Poésie

Sportifications [texte en course]

Poète, performeur

Le poète Nicolas Richard s’est déjà essayé au sport avec Commentaires – Un coup de tête jamais n’abolira le hasard, formidable rencontre fortuite de Zidane et de Mallarmé dans une tribune de presse. En résidence à l’association Bibliothèques en Seine-Saint-Denis, organisatrice du festival Hors Limites dont il est actuellement l’un des invités, cet artiste, proche de la poésie sonore, a entrepris de courir dans les 40 stades qui bordent le périphérique, tour à tour, suivant un ordre inverse aux aiguilles d’une montre – sens réglementaire de la course dans un stade. C’est la ville autrement, ses ruines passées et futures, ses solitudes, à n-1 des JO. Extrait de son projet d’écriture.

Plan de course

Extrait des définitions

Quand on s’est aperçu que les fortifications ne nous avaient pas empêchés de perdre la guerre contre la Prusse et Paris d’être assiégé de longs mois, on les a rasées et l’idée a germé d’y faire des terrains de sport afin d’avoir sous la main de jeunes hommes robustes et en bonne santé pour aller au combat, la prochaine fois.

Courir puis re-courir, on pourrait dire recourir à la course comme s’en remettre à, quand vous voulez vous y remettre, vous y abandonner quand vous voulez vous remettre en forme par les jambes, les pieds, les muscles, les tendons, les articulations, les ligaments, les nerfs, les artères, les os, le cœur, les poumons, se laisser prendre par le corps ; où est-il quand vous ne pensez pas à lui, quand vous êtes assis, quand vous êtes immobile, quand il est là à votre insu, quand vous écrivez une histoire, des textes, de courtes phrases, un poème pour chaque course dans chaque stade, et que vous allez de stade en stade, et que vous faites le tour de chaque piste, et que vous vous élancez de piste en piste dans une course circulaire, et que vous filez autour du boulevard périphérique, et suivez le tracé des anciennes fortifications.

Départ

La piste du stade d’où vous partez et où vous revenez toutes les semaines, la ligne de départ et celle d’arrivée, le centre de la boucle où toutes vos courses s’alimentent, se trouve sur l’Île-des-Vannes qui n’est pas au bord du périphérique mais sur la pointe sud de l’Île-Saint-Denis qui a une forme de banane géante sur laquelle pendant presque un an vous suivez un entraînement de course de fond avec un corps pas en super forme, off course. Bien sûr au début le corps morfle, mais vous restez attentif à la partie qui vous importe le plus, c’est-à-dire votre appareil phonatoire, et très vite, pendant ces séances, l’une des questions qui surgit dans votre esprit c’est : que fait ma langue dans ma bouche quand je cours ?

Assimilation des consignes

Pour déterminer la vitesse de course appropriée lorsque vous courez, par exemple pour un footing de récupération, on y reviendra, le truc qu’ils donnent en général, c’est de voir si vous pouvez parler facilement pendant l’effort, ça veut dire que la sensation est plutôt agréable, vous ne transpirez presque pas, votre respiration est calme, vous sentez que vous pouvez maintenir ce rythme pendant un long moment, et votre langue peut bouger sans aucune difficulté dans votre bouche, ça veut dire que vous pouvez tenir une conversation, ou raconter une histoire sans vous interrompre.

Ce qu’on oublie souvent, tu sais, à propos de cette anecdote sur l’origine antique du marathon qu’on ne raconte qu’à moitié la plupart du temps, ce qu’on ne dit pas parce que finalement on va jamais au bout de l’histoire de l’invention de cette course, c’est que le messager en est mort. Au bout des 40 kilomètres et quelque entre Marathon et Athènes, en réalité, il a expiré. Et 25 siècles plus tard, on décide de créer une course où le premier type qui l’a couru meurt d’épuisement à la fin.

Pour une course d’endurance intensive, la sensation est moins agréable, le rythme n’est pas facile à garder, mais vous pouvez le maintenir pendant au moins 30 minutes, vous transpirez un peu, votre respiration s’accélère, votre langue bouge moins, ça veut dire que vous parvenez à ne prononcer qu’une série de phrase courtes.

