Nouvelle

La sieste

Ecrivain

Dans une maison dont les enfants ont pris leur envol, un homme et une femme s’allongent côte à côte. Comme si c’était pour l’éternité. Sieste et concentration méditative, qu’ils ont l’habitude d’effectuer ensemble, ce moment accueille les flux et reflux des idées, images et souvenirs. Sous le signe du vide, du rien, du vol des oiseaux ou de la légèreté des chats, le texte épouse le rythme de la vie de l’esprit et du corps qui respirent.

Nous avons pris l’habitude, les jours non travaillés, de nous allonger sur le lit de notre chambre à l’heure du soleil. Même lorsque ce n’est pas la saison, il s’agit de l’heure du soleil. Le temps couvert, le temps d’un blanc de cotonnade, l’heure du soleil.

Nos bras se touchent. Je lui dis de faire les exercices de respiration. Je lui conseille de chercher l’aide de la lumière pour conduire sa pensée derrière ses yeux, à l’arrière de son esprit même, comme si elle passait la barrière de ses globes oculaires, enjambait une haie touffue, noire, et gagnait le territoire dénué d’os et de chair que j’ai découvert un jour que je m’appliquais à de telles gymnastiques méditatives. C’est un espace sans gravité dans lequel chaque idée qui surgit peut être rejetée pour y être dissoute, et devenir un grain infime de cette propice voie lactée. Je lui parle aussi du point à fixer, cette fois le plus loin possible en avant de la nuit de ses yeux, du couloir cosmique que cette percée ouvre et du mouvement qui s’ensuit, le long déroulé de paysages auxquels il ne faut pas espérer s’attendre, tantôt boyau bordé d’étoiles, tantôt fleuve lourd comme de l’huile, tantôt toboggan de feu, tantôt route nocturne aux arbres roux et jaunes dans les phares, lointain, lointain souvenir de départ en vacances, tantôt équipée indigène de rivière, et à nouveau navigation interstellaire et toutes les versions possibles d’une dynamique sidérale.

Nous restons là, immobiles. Aussitôt nous sommes lotis du pouvoir de bouleverser le temps, dans un seul sens cependant, et nous avons aussi bien notre âge, cent onze ans à nous deux, que quatre-vingts années chacun. Le temps se condense dans la mesure de l’habitude prise, un instant et une éternité. Je pense à ces couples de vieux, juifs et allemands, qui se sont couchés côte à côte dans leurs habits convenables, après avoir allumé la gazinière, plutôt que de partir. D’où vient cette image ? Je sais que c’est, étrangement, arrachée au désespoir qui devait être le leur et que nous ne connaîtrons jamais, il faut espérer, la position à la fois de la révolte, de la confiance et de l’amour. Les pensées lèvent, comme des boules de pâte à pain sous les torchons frais. Nuit lactée. Grand souffle.

Il n’est pas banal de vivre à proximité immédiate d’un zoo.

Lorsque nous avons acheté le terrain et fait bâtir la maison, il ne s’agissait que d’un modeste parc animalier où les jeunes parents des alentours amenaient les enfants le week-end. Nous étions nous-mêmes une paire de ces jeunes parents. Il n’y avait pas beaucoup de bêtes. Le tour était vite fait. Nous amenions là les garçons pour qu’ils puissent courir dans un périmètre plus vaste et libre que le jardin autour de la maison, et ce qu’ils préféraient, c’était s’enfermer. Une espèce de garage en briques apparentes et torchis, long et sans fenêtre, à l’extrémité des cinq hectares, abritait des vivariums de différentes tailles. Le dîner de leurs occupants, presque à l’heure de la fermeture, constituait l’attraction. On circulait lentement, en fil indienne, dans l’édifice aveugle et sa moiteur incommode, captant, à la clarté des veilleuses à infrarouges, le spectaculaire sommeil de serpents jaspés et suintants, après qu’ils avaient englouti leur pâture de souris blanches, avec la même facilité que si elles avaient été déjà leur propre fantôme. Les enfants ne pouvaient parvenir à détacher leur regard de la bosse qui progressait imperceptiblement à l’intérieur du reptile. Nous les poussions vers le sacrifice suivant, vers la sortie, nos petites souris. Au bout du corridor, le soleil nous éblouissait par jours de beau temps, ou le ciel, comme une nappe qui claque, sinon.

