Roman (extrait)

Assemblage

Écrivaine

« Sois la meilleure. Travaille plus, travaille mieux. Mais aussi, sois invisible, imperceptible. Ne gêne personne. Ne t’insère pas dans le courant de l’Histoire. Deviens de l’air. Ouvre les yeux. » La narratrice est une jeune femme britannique noire. Elle fait carrière en entreprise, réussit, sait rester discrète. Invitée à la garden-party familiale de son petit ami, elle examine l’assemblage des facettes de sa personne et une possible liberté. Natasha Brown a écrit ce premier roman remarqué, à paraître chez Grasset, traduit par l’écrivaine Jakuta Alikavazovic. Premières pages.

Ceci non plus n’a aucun sens,
une course après le vent.

Tout va bien

Faut que tu arrêtes, dit-elle.

Arrêter quoi, on fait rien. Elle a eu envie de le reprendre. Il n’y avait pas de « on ». Il y avait lui le sujet et elle l’objet, mais lui, il a dit écoute, pas la peine de t’énerver pour rien.

Souvent elle s’installait dans le dernier cabinet, dans les toilettes des femmes, et elle fixait la porte. Parfois elle restait là, comme ça, durant toute la pause déjeuner, elle attendait de chier ou de pleurer ou de trouver la force de retourner à son poste.

Il la voyait, à son poste, depuis son bureau à lui, et il l’appelait régulièrement pour commenter ce qu’il voyait (et ce que ça lui évoquait) : ses cheveux (indomptables), sa peau (exotique), son chemisier (qui les contenait à peine, ses seins).

Au téléphone, il lui ordonnait de petites choses. Ce qui l’humiliait davantage que les choses plus importantes qui finissaient par suivre. Malgré tout, elle brandissait l’agrafeuse comme il lui avait dit de le faire. Descendait son verre d’eau d’une traite. Crachait son chewing-gum dans sa main.

Elle était sortie déjeuner avec ses collègues. Six hommes d’âges, de corpulences et de tempéraments variés. Ils avaient commandé quatre nigiris de bœuf et, durant le repas, évoquèrent de temps en temps la situation dans laquelle elle se trouvait, par de vagues allusions et des remarques accusatrices.

L’un des plus âgés, un gros, collier de barbe grisonnante encadrant ses fines lèvres roses, posa sa fourchette pour s’exprimer franco. Il commença lentement : il savait qu’elle n’était pas du genre à en profiter. Il le savait, oui, il le savait. Voilà, il s’interrompit pour ménager son effet et savourer l’excitation que ça lui causait, de lui dire ses quatre vérités, à la fille. Mais – mais quand même, elle devait bien l’admettre, qu’elle avait un avantage sur lui et sur les autres, à cette table. Elle pouvait quand même l’admettre, ça, pas vrai.

Un grand sourire, il ouvrit grand les bras et se radossa à son siège. Les cinq autres la dévisageaient, certains opinant du chef. Il reprit sa fourchette, engouffra de la viande crue dans sa bouche.

Son bureau était vitré sur trois côtés. Des postes de travail en enfilade à droite comme à gauche, une vue panoramique pour les spectateurs. Elle, sur le devant de la scène. Lui, assis, qui lui parlait avec grande animation.

Il espérait qu’elle ferait preuve de maturité, dit-il, et de reconnaissance. Il se levait de sa chaise, marchait vers elle, la frôlait, même si le bureau, spacieux, lui laissait bien assez de place. Elle ferait mieux de se concentrer sur l’essentiel, son avenir, le poids qu’avait sa parole, ici. Tout ceci, il le dit en ouvrant la porte.

Ce n’était rien. C’est ce qu’elle pensa alors, comme elle le pensait tous les matins. Elle boutonna son chemisier et le pensa, puis enfonça de petits clous d’oreille dans ses lobes. Elle le pensa en remontant ses cheveux en un chignon bien net, le visage nu, et en lissant sa jupe crayon grise, au tissu empesé.

Elle le pensa en mangeant, alors qu’elle oubliait de goûter la nourriture ou d’avaler.

Elle essaya de mâcher. Ce n’était rien. Elle aboya que ça allait, puis se radoucit, embrassa le salon du regard. Demanda à sa mère comment sa journée s’était passée.

Un dîner, en sortant du bureau, qu’elle avait accepté. Devant le restaurant, avant d’entrer, il l’attrapa par les épaules et colla sa bouche ouverte sur son visage.