Ils vont réparer ça pour les JO. C’est quand les travaux dans le stade ? C’est vrai qu’elles vont être détruites les tours ?

Pendant un entraînement fractionné où vous parcourez une partie de la distance à vitesse rapide, la sensation globale est désagréable, vous devez clairement fournir des efforts, vous transpirez abondamment, et parler s’avère presque impossible, ça veut dire que vous ne pouvez articuler que quelques mots avec votre langue, le plus souvent pas plus de quatre à la fois.

Ça avance tes poésies ?
J’y vais doucement.
Alors ça vient l’inspiration ?
Tranquillement.
T’arrives à avoir des
idées quand tu cours ?
(
Lent haussement des épaules)
Parce que moi quand
je cours je pense
plus à rien y
a tout qui part

Enfin pendant des entraînements intensifs lorsque vous répétez une série d’efforts à intensité maximale pendant de très courtes durées, et que vous avez besoin de toute votre volonté pour soutenir ce rythme, et que le temps de récupération est insuffisant, et que vos jambes et même parfois vos bras sont lourds et douloureux en raison de l’accumulation de l’acide lactique dans les muscles, et que votre respiration est très rapide, parler est devenu complètement impossible, même quelque temps après la fin de l’effort. Parfois même votre langue est douloureuse.

fu fu fu fu fffuu fffuu fffuu fffuu fffouhh fffouhh fffouhh fffouhh pffou pffou pffou pffou ssschuu ssschuu ssschuu ssschuu ssscheuuu ssscheuu chhuuhh chhuuhh chhuuhh chhuuhh cheuhh cheuhh cheuhh cheuhh hinnhhh hinnhhh hinnhhh hinnnhhh

Pour chaque course dans chaque stade, pour chaque stade de la course :

une histoire une conversation
quelques phrases, poèmes avec
vers de quatre mots

Stade de l’Île-des-Vannes

Cette impression d’une photo d’art contemporain en 3D, à cause de la lumière sans doute, froide, plate, sensation d’éclairage au flash, en continu, pourtant seulement deux projecteurs sur quatre fonctionnent suspendus à des mâts de 30 mètres autour du terrain, des lignes verticales qui répondent à celles des trois tours Marcel-Paul, autour des fenêtres des parements rouges qui rappellent l’ocre du tartan ; près d’un transfo, à l’entrée du centre sportif, un fauteuil défoncé qui sert au guetteur, en attente des clients, aux alentours de 18h30 en novembre, on ne distingue pas son visage, il est debout et tape des pieds pour se réchauffer.

D’autres jeunes hommes à l’embranchement du boulevard juste avant la deuxième partie du pont vers Gennevilliers, un soir à 20h alors que je rentre à vélo, sous endorphines après l’entraînement, les flics les contrôlent.

À vélo dans le chaos circulatoire pour accéder au pont et au boulevard Marcel-Paul qui mène au centre sportif, le pied souvent posé à terre, dans cette traversée pour rejoindre le stade située à la pointe sud de l’île, je pense mourir trois fois, entre les voitures et les camions, je rêve souvent à ma mort, le plus souvent c’est en piéton ou en cycliste que j’agonise, l’accident de circulation arrive en tête, en courant j’y pense aussi, l’âge de l’AVC a sonné, je n’aurai pas un nouveau cœur, et c’est bien triste, je me dis, de dépendre d’un muscle dont les attributions sont les mêmes que celles d’une pompe à vélo.

Au pied de la tribune couverte en béton, les vélos ne sont pas attachés, et les casques pendouillent au cadre, allées et venues pour déposer les sacs dans les vestiaires, d’autres arrivent déjà en courant pour l’échauffement, des femmes et des hommes, franchissent la main courante avec grillage blanc qui borde la piste par deux portails de part et d’autre de la tribune, quelques pas avant de s’élancer, ou traversées des couloirs et de la lice, pour courir sur l’herbe molle, les gamins du Red Star ont terminé leur séance de foot, rythme calme pour s’échauffer, autrement dit footing, conversations par petits groupes, ça dure une dizaine de minutes avant les éducatifs, autrement dit, cônes en plastiques et lattes en bois au sol dans les couloirs pour les foulées tractées ou bondissantes.