Les enfants ? Où sont passés les enfants ? Laisser venir et filer. Ils font leur vie, devenus dans les nôtres comme des intermittences. Planètes à rotation rapide autour d’un astre mère et père. Tentatives pour attraper, alors que ma respiration se recentre, les images propices de cette discontinuité : clignement d’étoiles, d’aéronefs inconnus, d’yeux, de lumière à travers les frondaisons, mais celle que je préfère, c’est celle du tourniquet de leurs enfances, quand ils s’asseyaient sur les petits fauteuils de fer et que nous empoignions les rambardes pour lancer le mouvement de grands élans de tout le corps, parfois courant à côté du manège brinquebalant et sautant nous aussi sur l’ossature métallique en un moment que l’on pouvait juger dernier alors qu’en fait, nous aurions pu courir en cercles ancillaires jusqu’à la fin des temps, pour jouir avec eux de la joie centrifuge, du vertige, de ce qui, pour eux, à leur échelle d’émerveillements possibles, tenait déjà de la vitesse folle et du vent.

Le parc animalier a grandi avec eux, et la réciproque est également vraie. Il s’est doté un jour, pour attirer le chaland un peu moins amateur de dévorations reptiliennes que d’allégresses simples et athlétiques, d’un terrain de jeux, toboggan, balançoires, le tourniquet, et deux structures gonflables aux couleurs tonitruantes que je détestais apercevoir lorsque je quittais la maison en voiture, et que les grands arbres sur mon passage, des chênes et des hêtres que leur maturité déjà avancée alors semble avoir soustrait au vieillissement, approuvaient ma réserve, pensais-je, de leur implacable dignité. Après l’ère de jeux, il y eut la ferme miniature, basse-cour pittoresque aux dindons et aux poules de races dotées de pattes emplumées, doublée d’une bergerie et d’une chèvrerie. Ne plus penser. L’assaut des petites chèvres. Les enfants adoraient qu’elles leur donnent poursuite et les escaladent, sabot sur leurs épaules carrément, friandes des morceaux de carottes et de pommes coupées qu’ils leur offraient, mains bien à plat, sérieuses, appliquées, une attention et un apprentissage comme un autre mais dont l’enjeu leur apparaissait immédiatement plus tangible que tout autre, puisqu’il s’agissait de ne pas se faire mordre.

Mais le chat. Elle chuchotait. Wolf, nous avons oublié le chat. Alors Wolf a détaché ses doigts tissés à ceux de son épouse et s’est relevé. Il a trouvé le chat tenant sa pose de porcelaine sur le pas de la porte de la chambre, une forme de chat parfaitement adéquate dans le réel, la poire élégante du chat. Il l’a pris dans ses bras et a gagné la porte de la cour à l’arrière, comme celle qu’il y avait chez ma grand-mère, à son adresse originelle, dans tous les vieux logements des vieilles villes. Il a ouvert la porte vitrée et a installé le chat sur l’escalier de service, au grand air. Le chat l’a regardé de ses yeux de désert. Va, lui a dit Wolf, va. Et il est retourné s’allonger auprès d’Irma. Elle avait fermé les yeux. Il a déposé un baiser sur ses lèvres, elle n’a pas cillé. Il n’y avait plus qu’à attendre.

Deux pattes puis deux autres, puis le moelleux d’un corps successivement impriment à notre couche une légère dépression, modulant le poids des draps et la teneur de l’atmosphère. Nous le ressentons comme une variation interne de notre humeur plus que nous ne le percevons. Nous sommes loin en nous et hors de nous. La cérémonie du coucher à nos pieds, entre nous deux exactement, constitue davantage l’exaucement d’un vœu, un soulagement intérieur tenant de la perfection d’un paysage que nous aurions contemplé même il y a longtemps, qu’un événement. La bête accomplit le rituel que nous admirons, que nous envions, sans le déchiffrer. C’est peut-être une danse de la pluie, une danse des songes amis, ou une routine morne. Nous avons les nôtres, ces gestes pantomimes étriqués, nos rébus, que la bête épie et semble mépriser. Et pourquoi ? Pourquoi pas la réciprocité de son admiration, de son envie paisible ? Nous serions alors la sûreté l’un de l’autre.

