Récit

La France se rééduque

Écrivain

Des lieux où la mixité sociale est réelle, sans doute l’hôpital est-il le plus évident. Jean-Pierre Martin le raconte ici. On fait difficilement plus divers que le parcours de vie de cet écrivain, successivement militant Gauche prolétarienne, ouvrier, vendeur sur les marchés, voyageur, jazzman, professeur d’université… — et toujours attaché à ce qui permet de dire « nous », à rester fraternels. Un texte inédit dédicacé à Patrick Kéchichian, auteur d’AOC disparu cet automne.

Pour Patrick Kéchichian

Le long des couloirs on avance comme des crabes, on communie dans la progression laborieuse, on se dit nos misères au passage : genoux, hanches, bras, colonne, os brisés, traumatismes divers… Nos tenues sont sans apprêt, on nous voit les genoux enflés, les bandages, les cicatrices, les plaies, les bras atrophiés, les membres meurtris. L’orthopédie est au deuxième étage, ainsi que la neurologie. Au-dessus, la cancérologie, en dessous la cardiologie.

 

Je suis au Caire, chambre 209. En sortant à droite, à douze mètres, la Tanzanie. À gauche, à six mètres, Amsterdam. Plus loin, à quelques brassées de béquilles ou de fauteuil roulant, Sydney, New York, Calcutta, Béjaïa… Accrochés au mur, des panneaux dont les illustrations sont faites en principe pour nous remonter le moral et nous projeter au loin. Le tour du monde en quatre-vingt jours est le thème imaginé par les concepteurs, clairement annoncé par une inscription en grands caractères sur le mur circulaire intérieur : « — TU TE DÉPLACES ? — JE FAIS LE TOUR DU MONDE. » Jules Verne n’est jamais nommé, bien que ce soit encore lui l’auteur des phrases inscrites en lettres noires sur le blanc des murs à chaque étage d’un bâtiment dont l’architecture mime la rondeur de la terre, avec des indications de longitude et de latitude. Tout est blanc, excepté les sols, dotés de couleurs différentes à chaque pavillon, sans doute conformes au symbolisme d’une théorie parfaite.

 

Nous sommes des ralentis, des en panne, des inopérants, des en marge, des improductifs, des pris en charge par la sécurité sociale, des démis de toutes responsabilités. Le monde fragile et provisoire que nous formons ne tient que par des rencontres de hasard entre des corps et des tables d’opération dont une des conséquences narratives est ce lieu qu’on appelle « centre de rééducation », ou plus exactement, « centre de soins de suite et de réadaptation fonctionnelle ».

 

J’ai encore dans l’oreille un bruit de scie, puis de marteau. C’


Jean-Pierre Martin

Écrivain , Professeur émérite de littérature contemporaine

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