Récit

La France se rééduque

Écrivain

Des lieux où la mixité sociale est réelle, sans doute l’hôpital est-il le plus évident. Jean-Pierre Martin le raconte ici. On fait difficilement plus divers que le parcours de vie de cet écrivain, successivement militant Gauche prolétarienne, ouvrier, vendeur sur les marchés, voyageur, jazzman, professeur d’université… — et toujours attaché à ce qui permet de dire « nous », à rester fraternels. Un texte inédit dédicacé à Patrick Kéchichian, auteur d’AOC disparu cet automne.

Pour Patrick Kéchichian

Le long des couloirs on avance comme des crabes, on communie dans la progression laborieuse, on se dit nos misères au passage : genoux, hanches, bras, colonne, os brisés, traumatismes divers… Nos tenues sont sans apprêt, on nous voit les genoux enflés, les bandages, les cicatrices, les plaies, les bras atrophiés, les membres meurtris. L’orthopédie est au deuxième étage, ainsi que la neurologie. Au-dessus, la cancérologie, en dessous la cardiologie.

 

Je suis au Caire, chambre 209. En sortant à droite, à douze mètres, la Tanzanie. À gauche, à six mètres, Amsterdam. Plus loin, à quelques brassées de béquilles ou de fauteuil roulant, Sydney, New York, Calcutta, Béjaïa… Accrochés au mur, des panneaux dont les illustrations sont faites en principe pour nous remonter le moral et nous projeter au loin. Le tour du monde en quatre-vingt jours est le thème imaginé par les concepteurs, clairement annoncé par une inscription en grands caractères sur le mur circulaire intérieur : « — TU TE DÉPLACES ? — JE FAIS LE TOUR DU MONDE. » Jules Verne n’est jamais nommé, bien que ce soit encore lui l’auteur des phrases inscrites en lettres noires sur le blanc des murs à chaque étage d’un bâtiment dont l’architecture mime la rondeur de la terre, avec des indications de longitude et de latitude. Tout est blanc, excepté les sols, dotés de couleurs différentes à chaque pavillon, sans doute conformes au symbolisme d’une théorie parfaite.

 

Nous sommes des ralentis, des en panne, des inopérants, des en marge, des improductifs, des pris en charge par la sécurité sociale, des démis de toutes responsabilités. Le monde fragile et provisoire que nous formons ne tient que par des rencontres de hasard entre des corps et des tables d’opération dont une des conséquences narratives est ce lieu qu’on appelle « centre de rééducation », ou plus exactement, « centre de soins de suite et de réadaptation fonctionnelle ».

 

J’ai encore dans l’oreille un bruit de scie, puis de marteau. C’est Navio, le « smart pistolet », qui a fait son office à gauche, puis à droite. Une anesthésiste roumaine remarquablement professionnelle et attentionnée ne m’avait rien caché, et en effet, cela s’est passé à peu près comme elle me l’avait annoncé, Circé a su m’envoûter dans le coaltar bénéfique d’une rachianesthésie pendant que je contemplais un paysage enchanteur en réalité virtuelle et croyais entendre mon voisin paysan tronçonnant sous la fenêtre de ma maison en Ardèche, ce qui ne me gênait nullement, mais maintenant, mes genoux s’en ressentent, tout de même, et j’en arrive à comprendre ceux qui s’évitent de telles souffrances, quitte à finir grabataires : ils mourront entiers, par effondrement naturel. Le greffé du cœur doit avoir des sensations autrement palpitantes. Cependant, l’idée de ces articulations prothétiques introduites dans mes deux jambes après sciage des os et extraction des rotules est en soi assez vertigineuse, sauf à considérer le corps comme une pure mécanique.

 

Une de nos grandes occupations : partir en expédition vers le local infirmier, soit Béjaïa, avec une poche de gel tiédie qu’on tient comme on peut afin de l’échanger avec une nouvelle, toute fraîche.

Certains d’entre nous sont là depuis des mois. Les hontes diverses qui parcourent nos corps éclopés ont tendance à former un ensemble presque anonyme.