Il est tout à fait possible de se ramasser soi-même en un point, infime et unique, au-dedans de soi, et que celui-ci, aussi infime et unique soit-il, coïncide avec l’univers entier. Je tends à cela avec une volonté érodée à l’extrême, une volonté qui aurait elle aussi été réduite à un grain de sable et puis plus rien. Je tiens tout entière dans ce point au centre du vide que je suis parvenue à faire en moi et je ne me suis jamais sentie aussi bien. En même temps, je suis ce vide et ce vide se superpose, non, épouse, s’ajuste, du juste au-delà de toute mesure ou de toute morale, à tout ce qui est. À ma droite, je sais encore que se découpe la fenêtre, mais c’est une simple notation géométrique et harmonieuse. Et au-delà de la fenêtre, dont le verre est à la fois solide et liquide, compact et absent, absenté par la dilution de toute chose, l’air qui baigne le jardin, nos arbres baume, la lisière, le chemin de garde du zoo où mon esprit s’engouffre et s’enfuit comme un zéphir, s’élevant, s’élevant, puis l’enclos des girafes, qu’il embrasse, et dont il prend la forme.

Le parc a connu son adolescence. On l’a appelé zoo. Derrière le changement de nom se cachaient des tractations financières, des pourparlers touristico-syndicalistes, des aménagements de communautés urbaines. Partir de rien. Les enfants aussi sont des grains de sable. Ils ont une origine. Parfois, une femme peut sentir le grain de sable descendre dans son utérus, c’est un léger pincement. Je n’imaginais pas qu’un grain de sable donnait un grain de sable et qu’ils se subdivisaient ainsi jusqu’à un assemblage périlleux aussi complexe que l’être vivant. Il n’y avait rien, seulement le festin des serpents dans le couloir morbide, des châteaux de caoutchouc gonflés artificiellement, et à présent, les enfants ont des situations et le visiteur en quête d’expérience peut dormir au zoo, grâce à nos deux Lodges situés dans l’enclos des Tigres et des Jaguars, vivez un moment insolite au plus près de ces puissants félins.

Les noms des bêtes et des choses ont droit à une majuscule. Voilà plus de vingt ans que je dors au plus près des puissants félins. Que je m’efforce du moins. Effort n’est pas volonté, tout le contraire. Au plus près, en eux, au cœur de l’insolite, cœur décentré, délocalisé, arraché, oui, arraché, propulsé. Cœur, dans l’immensité du vivant. Je pense aussi à des gisants dans le granit frais des cathédrales. Il m’a dit il y a longtemps, l’homme qui respire à mes côtés, qui partage mon immobilité, il m’a dit que c’était ainsi que je m’assoupissais : corps parfaitement aligné reposant sur le dos, les mains réunies sur le plexus, mais doigts croisés ou simplement l’une recouvrant l’autre, non pas dressées en prière comme celles des morts de pierres sur les solennels tombeaux, rois et reines, conétables de France, l’épée au côté et dans les cheveux l’honneur des couronnes, des résilles et des perles. Le plexus est solaire.

Le chat qui porte un nom allemand que j’ignore s’est promené dans les arrière-cours de la ville, sur les coursives et le long des murs des trottoirs, rencontrant parfois des comparses. Il n’a rien changé à ses habitudes. Quand il en a eu envie, ou quand tout son être a su qu’il était temps, il est retourné devant la porte vitrée et elle est restée close. Il est resté là longtemps, finissant par se coucher comme un petit sphynx hérissé et dodu tout contre le chambranle et puis, lassé, ou comprenant, il est reparti. Gouttières, cours, coursives, caves, loin, au-delà de tout périmètre familier, aventure, terrain vague, beaucoup de comparses, herbe, dangers, sensations, rosée. Quel monde nouveau. Il a vécu d’instantanés et d’instincts retrouvés, qui sont peut-être simplement d’autres habitudes. Un jour, juste avant le dernier, il a pris conscience qu’il ne lui resterait aucun souvenir de sa vie passée. Le dernier, c’était le souffle chaud qui sortait des narines de l’humaine vers son propre museau lorsqu’il s’allongeait sur sa poitrine. Il souhaita que l’humanité un jour pût connaître une telle amnésie.