Jambes immobilisées par le raidissement des muscles, des bâtons qu’on plante pour griffer le tartan, un compas planté pour arpenter la surface en la grattant, le coach dit se servir du sol pour avancer, je galère aux foulées tractées, il me dit tendance aux pieds canards, trop écartés, je m’exerce au bord de la main courante, le néant dans les jambes, il dit aussi s’aider des bras pour améliorer sa foulée, coudes à angle droit, regard vers l’horizon, détendu des épaules, au bout de la piste, je vois l’entraînement athlé des ados, des silhouettes en petits groupes occupées sur la piste, les autres qui courent et me dépassent, je vois aussi les tours, les bandes bleues et blanches aux angles des façades, mon cerveau compte les fenêtres allumées pour s’accrocher à quelque chose et continuer à avancer, l’herbe du terrain de foot, les abris de touches, les salles de réunion du dernier étage du Rowing-Club Aviron, je vois les abat-jours boules au plafond, je vois les néons du dernier étage du bâtiment en béton armé, avec les salles de boxes et d’arts martiaux, je vois les halos des projecteurs du second terrain d’entraînement, je vois l’ombre des échafaudages de la Grande Nef, les lumières rouges de l’incinérateur, sur l’autre rive une enseigne publicitaire que je n’arrive pas à lire, je vois des bureaux vides et éclairés, le clignotement des feux des avions en descente vers Roissy, je vois la nuit au loin, le trou noir du bras de la Seine.

Les premières fois je fais comme je vois, c’est-à-dire comme les autres, je reproduis, active mes neurones miroirs, mon cerveau assimile les prédictions, le futur de mon corps en mouvement, bilan des stocks en respiration, il éprouve la variation des sensations, lance de petites boucles informationnelles au bouts des nerfs et des muscles, qui tourneront bientôt en autonomie si les efforts sont répétés, c’est-à-dire le corps entraîné.

La première séance je cours. Je veux dire je cours, je ne fais rien d’autre. Je parle aussi mais assez peu par rapport au fait que je coure. Je me rends compte que je fais assez peu de chose par rapport au fait que je coure. Le fait que je coure prend beaucoup de place. Le fait que je coure prend vraiment un peu trop d’importance au début par rapport au fait que je ne coure pas. Le fait que je coure est moins agréable que le fait que je ne coure pas. Le fait que je coure n’est pas très reposant. Mais à force de courir le fait que je coure devient plus important que le fait que je ne coure pas. C’est-à-dire que le fait que je coure prend tout le focus, mais de manière de moins en moins pénible. Pour que le fait que je coure se fasse agréablement sa place, il faut recommencer à courir, c’est-à-dire qu’il faut que le fait que je coure recoure. Ce n’est qu’après plusieurs fois que le fait que je coure devient un peu agréable, peut se faire sa place dans le corps du fait que le fait que je ne coure pas du début ne lui laissait pas beaucoup de place agréable à occuper. Pour se faire son espace à lui, le fait que je coure fait le vide. Le fait que je coure enlève des trucs qui le gênent, ajoute des trucs dont il a besoin. Le fait que je coure arrête la cigarette à rouler, continue la nicotine à inhaler. Le fait que je coure fait attention. Le fait que je coure me surprend. Le fait que je coure va à Décathlon, scrolle sur les sites d’achats en ligne, lis les avis des utilisateurs, achète des vêtements techniques, par exemple une montre connectée, regarde des tutos, écoute des podcasts, lit des manuels. Le fait que je coure a l’enthousiasme des nouveaux convertis. Le fait que je coure court plusieurs fois par semaine. Le fait que je coure a mal au ventre parfois à la fin de l’entraînement. Le fait que je coure court lentement. Le fait que je coure progresse. Le fait que je coure arrête de progresser. Le fait que je coure se rend compte qu’il faut que le fait que je coure coure le plus de temps possible pour que le fait que je coure n’arrête pas de progresser jusqu’à stagner. Le fait que je coure n’a pas encore assez couru pour déjà stagner dans le stade.