Elle regarda ses paupières tressaillir, se fermer, alors que sa langue, lente, poussait, cherchait la sienne. Elle se représenta son propre corps, membres pliés, rangé dans une caisse. Il recula d’un pas, sourit, lâcha un petit rire, baissa les yeux sur elle. Lui toucha le bras, puis les doigts, puis le visage. Tout va bien, lui dit-il. Tout va bien, tout va bien.

 

Comment c’est

 Non, mais à la base. Tes parents, ils viennent d’où. D’Afrique, non ?

Le truc, c’est que je suis ici depuis cinq ans. Ma femme – sept, huit. On travaille, on paie nos impôts. C’est l’Angleterre qu’on soutient pendant la Coupe du monde ! Donc quand le gouvernement nous a dit qu’il fallait nous enregistrer, nous a dit de télécharger cette appli et de payer pour nous enregistrer, ça nous a fait mal. C’est chez nous, ici. On s’est plus sentis les bienvenus. C’est comme si on te disait à toi : Retourne en Afrique. Imagine, si on te disait : Non non, t’es pas une vraie British, retourne en Afrique. Voilà comment c’est.

Je veux dire, c’est – enfin bon, tu sais. Bien sûr que tu comprends. Tu peux comprendre tout ça d’une façon qui échappe aux Anglais.

 

Après le digestif, il se lâche

Elle comprenait la colère d’un homme qui lui-même comprenait, sentait dans sa chair, dans ses os, dans son sang et dans sa peau qu’il était fait pour diriger un géant, immense, imposant, sur lequel le soleil jamais ne se couchait. Parce qu’il faisait nuit, à présent, et qu’il était bourré. Il se sentait tout petit, juste une bouche, peut-être. Une lèvre ou une dent ou une papille enflammée sur une langue blanche et sèche, luisante de phlegme vers le fond, près de la gorge. La gorge d’un homme à la bedaine pendante, à la chevelure dégarnie coupée ras. Donc, quand cette bouche s’ouvrit pour lui cracher son vitriol au visage, mettant certains des convives un peu mal à l’aise, elle comprit la source de sa colère, même si elle en était la cible. Elle attendit que son téléphone vibrât pour prendre congé et – dans l’intervalle – calmement, poliment, elle le comprit.

 

 

ASSEMBLAGE

 

C’est une histoire. Avec des défis. Avec du labeur, de l’huile de coude, des manches retroussées, une peine qu’on ne ménage pas. On se hisse. On surmonte, on transcende, et cetera. Vous connaissez la chanson. Ce n’est pas ma vie, mais elle est projetée, illuminée, dans mon dos où elle fait deux mètres de haut et moi, je l’insuffle aux visages tendres, malléables, penchés vers l’avant, au-dessus des épaules en uniforme scolaire. Je récite ma vieille rengaine comme autant de secrets tout neufs. Image suivante. Des faces immenses, diverses, souriantes désignent des graphiques, échangent des poignées de main et des saluts derrière moi. Le projecteur ronronne et leurs sourires se transforment pour devenir le logo rugissant de la banque. Temps de conclure. Je balaie du regard les rangées d’écolières. Je les remercie de leur attention avant de prendre quelques questions.

L’une d’elles demande si je vis dans un château.

Quel succès, me dit la coordinatrice du programme et la principale opine, sous sa coupe au bol frisottée, grisonnante. Ses lèvres tendues s’écartent, révélant des dents jaunies par le café. Nous descendons par le petit escalier de derrière et je suffoque, c’est l’air chaud, et cette odeur scolaire de légumes bouillis. La principale me remercie d’être venue, elle dit que les filles ont puisé dans mes propos une vraie inspiration. Des cris, des rires, et un brouhaha sonore, mélodieux, résonnent autour de nous tandis que les élèves quittent la grande salle, se déversent dans les couloirs bétonnés. Une vraie inspiration, vraiment, dit-elle.

