, la voiture la plus proche était celle de mon père, garée dans une clairière inaccessible à quelques kilomètres de là. Pas question de voitures. Tout bien réfléchi, dans un endroit pareil, il n’y avait pas d’autres moyens de gagner honnêtement sa vie que la pêche. Aussi, enivré par l’odeur saumâtre des algues et par la vue des troncs gris qui parsemaient la plage, il m’était beaucoup plus difficile de comprendre comment mon père, le fils d’un pêcheur de marbrés, pouvait avoir fini par vivre dans un appartement en location dans la périphérie est de Rome, frappé par une pénurie financière chronique, joignant les deux bouts comme représentant d’électroménager, avec une épouse qui enseignait les mathématiques dans un bon lycée du centre et un fils lâche et inadapté.

« Tu sais, quand il était sobre, ton grand-père c’était un marrant. »

C’est ainsi qu’il s’est mis à me parler de son père, avec un mélange de rancœur et d’indulgence qui a fini par me gagner. Soit parce que j’étais sujet aux élans affectifs, soit parce que finalement il s’agissait du seul grand-père dont je disposais, il m’a été facile d’imaginer ce buveur, mort avant ma naissance, en patriarche d’une lignée antique de pêcheurs, d’une tribu balayée par l’Histoire. Alors comment savoir si cette plage secrète n’en était pas l’ultime trace, d’autant plus vénérable qu’elle était difficile à dénicher, rude d’accès, tellement triste à laisser derrière soi.

 

 

3

 

Seule la névrose infantile peut expliquer comment la gratitude que mon père avait su m’inspirer ce jour-là s’est transformée en pleine nuit en certitude de ne plus le revoir.

L’image de son corps rigide à côté de celui, chaud, de ma mère suffisait déjà à me glacer. À cela s’ajoutait qu’à une époque il m’avait été d’abord vivement déconseillé puis soudain interdit de me glisser dans leur chambre en pleine nuit. Je savais que c’était elle qui avait pris cette décision présentée comme adoptée d’un commun accord et que lui l’avait acceptée telle que je devais la subir : sans comprendre et sans broncher. Et comme enfreindre un précepte sanctifié par les années où je n’avais pas osé le transgresser était au-dessus de mes forces d’enfant docile, soumis à l’autorité maternelle, autant rester là, sur le pont, livré aux flots tempétueux de l’imagination.

De l’autre côté du mur, il n’existait plus, pas tel que je l’avais connu ; elle ne le savait pas encore, et mieux valait ne pas penser à sa réaction quand elle le découvrirait. Quant à moi, pourquoi se faire des illusions ? Jamais je n’aurais le cran de franchir la distance dérisoire qui me séparait de la chambre voisine : un pas et le sol aurait cédé, un clic pour que la faible lumière du couloir réduise la planète en cendres.

Admettons même qu’au mépris des consignes et des conséquences j’aie trouvé le courage de quitter la tranchée et d’avancer en terrain hostile, comment régler à ce stade – avec l’ennemi, bien entendu, mais avant tout avec moi-même – la sortie irrégulière dans le camp adverse ?

Et tout ça à cause de Mme Velardi, la mère de Demetrio, mon meilleur ami depuis le cours élémentaire ; du cancer du pancréas qui l’avait dévorée en quelques semaines et de deux questions que ce massacre avait laissées en suspens :

— le mot « pancréas », qui encore aujourd’hui, peut-être à cause de sa finale sifflante, m’épouvante et m’horrifie ;

— voulait-on vraiment me faire croire que la femme d’intérieur attentionnée qui les après-midi d’hiver nous gavait de crème pâtissière et de sablés était là, serrée dans la caisse d’acajou comme du thon en boîte, dans sa plus jolie petite robe de soie un peu trop décolletée pour les courants d’air éternels ?

Pour me protéger de cette rafale de gel funèbre je repensais à notre matinée à la plage ; mais aussitôt après s’est insinué le souvenir beaucoup moins heureux du moment où ce même soir il était venu me voir dans ma chambre. Selon le rythme rigide des horaires enfantins (au lit à neuf heures pile, interdiction de négocier), il devait être très tard. Tout compte fait, me tourmenter avec le souvenir de notre rencontre récente, durant laquelle j’avais donné le pire de moi-même, se révélait bien plus commode que de courir vérifier s’il n’y en avait pas d’autres.

