Nouvelle

Camouflage

Écrivaine, réalisatrice, scénariste

D’une certaine manière, comme dans Le Chant du poulet sous vide, comme dans GPS, les romans de Lucie Rico, il est question ici d’embrouiller la réalité et la fiction. Ou encore l’ordinaire et l’absurde. Une nouvelle inédite et surprenante.

Face à nous : la mer.

Sous nos pieds : le sable blanc, chaud ; granuleux.

Dans notre dos : la forêt, jungle ou garrigue, un assemblage de plantes qui n’a pas su sur quel climat pousser, qui semble s’être dit, pourquoi pas là ? On pourrait aussi voir dans cette forêt de bord de mer une création humaine. Des hommes, femmes et enfants auraient craché là les noyaux de leurs fruits préférés, et alors cette forêt serait issue de préférences gustatives plutôt que d’une contrainte géologique.

Malgré ces origines douteuses, les animaux ont trouvé là un habitat. Un perroquet s’envole d’un arbre pour aller se poser sur un autre, suivant toujours le même chemin, migrant perpétuellement entre deux arbres. Des bruits feutrés suggèrent des pattes de fauves. Une tortue vient de quitter la végétation, elle se dirige vers la mer, sans bruit. D’autres animaux sont cachés, je le sais. Sur la brochure il était noté : une faune exceptionnelle. Si nous avons de la chance, si nous sommes assez silencieux, tous viendront se baigner avec nous. C’est mon rêve secret, me mêler aux animaux tropicaux.

 

Nous sommes dans la carte postale envoyée par ma grand-mère. Dans le paysage punaisé sur notre frigo, que nous regardons dès que nous avons faim, dès que nous sommes repus, matin, midi et soir, depuis plusieurs années.

 

Ce paysage est mieux que la carte postale, même si les couleurs sont moins bien définies, parce qu’ici on sent le sable, les animaux sont accessibles, et on entend le froufrou du feuillage. Un petit vent, puissance modérée comme la position 2 du ventilateur, fait bouger les cheveux de ma sœur. Ceux de mon père ne bougent pas parce qu’il n’en a presque plus, ceux de ma mère sont ficelés dans un chignon très serré.

La mer est censée être impressionnante, méfie-toi de l’eau qui dort, dit ma sœur. Moi je crains la forêt. J’aimerais me mettre face à elle pour l’épier. Mais mon père me chuchote : ça ne se fait pas. À la plage, on admire le bleu.

Nous déplions nos serviettes, beiges comme nos maillots, assorties au sable et à nos peaux. Nous les étalons avec soin. Comme pour la carte postale que nous avons fait attention à ne pas corner, nous ne voulons pas abîmer le paysage par notre présence. Nous nous dissimulons, et ainsi, les animaux sortiront.

Nous n’avons pas de seau, pas de pelles, ni de parasol, ni de palme, tuba ou autres accessoire du plagiste. Ma sœur voulait un moule de plage, elle a pleuré pour ça, et même si personne ne pleure aussi bien que ma sœur, mes parents ont refusé.

Mon père répète, toujours à voix basse, qu’il faut nous fondre dans le décor. Il chantonne « sur la plage abandonnée… » Puis : « la plage était déserte et tremblait sous juillet… » Ma sœur veut se lancer dans la construction d’un château-fort discret. Ma mère aimerait plus que tout s’allonger, ouvrir un livre et se détendre en écoutant les vagues, mais mon père insiste pour que nous allions ensemble prendre un bain.

 

J’avance, nez en l’air, aux côtés de ma famille. La tortue n’a presque pas progressé. Atteindra-t-elle l’eau avant que nous repartions ? J’aimerais l’aider, la pousser, rien qu’un peu. Mais chaque chose a son rythme, dit ma grand-mère. Je connais la patience.

 

Je salue l’eau et immerge mes pieds. L’eau est tiède. Je pense au frigo, si froid. Je vais plonger. Ma mère aussi. Elle prend ma main, pour que nous y allions ensemble, le perroquet cancane comme pour nous encourager, mais alors que nos corps s’inclinent, un tumulte nous interrompt.

 

Nos corps se redressent, à l’affût. Le son n’est ni humain, ni animal. C’est un son-danger. Les cheveux de mon père, ceux qui restent, se dressent. Nous guettons. Je pense aux animaux de la forêt : eux aussi doivent tendre l’oreille. Si un prédateur attaque, nous nous défendrons ensemble. Le son s’accentue, et puis ils apparaissent : une nuée de corps colorés qui émerge du chemin menant à la plage. Ils sont huit, et traînent huit transats bleus derrière eux, comme des longs corps morts. La traînée marque la plage comme une route, une route énorme pleine de camions.

 

Sans nous consulter, nous quittons le rivage pour rejoindre nos serviettes, nous replier sur notre petit territoire.