Un jour je me sens bien, c’est-à-dire que j’ai couru deux heures dans la semaine avant l’entraînement, c’est-à-dire que j’ai dormi suffisamment, c’est-à-dire que mon corps réclame sa dose d’endorphines, c’est-à-dire qu’après l’échauffement, la séance c’est 5 blocs de 5 minutes, un parcours sur l’herbe entre des piquets surmontés de cônes plastiques de couleurs pour marquer les zones d’accélérations et de décélérations, 3 minutes de récup’ entre chaque bloc. Cônes jaunes allure footing, cônes bleus allure soutenue, cônes rouges accélération haute intensité, cônes verts trottinement de récupération.

Le premier bloc je me sens bien, je force un peu, je vais vite, je pense pas aux autres blocs, à la fin des premières 5 minutes, je m’arrête, le coach me demande si ça va le cardio. Il pose son doigt sur ma carotide. Il sent la pulsation

bam bam bam bam
il me demande si
je cours je réponds
oui un peu il
me dit il faut
pour récupérer après un
entraînement le lendemain (quarante
minutes) pas trop vite
sinon tu te crames
le plus dur c’est
ça ne pas se
carboniser moi je pense
non, le plus dur
c’est courir (quarante minutes)
fu fu fu fu
le feu les poumons
le feu les bronches
le feu la gorge
le feu le cardio
martèle le silence de
ma voix quand je
batterie de mes pieds
sur la piste défoncée
yeux au sol alors
compter les fenêtres allumées
des tours Marcel-Paul
c’est vrai qu’elles vont
être démolies ? le mot c’est
insalubre des rats des
seringues il paraît moisissure
sur les murs après
l’entraînement on s’étire activement
ici ça – comment on
dit ? ça s’affaisse – oui
sur l’île le sol
s’enfonce

Stade Bertrand-Dauvin

Porte de Clignancourt, sous le périphérique un grillage vert autour des murs, quelques vieilles affiches, annonces de concert ou de mixtape, principalement du hip-hop, parfois des campagnes pour des hommes politiques obscurs, parfois poursuivis pour agressions sexuelles, elles sont collées contre le béton qui soutient la route juste au-dessus. Quelques mètres plus loin dans la contre-allée, des voitures garées en file, une feuille scotchée à l’intérieur, plus ou moins froissée, le plus souvent coincée par la vitre avant remontée, un prix et un numéro de portable indiqués à la main, parfois imprimés. Sur la gauche de l’espace de vente improvisé, des alignements de marronniers et de tilleuls encore jeunes, un grand parking vide qu’on a préféré appeler place et à qui on a donné le nom d’un guitariste aux doigts brûlés dans l’incendie de sa roulotte, pas très loin d’ici, de l’autre côté du périphérique, il y a presque un siècle à Saint-Ouen. Des véhicules utilitaires entièrement tagués, des structures métalliques pour les stands les jours de marchés, et au fond de cette place Django-Reinhardt, les grilles du stade.

En remontant le boulevard Ornano, je trottine et je pense à Jacques Mesrine, coup d’œil aux voitures sur ma gauche le long de la contre-allée, tué dans sa voiture sous les balles des flics, garée près d’ici, avant qu’il puisse s’enfuir par le périphérique, un instant je m’imagine moi aussi en cavale, liasse de billets verts ou violets glissée dans la poche de ma veste Kalenji, prêt à composer le numéro de téléphone, à débourser le prix indiqué sur la vitre avant de l’une de ces voitures garées, sans négocier.

Mon royaume pour une Clio à moins de mille euros.

Citroën C4 CT Ok Toute option climatisation Prix 2650€. Express diesel CT Ok Très bon moteur TBE 1350€. Citroën Berlingo CT Ok 2006 Prix 2450€. Opel Zafira année 2006 CT Ok Diesel Toutes options Vitres électriques Climatisation Radio Cd Prix 2750 €. Renault Laguna Diesel 2007 CT Ok Prix 1650€. Citroën Picasso Diesel année 2007 CT Ok Prix 1950€. Ford Mondeo Diesel Mod 2006 CT Ok Options : toutes Clim BES Prix 2250€. Seat Toledo Diesel année 2005 CT Ok Options : toutes Clim BES Prix 1950€ SAAB année 1999 Diesel CT Ok 750€.

Dans ma cavale imaginaire, je n’arrive pas à me décider pour l’une d’entre elles, même poursuivi par les flics, impossible de choisir. Mesrine s’est-il déjà déguisé en jogger ? J’arrête l’histoire écrite dans ma tête et file vers l’entrée du stade, plus haut sur la droite.