La plus récente attraction du parc sont les loriquets, ces oiseaux dont le nom est lui-même peuplé de deux espèces volatiles très différentes, le loriot et le perroquet. Ils occupent une grande volière non loin de la maison, après le hangar des girafes qui se dresse en face d’elle, et qui en fait nos voisines aussi bien que les leurs. Les visiteurs se pressent sous le dôme grillagé. Ils ont acheté à l’entrée de petits godets en plastique empli d’un nectar sucré qu’une fois dans la volière ils ouvrent délicatement et brandissent en l’air afin d’attirer sur eux les oiseaux. Les enfants, ceux des autres à présent, adorent qu’ils se perchent sur leurs bras, gravissent leurs épaules, pavanent et trônent sur leur tête. Ils ne prêtent bien sûr aucune autre attention à cette expérience, consistant à devenir branche, perchoir, mangeoire, que la jouissance immédiate d’un contact rare, dérobé en quelque sorte, à la faveur d’une ruse de la gourmandise ou même de la faim, avec un autre vivant, un qui ne soit pas, à proprement parler, domestiqué. L’excitation tactile, petites serres qui les arpentent, becs picorant leur chevelure, ne laissent nulle place à une quelconque réflexion. Elle viendra peut-être après, sans crier gare et nébuleuse, lorsqu’ils s’endormiront le soir sous les ramages exotiquement colorés de leurs songes, cette harmonie si bien disposée d’un vert navigant entre le gazon, l’émeraude et, sur la nuque, le citron, d’un poitrail soleil couchant et d’une tête saphir, dont le mystère est souligné par la percée des yeux et la protubérance d’un bec, rouges. Alors, se souvenant des picots sur leur peau, du rythme étranger greffé un instant au leur et ayant modifié leur manière de respirer et de se mouvoir, ils se demanderont peut-être ce qu’ils sont venus chercher là, sinon un attouchement d’une autre espèce, une intimité allogène qui serait comme l’aperçu d’un possible mélange ou tout simplement le souvenir d’un état ancien, du temps où tous, nous étions oiseaux.

Il me dit, tourne la tête. Du côté de la fenêtre. Doucement. J’abandonne mes voies lactées. J’entends le froissement de l’oreiller, comme si le mouvement n’était pas le mien. Sur la rambarde en bois du balcon de notre chambre, un loriquet nous espionne. Dès l’instant où nous nous sommes avisés de sa présence, il est retourné vaquer à ses occupations, toilette, échardage de la rambarde, acrobaties variées, torticolis abrupts afin de déposer sur le monde, un à un à intervalle régulier, des regards comme des jalons. Nous le contemplons longuement. Quand nous nous levons, il prend son envol. Je prépare pour lui un lac de jus de poire dans un couvercle de pot de confiture, dans l’espoir de sa prochaine visite.

Jour après jour, nous nous diluons sur le tapis volant du début d’après-midi. Nous sommes ensemble pour l’éternité, unis par nos indépendances. Nous creusons deux vides parallèles qui s’épousent comme des bulles fluides de mercure au-delà de nous. Nous chassons les idées qui se présentent, ces êtres mentaux qui nous peuplent et cherchent l’assaut, flux et reflux. Nous aimons leur opiniâtreté marine, ces vagues qui nous submergent et que nous laissons passer, nous dépasser, s’en retourner, selon, et dont la liberté que nous leur laissons est le gage de l’évanescence. Jour après jour à présent, le loriquet est au rendez-vous. Il trempe son bec dans le jus de fruit, prend ses aises. Quand son couvercle est vide, il l’agrippe et vient réclamer. Mais peut-être, abstraction faite de la trivialité de sa voracité, est-ce précisément notre indifférence qui l’attire. Même le chat lui oppose sa splendide placidité. L’oiseau insiste. Il ne sait pas que, n’en déplaise à sa majesté cocasse, qu’il promène sur la rambarde pour attirer notre attention, il est pris dans le manège de tous nos fantômes, le tourniquet, le tourbillon, les intermittences de la mémoire, de l’esprit, de l’imagination, que nous nous efforçons, par un paradoxal abandon de la volonté, de rendre légers, aussi peu pressants que la présence d’un anodin paysage. Il ne sait pas que, dans mon caroussel, sa silhouette contient à la fois celle d’un loriot mordoré et celle d’un perroquet aux proportions excessives, et qu’elle est à la fois contenue dans le passereau agrandi et dans une version en réduction du papegai.