Au bureau, quand je rentre, Lou n’est pas encore là. Il débarque rarement avant onze heures. Comme si, chaque matin, une médiocrité toute fraîche s’arrachait à l’océan, se traînant sur les rochers mousseux, le sable, puis se laissait pousser des appendices qui moulinent et s’étirent, se transforment et se tordent pour devenir des membres durant cette progression sur la terre ferme, jusqu’à ce qu’enfin, pleinement formé, Lou ! débarque dans le hall sur ses deux pieds plats dans ses souliers lustrés. Brillant, trépignant, attendant l’ascenseur qui rallie notre étage. Opinant du chef, écouteurs Beats glissés dans les oreilles. Lui ne s’est jamais laissé embringuer dans tout ça. Je donne ces conférences – lycées et universités, tables rondes féminines et salons de recrutement – toutes les quelques semaines. Ça va avec mon poste. La diversité doit être vue. À combien de femmes, à combien de filles ai-je menti ? Combien ont vu mon visage souriant louer telle ou telle entreprise, ou cette industrie-ci, ou cette université-là, cette vie ? Pareilles questions n’ont rien de constructif. Je dois rattraper les heures perdues de la matinée.

 

Une grande partie de mon enfance, j’ai vécu à côté d’un cimetière. Par les fenêtres de devant, je regardais les processions funéraires qui serpentaient dans la rue : chevaux noirs suivis de corbillards noirs suivis de voitures normales de diverses couleurs. Parfois un homme menait la marche en haut-de-forme, canne à la main. Puis les gens : ils sortaient des voitures et des corbillards et se rassemblaient, portant des couronnes, portant des chapeaux. Portant des cercueils, aussi, j’imagine. Ça, je ne me souviens pas l’avoir vu. Ils se rassemblaient près des monticules de terre fraîchement creusée et attendaient, couronnes bien empilées à leur côté, ou bien ils faisaient le pied de grue, des fleurs dans les bras. Ou dans les bras les uns des autres. De petites créatures lointaines, qui se blottissaient en quête de réconfort. Je regardais d’en haut.

 

L’an dernier, j’ai acheté le dernier étage d’un immeuble de style géorgien, dans un quartier qui monte. Les deux autres appartements sont loués par des couples plutôt jeunes, angoissés. Une dispute tendue sur la question du volume sonore s’envenime chaque soir entre eux.

Les invraisembablement nommés Adam et Evie sont au rez-de-chaussée. Quand nous nous sommes croisées dans la cage d’escalier, Evie s’est présentée en premier comme la petite amie d’Adam. Elle a écarté les fins cheveux blonds de son front et m’a dit qu’elle travaillait dans l’édition. Quand la musique est trop forte, elle frappe à la porte du dessus et les implore de s’il vous plaît, baisser. Juste un chouïa. Les éclats de son exaspération en cristal taillé montent jusqu’à mon étage.

L’autre couple est maussade, reclus. Le verbe rare, même si j’ai entendu leurs barissements enthousiastes sur fond de rock des années 1990. Elles sont jolies toutes les deux ; des brunettes aux traits fins, aux petits pieds. Deux paires de minuscules chaussures de foot boueuses sèchent devant leur porte d’entrée tous les jeudis matin.

Les rythmes familiers de nos vies empilées sont devenus une forme de proximité.

 

Au travail, je pense à cet appartement comme les parents se languissent des bouilles souriantes de leurs enfants, encadrées et exposées parmi les papiers et les tasses, sur leur bureau. Mon amie Rach – petite, gâtée, énergique – fait peu de cas de son logement, dans une banlieue verdoyante, à l’ouest de Londres. Elle dit qu’elle veut une maison plus grande, un meilleur petit ami, plus d’argent ! Toutes ces choses, elle les veut sans honte ni subtilité, et je suis à la fois apeurée par son appétit et admirative. Le mien a disparu. J’ai sombré trop profond, entraînée plus profondément encore par une tension larvée, tortueuse, entravant mes membres. Malgré tout, je retiens mon souffle.

Qu’y a-t-il d’autre ?

Des générations de sacrifice ; un dur labeur, des vies plus dures encore. Tant de souffrance, tant de privations, tant – pour cette opportunité. Pour ma vie à moi. Et j’ai essayé, j’ai essayé d’être à la hauteur. Mais après des années de lutte, à batailler contre le courant, je suis prête à baisser les bras. À ne plus me débattre. À inspirer l’eau. Je suis épuisée. Peut-être qu’il est temps de la finir, cette histoire.

Ah – voilà Lou.

Natasha Brown, Assemblage, traduit de l’anglais par Jakuta Alikavazovic, © Éditions Grasset & Fasquelle, 2023.

En librairie le 11 janvier.

 


Natasha Brown

Écrivaine