Des photos de planeurs et des brevets aéronautiques sont encadrés aux murs des escaliers quand on descend vers les vestiaires et l’accès à la piste.

Bien que mort et aviateur, Bertrand Dauvin est beaucoup moins célèbre que Jacques Mesrine, et encore moins que Django Reinhardt. Il s’écrase dans les Alpilles après 26 heures de vol, en tentant de battre le record du monde de vol le plus long en planeur monoplace. Pour l’instant, si j’en crois ma montre, j’ai couru 35 minutes et 31 secondes sur la piste du stade qui porte son nom, à une allure de footing de récupération.

Sur la piste, deux femmes âgées courent en jogging molletonné, le balancement de leurs bras devant le torse évoque des essuie-glaces, vue de dos, je pense à des nageoires ou au mouvement d’un automate sur la plage arrière d’une voiture.

De chaque côté du stade deux barres d’immeubles : lieutenant-Colonel-Dax « Bruneau Fournitures de Bureau » et de l’autre côté du boulevard Ornano, Ginette Neveux sans aucune enseigne. Quelques mètres plus loin, un espace vide où se tenaient les quatorze étages de la tour Clignancourt, collée au périphérique, impossible de l’effondrer à la dynamite, en 2016, des marteaux-piqueurs l’ont grignoté pendant des mois, étage par étage. Remplacée par rien, un terrain vague derrière des palissades en tôles.

Trois flics traversent les couloirs de la piste, des regards à droite et à gauche avant de se diriger vers les vestiaires.

Sortie des bureaux, le jour commence à baisser, deux jeunes hommes, rejoints par d’autres, entament un footing, ils me dépassent plusieurs fois.

Un groupe de jeunes filles et de jeunes hommes déboulent pour un entraînement d’ultimate. Vêtements aux couleurs du club, l’un ou l’une en face de l’autre, sur le terrain de basket, se lancent des frisbees, débordent parfois sur le premier couloir. Je m’écarte de temps en temps, dévie la trajectoire de ma rotation.

Sur la piste de saut en longueur, un homme est allongé, ventre contre terre, près du conteneur qui sert à ranger du matériel. Immobile, il semble se reposer, presque dormir. Je m’allonge à côté de lui pour m’étirer, peut-être quelques exercices de gainage. Je lui demande si ça va, s’il se sent bien. Il ne répond pas, reste le front contre le sol. Pourtant je vois bien qu’il m’entend. Il tourne soudain son visage vers moi, il a l’air d’avoir la cinquantaine, un peu émacié. Il me dit je viens de faire un rêve, je te le raconte si tu veux. Il dit j’ai rêvé que je marchais en forêt avec quelqu’un de proche ma sœur ou ma femme je ne sais plus très bien. On était bien, c’est-à-dire que tout se passait bien, on marchait sur un chemin de terre avec à droite un sous-bois, de chêne ou de hêtre je ne sais pas trop faire la différence je dois dire, une forêt domaniale en tous cas, peut-être sur le GR22. Il fait très beau, on se balade, et soudain je tourne la tête et je remarque à ma droite dans les fourrés une paire de running abandonnées, pleines de boue, et en m’approchant je remarque que ce n’est pas de la boue mais de la merde ; ce sont des runnings couvertes de merde sèche, oui c’est une paire de chaussures de sport pour le footing, abandonnées et recouvertes de merde séchée. J’observe quand même qu’à certains endroits la merde semble un peu plus fraîche qu’à d’autres, que ce revêtement n’est pas homogène, qu’il a fallu appliquer plusieurs couches pour les recouvrir entièrement, que ça a dû demander pas mal de travail et d’application pour faire ça. Je ne dis rien à personne, je regagne le chemin pour continuer la promenade avec ma sœur ou ma femme je ne sais plus, je l’ai déjà dit. On continue de marcher, comme si de rien n’était, je prends l’air tranquille, je souris « j’ai cru voir une grosse couleuvre dans les feuilles, en fait c’était un cèpe qui pourrissait ». Mais j’ai toujours dans la tête cette vision hyper forte qui me travaille, l’image vraiment très prégnante de ces runnings couvertes de merde sèche posées là, presque rangées, dans le sous-bois. Au bout de cent mètres je me retourne et là j’aperçois la silhouette d’un homme près de l’endroit où je viens de voir les chaussures couvertes de merde, je vois cet homme au loin qui fait un mouvement qui semble correspondre à celui de remettre ses chaussures, je me dis ce type est allé chier dans les bois et avant il a enlevé ses chaussures, je ne trouve pas ça plus bizarre que ça parce qu’en fait je trouve ça plutôt inquiétant que bizarre, ce type, ce jogger en fait, qui s’était arrêté pour chier mais qui étrangement avait enlevé ses chaussures couvertes de merde pour le faire, commence à courir vers nous, ma sœur ou ma femme ne remarque rien, et je vois le jogger avec ses chaussures de merde qui court vers nous à toute allure, il porte une casquette, il a l’air d’avoir 50 ou 60 ans, le visage lisse, presque émacié, il s’approche de plus en plus, il a une bonne foulée, et je commence à flipper tandis que le jogger aux chaussures de merde s’approche de nous et au dernier moment alors qu’il semble nous rejoindre et se précipiter sur la personne qui m’accompagne et qui ne perçoit pas du tout le danger, le jogger bifurque à droite sur un autre chemin qui s’enfonce dans les bois. Je le vois partir et tandis que je le perds de vue je me dis qu’il va sans doute revenir, qu’il va se trouver un nouveau coin pour chier et enlever ses chaussures et qu’il va fondre à nouveau sur nous. La personne qui m’accompagne ne s’est rendu compte de rien, et je comprends que c’est seulement moi qui ai eu conscience du danger, et que je suis censé la protéger de ce jogger fou aux chaussures recouvertes de merde. Ce jogger c’est la première fois que je le voyais, il est réapparu plusieurs fois de suite dans mes rêves.