Oui, il s’agit bien de ce zoo dont, en la dernière année du siècle dernier, le jour de la Toussaint, le propriétaire a été tué par son hippopotame, un hippopotame au nom allemand. Komir pour Kome hier, « viens ici ». Il était retraité d’un cirque. Cette histoire est bien connue. Les deux animaux entretenaient une relation particulière. Ils jouaient ensemble, se donnaient en spectacle devant les visiteurs du parc, l’un plaçant sans crainte sa tête dans la gueule de l’autre, se donnant tous deux des accolades, des baisers. Les enfants pouvaient caresser la peau rocailleuse de la bête. Nos enfants l’ont fait. L’hippopotame se sentait chez lui, autorisé à certaines facéties, des libertés, qu’on lui laissait. N’était-il pas le favori du patron ? Il avait l’habitude de s’échapper de son enclos, de promener ses deux tonnes et demie dans les allées, de visiter les autres animaux. On lui passait cette habitude, puisqu’il rentrait, Viens ici, lorsqu’on le lui demandait. Qu’était-il arrivé ce jour-là ? C’est une fable. Le propriétaire avait récemment acquis, pour des besoins logistiques et sans doute un peu narcissiques, un tracteur magnifique. Il avait passé beaucoup de temps, en cette fin du mois d’octobre, à se familiariser avec l’engin, dont la chevauchée, outre son aspect pratique, semblait lui procurer un indéniable plaisir. Nouveau joujou. L’hippopotame en prit ombrage. C’est ce qu’affirment tous les employés du parc. Komir guettait l’ami qui ne quittait plus la nouvelle machine. Il ruminait l’infidélité. Que savait-il, lui, de la jalousie, de la trahison ? Ne pas avoir les mots privent-ils du privilège sentimental ? Le tracteur avait à peu près la même corpulence que lui. Il était plus bruyant, bardé de rouge comme en une tenue de gala, l’humain lui montait dessus et flattait son encolure. Komir n’avait pas pu supporter ça. Le crime passionnel existe chez les non-humains. D’ailleurs, Komir bénéficia, dans son absence de procès, puisqu’on n’en fait pas aux bêtes, de circonstances atténuantes qui n’avaient pas seulement à voir avec ce que l’on appelle animalité. Il ne fut pas tué mais condamné à rester dans le parc, dans un enclos à la sécurité renforcée, fini les fugues, dans une mare de boue où, réduit à la plus banale solitude, il n’amusait plus les badauds.

Une après-midi, j’ai quitté notre lit et notre chambre pour aller ouvrir au chat. Cela contrevient à toutes mes habitudes. Mes mouvements n’ont pas dérangé mon compagnon gisant, que la tâche respirative avait emporté très loin de son propre être, et dont j’apercevais l’auréole légère, en suspension au-dessus du kaléidoscope tournoyant de ses pensées. Quand je suis remontée à l’étage, une chose que j’ignore m’a poussée à aller dans une autre chambre que la nôtre, une chambre des enfants, partis et elle, restée telle, chambre d’enfant parti, d’enfant ayant pris son envol. Cette chambre est située de l’autre côté de la maison, et sa fenêtre s’ouvre sur le chemin qui nous sépare du zoo, et, au-delà de cette frontière, sur l’habitat des girafes.

Elle était là, légèrement en contrebas, son beau visage découpé dans l’ombre de l’ouverture horizontale de son abri. Elle regardait dans ma direction. Ses yeux ont trouvé mes yeux. C’est velouté, le regard d’une girafe. Cils voluptueux. Indulgence extrême. Son œil est un animal dans l’animal, coléoptère royal, hanneton perdu des anciennes campagnes ou lucanes sans bois de cerf, qu’on appelle aussi Grand Biche, et dans ce nom glissé des autres, c’est bien elle, la biche tachetée au long cou, reflété en miniature dans son propre œil. Le jais m’a happée. Tout d’un coup, je n’étais plus derrière la vitre de la chambre. Je me suis retrouvée sur le bord de l’œil de la girafe et je me suis penchée imperceptiblement et j’ai basculé dedans. Rampe. Long boyau bordé d’étoiles, le fleuve frétillant de mes pensées, toboggan de feu, de neige cendre, route de nuit des violentes savanes, rivières d’agrumes, de palmes, de cris tressés. Derrière le regard de la girafe, le monde était le même que celui du tréfonds de mon crâne, un grand nocturne sidéral.

Te souviens-tu, m’a-t-il demandé après la sieste de ce jour-là, te souviens-tu du livre sur rien de Flaubert ? Je lui ai récité, des bribes, des lambeaux, qui me revenaient : « un livre sur rien… sans attache extérieure… comme la terre… se tient en l’air… un livre qui n’aurait presque pas de sujet ou du moins où le sujet serait presque invisible… » Je l’adorais, l’adorais, jadis, ce du moins. Un livre sans sujet, oui, a-t-il murmuré, ce serait idéal.


Éloïse Lièvre

Ecrivain, Professeur

Rayonnages

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