Dieu sait pourquoi l’accueil que je lui avais réservé avait été tout sauf joyeux. Peut-être à cause de ce goût de la joute qui évidemment ne me venait pas de lui. Mon père était là, assis au bord de mon lit, impatient de mettre le nez dans le creux soyeux entre mon cou et ma clavicule. Devant lui, après deux heures de sommeil, ma petite caverne, comme il l’appelait, était douce, odorante, chaude comme un vison : une drogue dont il n’aurait jamais voulu se désintoxiquer. Parfois, avant de disparaître dans la lumière d’où il était venu il m’intimait l’ordre de ne prendre aucun engagement pour le dimanche. Je n’avais pas oublié, n’est-ce pas ? Il voulait m’emmener dans cette boutique minuscule de Porta Portese tripoter des guitares d’occasion et des disques d’importation, bref, dans un de ces nombreux endroits épatants qu’il était seul à connaître.

Cette fois je ne l’avais pas laissé ouvrir la bouche. Mort de fatigue, éreinté par les dernières nuits de cauchemar et la matinée à la plage, je voulais seulement m’écrouler, bercé par la certitude que le suppléant avait disparu de ma vie pour toujours.

« Bien reçu, la puce. Allez, on se voit demain. »

Avec quelle voix il l’avait susurré ! De celui qui, sachant qu’il n’a pas d’autres dimanches à sa disposition, ne se fait aucun scrupule de le cacher, à toi comme à lui-même ?

Dans mon souvenir, en pleine nuit, c’est ainsi qu’il m’apparaissait. Mais allez vous fier aux souvenirs, et aux ténèbres, donc ! À ce moment-là elles me faisaient penser qu’avant qu’il ne s’esquive honteusement, quelque chose de très semblable à une commotion était sur le point de bouleverser ses repères. La seule idée de l’entendre geindre m’indignait. J’ai repensé au matin où je l’avais surpris dans son bain : jusqu’au menton dans l’eau brûlante, l’uretère déchiré par les calculs, défiguré par la grimace de celui qui attend l’élancement fatal ; en me voyant entrer il avait esquissé un sourire trop proche du rictus, mais grâce au ciel, sans larmes.

Et maintenant il avait le cafard à cause d’un gamin qui s’opposait à lui ? Pourquoi pas, si le morveux en question était son fils unique, et que ce qui venait de se passer – dans quel triste malentendu – avait tout d’un adieu ?

Après tout, il voulait seulement sa dose de petite caverne, le dernier repas du condamné à mort. J’ai pensé que peut-être, vu les circonstances, et j’en ai eu le cœur serré, les cajoleries habituelles ne suffisaient pas. Peut-être avait-il le droit d’exiger davantage. Ou peut-être même ne s’agissait-il pas de cela mais de tout autre chose. Peut-être était-il là pour démontrer que personne depuis que j’avais mis les pieds sur terre n’avait su me montrer autant de sollicitude, et que probablement, attendu que son heure était arrivée, personne ne saurait plus le faire… En tout cas, ce qu’il avait obtenu c’était le grognement permanent d’un froussard ingrat.

Parfois un délit sans coupables peut être tellement exaspérant que pour ne pas le laisser impuni nous préférons nous en charger nous-mêmes, au besoin en falsifiant des preuves et en menaçant des témoins. Faute de pouvoir m’attribuer un forfait précis, je me suis accusé de ne pas avoir été près de lui quand il en avait eu besoin, d’avoir sous-estimé sa demande de réconfort, légitime et pourtant si discrète ; de ne pas lui avoir rendu avec la promptitude souhaitée, ni avec la délicatesse appropriée l’inestimable cadeau qu’il m’avait fait le matin même. Autrement dit, d’avoir dérogé à mon devoir filial en gâchant les derniers instants de cette idylle unique, inégalable.

C’est à peu près à ce moment-là, quand j’étais accablé de remords, pris de panique, tourmenté par l’image de la petite caverne abandonnée à jamais, que l’idée m’a transpercé, la plus triste que j’aie jamais eue : parmi les rares bonnes choses de ma vie papa avait été de loin la meilleure. Quel dommage de ne pas le lui avoir dit.

C’est ainsi que pleurnichant, écrasé sous le poids d’une réticence irrémédiable, fort du châtiment qui m’attendait dans la pièce à côté, j’ai été en mesure de larguer les amarres et défier la haute mer. Avançant à tâtons dans le noir absolu, ballotté par les sombres courants de l’anxiété, je tremblais sur le seuil de la porte interdite ; jusqu’à ce que, à un pas de la vérité, je sente ma tête se vider, le souffle me manquer, mes membres céder, comme le naufragé qui se laisse noyer.

Et plus jamais par la suite le ronflement bienheureux d’un dormeur ne me redonnerait du courage et ne me torturerait de cette façon.

Alessandro Piperno, La Faute, traduit de l’italien par Fanchita Gonzalez Battle, © Éditions Liana Levi, 2023.

En librairie le 5 janvier.

 


Alessandro Piperno

Écrivain, Professeur de littérature française à l’Université Tor Vergata de Rome