L’homme arrête son histoire, il se relève, et sort une casquette de la poche de son pantalon de jogging. Il se marre en la mettant et rejoint la piste.

Je reprends mes étirements en observant au bout de ses jambes ses chaussures s’éloigner à petites foulées.

Les projecteurs du stade s’allument.

présent entièrement le corps
remplit l’espace du stade
quand les projecteurs s’allument
sa surface éclairée devient
un volume je peux
alors m’allonger m’étirer j’occupe
encore tout l’espace

Stade Max-Rousié

Madame, monsieur, suite à
une agression physique d’un
agent de sécurité, l’ensemble
du personnel du centre
sportif a mis en
exergue son droit de
retrait du 14 janvier
à une durée indéterminée,
veuillez nous excuser pour
la gêne occasionnée.

C’est ce qu’on lit sur une affiche A4, sous plastique, scotchée sur du contreplaqué fixé à la grille le long de la rue André-Bréchet, quand j’y vais, le 1er jour de la réouverture, le stade est désert, il n’y a que le service de sécurité avec chien. Je cours une vingtaine de minutes sous bonne surveillance.

Stade Léon-Biancotto

Au bout de la rue St-Just : une impasse en désordre, presque une place, et l’entrée du cimetière des Batignolles. À droite, collé au périphérique, un bâtiment récent abrite un foyer de travailleurs. Amas de matériaux et engins de chantier protégés par des clôtures grillagées, une ouverture à peine visible indique un accès vers le foyer. Un panneau de la Région signale que les travaux d’extension se poursuivent. De chaque côté de l’entrée du cimetière, des anciennes boutiques de pompes funèbres dont il ne reste plus que les enseignes. Un homme pisse contre le baraquement en tôle de l’une d’entre elles : « Lecreux Frères – Marbriers Funéraires ». Des taxis viennent se garer là pour la nuit. Les chauffeurs nettoient leur voiture. Un livreur aux couleurs de Just Eat sort du foyer et s’engage à vélo dans la rue générant un cut-up involontaire. St-Just Eat. Votre révolution est en cours de livraison.

