Roman (chantier)

L’explosion

Écrivain, Journaliste

Quelques mois après la parution du Tumulte (Éditions de l’Olivier, prix France-Liban), Sélim Nassib nous a confié un chapitre de son prochain roman. Un roman qui pourrait s’appeler Éclats. L’explosion qui a dévasté Beyrouth le 4 août 2020 a envoyé en l’air des vies, souvenirs, histoires d’amour. Qui sont retombées dans le plus grand chaos, à l’image des multiples facettes et des désordres intérieurs composant cet interminable conflit.

Le préfixe +961 s’inscrit sur l’écran de mon portable. On m’appelle de Beyrouth, c’est-à-dire de l’enfer.

Déformée, enrouée, carrément démente, il me faut plusieurs secondes pour reconnaître la voix de Yousra : « … La seconde d’après, je suis débris parmi les débris, plongée dans un brouillard d’où émergent des visages pâles et des corps blessés. Je les regarde, étrangement indifférente. Leurs bouches sont ouvertes, peut-être qu’ils hurlent, couverts de sang. Mais j’ai les tympans qui sifflent en continu, je n’entends rien, je n’y suis plus. Y aura-t-il une autre déflagration ? De quel côté faudra-t-il courir ? Et d’abord, quelle est cette chose qui vient d’exploser dans nos corps mêmes ? Ça s’est passé ici, dans ce lieu, nulle part ailleurs. Mais ces pensées glissent rapidement et me quittent. C’est l’état de choc, je me dis. Je me sens lasse, je m’en fous un peu. Ma logique s’est brisée, tout comme la géométrie du café. Murs et plafond semblent confondre le haut et le bas, portes et fenêtres sont sortis de leurs gonds, tables et chaises se mélangent les pieds. Tout est brisé, plus rien n’est à sa place. Je réalise que je suis à plat ventre, le souffle court, occupée à contempler le joli carrelage en losanges du sol, seul élément de stabilité dans ce paysage abstrait. Il me rassure. Sans y penser, mes mains parcourent mon corps de la tête aux pieds – mais il n’y a rien, aucune trace de sang, rien de cassé. Je suis indemne. Couverte de poussière et de gravas mais indemne. Mon amie a disparu, je ne la vois nulle part, qui était-ce déjà ? Elle a dû courir vers le fond du café alors que je suis couchée pas loin de l’entrée. A-t-elle été touchée ? Il faudrait aller voir. Et soudain, je l’oublie. C’est très étrange, Sofia. Au lieu de penser à elle, je ne pense rien. Il y a quelque chose de très lent et de très calme en moi. C’est idiot. Je me lève et tente en vain de dégager mon sac écrasé par la table en fer que l’explosion a tordue, comme si sortir avec mon sac à main


Sélim Nassib

Écrivain, Journaliste