 

Les transats et leurs porteurs s’arrêtent à côté de nous, si bien que l’on entend : Qu’est-ce que c’est lourd, ils pourraient les laisser ici, la nuit, franchement. Ne nous ont-ils pas remarqués ? Je regarde ma serviette, mon maillot, ma peau, beige. Peut-être ne nous ont-ils vraiment pas vus. Les corps des intrus entonnent des oui c’est vrai, c’est mal organisé, l’eau effacera la transpiration, j’espère que ça va pas se couvrir, et tandis qu’ils parlent sans prendre garde au volume de leurs voix, tous enlèvent leurs vêtements, en Croatie, le sable est plus fin, les éparpillent sur la bande de sable, des taches violettes, oranges, noires surtout apparaissent, ils auraient pu nous donner des parasols, comme si la plage était atteinte de varicelle ; et les parents fouillent dans le sac et ressortent des bouteilles, de crème solaire, d’eau ; et les ados fouillent dans les sacs et ressortent les jouets, le seau, la pelle, le moule pour faire des cœurs.

Les objets continuent à pousser, plus vite que les arbres – bientôt ils seront plus nombreux que ce qui a mis cent ans à pousser. Les transats poussent aussi – poussent les cailloux de la plage, poussent les branches qui gênent, nous poussent, nous. Et les corps des huit s’étirent, courent, parlent. Ils rient, se lancent du sable, des ballons, des bières, courent, piétinent sans vergogne notre espace. Maintenant, c’est fichu, les animaux ne sortiront jamais. La tortue a disparu dans la forêt.

Est-ce que la plage va survivre à ça ? La question cogne dans ma tête. J’ai pensé à ce moment chaque jour de ces deux dernières années, à la tranquillité que ce serait, et la colère me prend. Ce n’est pas juste. J’aimerais qu’un prédateur vienne les dévorer, que ce soit le silence à nouveau. Alors, un rugissement éclate depuis la forêt. Je me retourne vers les arbres. Rien. La forêt reste tapie.

 

Est-ce que j’ai rêvé ? Les autres continuent comme si rien n’était. J’aimerais prévenir que quelque chose ne tourne pas rond, je ne peux pas, ma voix n’est pas assez puissante, et une des personne dit très fort Qu’est-ce qu’on est bien, qu’est-ce que ça détend la mer et met sur son téléphone une musique détente, pour accompagner.

 

Un râteau est jeté sur ma serviette. Je me recroqueville. Mon père va intervenir. Il se lève, rentre le ventre, et alors qu’il se penche sans grâce pour retirer l’objet intrus un grand gaillard lui tape sur l’épaule. Mon père par pur réflexe lâche le râteau, lève le menton afin de dévisager l’individu qui lui demande :

Vous faites quoi là ? C’est à nous.

On voit que mon père réfléchit à la réponse. Il roule des yeux hagards, ouvre la bouche comme un poisson à la recherche de sa respiration. J’aimerais crier, intervenir, mais au moment où je vais me lever, un gargouillis puissant détourne notre attention.
Tous les visages se tournent vers le rivage : la mer bouillonne. De grosses bulles se forment puis crèvent à sa surface. On pourrait croire qu’un spa luxueux se met en marche.
Quelqu’un susurre :

C’est normal ça ?

Un bruit lugubre nous fait tous nous retourner vers la forêt. Les arbres plient en grinçant, s’incurvent d’une manière étrange, s’arquent en suivant tous la même trajectoire elliptique.

Nous baissons les yeux vers le sable qui devient vraiment très chaud. On cherche toutes nos tongs éparpillées. Heureusement ma mère sait exactement où elle les a rangées et nous sommes les premiers à les enfiler, soulagés d’être enfin protégés de la brûlure.
Tandis que les « non encore chaussés » sautillent à cloche-pied, un bruit métallique naît dans la forêt et s’approche. Il sinue comme un serpent, accompagné de sons de vieille tuyauterie, d’aspirations, comme si une corne de brume sonnait l’alarme. Alors que le serpent glisse sous nos pieds en laissant derrière lui des monticules sableux il se dirige vers le bord, pénètre dans l’eau et un mètre plus loin jaillit en geyser vigoureux.

 

Nous n’avons pas le temps d’exprimer nos émotions, tous les visages se lèvent. Une longue zébrure déchire le ciel, l’ouvre en deux, en dévoile un autre caché derrière, gris. Le dôme tropical s’est rompu, le vrai ciel nous couvre, gris, nuageux. J’ouvre la bouche pour recueillir dans ma bouche un flocon.

 

Quand les secours arrivent, ils nous enveloppent dans des couvertures brillantes. Sur le sol, les animaux reposent, leurs corps mécaniques gisant, et les dirigeants s’excusent : la boule microclimat a craqué. Ils ne comprennent pas ce qui a pu se produire. Notre séjour aux Caraïbes de Soissac prend fin.

 

Cacher une île de carte postale au milieu d’une région minière n’est pas une bonne idée.

 


Lucie Rico

Écrivaine, réalisatrice, scénariste

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