Un jogger au t-shirt orange passe et s’engouffre dans l’étroite rue Pierre-Rebière qui longe le cimetière vers l’est. Il s’éloigne du stade. En rebroussant chemin, sur l’avenue du Cimetière des Batignolles, il serait arrivé devant le portail vert de l’entrée du centre sportif, aurait couru entre le gymnase et un immeuble sorti de terre pour de futurs espaces de coworking et de potagers sur les toits, se serait arrêté quelques instants pour ouvrir la porte du centre, aurait effectué la traversée de la galerie au petit trot, serait passé devant le mur d’escalade, aurait remarqué d’un œil distrait les prises multicolores, les tapis au sol, et quelques grimpeurs le mercredi soir peut-être.

Dehors, en se retournant, il aurait vu les imposants rectangles de verre et d’acier du Tribunal de Paris qui lui aurait semblé flotter au-dessus du stade. Un aplat de lignes droites serrées, tranchantes, comme suspendues dans l’air.

Pour accéder à la piste de 100 mètres, il aurait longé la barrière du terrain de foot. Au-dessus de lui à sa gauche, il aurait aperçu le périphérique, et au-dessous, un parking souterrain avec une rangée de véhicules verts de la Ville.

Il serait arrivé sur la piste d’athlétisme en rénovation, et m’aurait vu les yeux baissés, observant le tartan raclé, comme si le sol avait été poncé. Je lui aurai montré les lambeaux de revêtement entreposé en tas au bout de la piste, côté avenue. Un monticule de matière ocre et noire. Parfois simplement de la poussière. Je lui aurai montré les sacs orange de chantier posés au sol en attente d’être remplis de ce mélange de caoutchouc et d’asphalte. À l’autre extrémité de la piste, derrière le périphérique, nous aurions regardé le siège social de Bic, pensifs devant le logo représentant un écolier jaune avec une grosse bille noire en guise de tête sur la façade de l’immeuble.

Comme si nous avions une course le dimanche suivant et qu’il fallait économiser nos efforts, je lui aurai proposé un entraînement léger. Une série de lignes droites sur la piste décapée. 10 fois 100 mètres avec 10 secondes de récupération sous les fenêtres du foyer de travailleurs parallèle à la piste, toutes quasiment allumées. Nous aurions vu le linge pendu. Des plantes vertes collées aux vitres. Ou des silhouettes d’hommes assis pour dîner. D’autres à la fenêtre nous aurait regardés entamer notre série de lignes droites, à moins que ce ne soit le match de foot se jouant derrière nous.

Nous aurions entendu les cris des joueurs sur le terrain. Souvent deux fois le même mot.

fais tourner fais tourner
elle est belle elle
est belle remets remets
tout seul tout seul
on écarte on écarte
la prochaine la prochaine
joue joue mais qu’est-
ce que tu veux
que je fasse ? je
peux pas jouer, monsieur
la balle vous avez
pas vu un ballon
orange s’il vous plaît ?

Le joueur ne s’adresse pas à moi mais à quelqu’un que je ne distingue pas de l’autre côté de la grille du stade. Il a traversé la piste et se trouve à quelques mètres devant moi, le visage entre deux barreaux, tendu vers cette personne que je ne vois pas, sans doute un homme qui sort du foyer de travailleurs, il semble accompagner du regard la recherche du ballon. Il se retourne vers les autres : « il peut pas aller le chercher, le ballon est tombé dans le chantier». Il regagne le bord du terrain de foot.

Front baissé, 10 secondes plus tard, je repars pour mon cinquième cent mètres, je laboure la piste, mon cerveau trace des lignes droites, racle ce qui reste de tartan, comme la pointe d’un stylo perce le papier à force repasser au même endroit.

À mon neuvième cent mètres, le ballon orange passe au-dessus moi. J’entends le joueur remercier l’homme toujours invisible de l’autre côté de la grille. St-Just Ball. La voix de l’homme résonne : « votre ballon est arrivé à destination. »

 

Texte publié en partenariat avec Hors Limites, festival littéraire en Seine-Saint-Denis (24 mars-15 avril).
Nicolas Richard fait partie des auteurs invités du festival : programme de ses rencontres ici.
Il est également en résidence à l’association Bibliothèques en Seine-Saint-Denis, dans le cadre du dispositif « Artistes & Sportifs Associés » de Paris 2024 et du Conseil départemental de la Seine-Saint-Denis.

 


Nicolas Richard

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