La lenteur est notre loi.

La fragilité, notre condition commune.

 

À New York aujourd’hui, Raymond me redit, comme hier : « J’en reviens pas, une double prothèse, pas de jambe d’appui, comment tu fais ? » De mon côté je me demande comment il a pu supporter sept opérations successives de son genou gauche, et je prie secrètement afin que cette septième fois soit pour lui la bonne, comme pour moi, je l’espère, la première.

À Calcutta, le docteur Géraldine Poindre demande gentiment à Rachid, posté avec son portable en chaise roulante devant la porte de sa chambre, s’il veut bien baisser un peu la voix. Rachid lui répond : « Je suis comme ça. »

À Sydney, Armelle, une agente de service qui m’a confié hier sa passion pour Carla Bley, chantonne La flûte enchantée, et à Béjaïa je retrouve Simon, ouvrier saisonnier, accident de moto, beau jeune homme au visage tendu qui me parle de ses douleurs neuropathiques au bras, de sa jambe qui souffre en permanence et me demande : « Et toi, comment ça va, Jipé ? » (Ici on m’appelle « Jipé », et même parfois « Jipé la bilat », car une prothèse bilatérale, ce n’est pas si fréquent.)

 

Les aides-soignants stagiaires ont la foi du débutant. On les distingue par leur chemise pourpre. Certains sont des reconvertis. Ainsi ce quadragénaire aux tatouages japonais qui après avoir quitté le dessin industriel s’est découvert une vocation tardive. Il veut « se rendre utile ». Je lui prédis un avenir canonisable, ainsi qu’à Amar, vingt-cinq ans, venu depuis peu d’Algérie. « J’étais bon, là-bas, en français, ma prof m’aimait bien, mais ici à l’écrit, j’ai du mal et je ne sais pas comment je vais rédiger ce qu’on me demande pour le diplôme, quatre pages sur le suivi d’un cas à risque. » J’aimerais pouvoir l’aider. Il le mérite tellement, son diplôme.

 

De retour dans ma chambre, avec de la glace sur les deux genoux et l’ordinateur sur une tablette que j’essaie de régler en vain, tantôt trop haute, tantôt trop basse, j’écris lentement mon journal de rééducation. Je tape d’un doigt, mon cerveau est en charpie et mes nerfs sous tension, mon style est forcément bancal. J’écris aussi pour conjurer la douleur, pour vivre dans les mots pendant ce mois qui s’étire, pour oublier un peu mes deux jambes prises en étau.

 

 

Dans la salle de rééducation, pendant que les appareils vont d’un lit à l’autre, on se dit nos prénoms, on mutualise nos malheurs, on se réchauffe le cœur comme on peut. Sourires, gentillesses, comment ça va aujourd’hui ? La parole ici est un don et un contre-don. Muscles, tendons, ligaments et nerfs travaillent dans une douleur partageable, avec espoir de mieux-être. La kinésithérapie collective crée un tableau vivant de souffrances sympathiques. Nous formons un grand corps désarticulé.

Il y a en gros deux catégories. D’un côté les victimes d’une longue guerre d’usure, de l’autre les jeunes corps percutés, blessés de la route, du travail ou des loisirs. Ces différences ont tendance à s’effacer. Dans notre communauté souffrante, des monades qui d’ordinaire se rétractent ont tendance à se rapprocher par compassion mutuelle. Nous sommes reliés par une sorte de fraternité.

 

Ce matin, dans mon voisinage : Osman, très jeune homme d’origine turque, accident de scooter, C.A.P. d’électricien, le visage raidi par la douleur ; Nicolas, handicapé de naissance, travaillant « dans l’événementiel », mains qui partent des épaules, jambes comme des allumettes ; Sylvie, infirmière née en 1942, prothèse du genou gauche traumatisé dans la quarantaine par un accident de ski ; Jeff, paralysé dans sa chaise, viticulteur écrasé par un tracteur sur une colline de Côte rôtie (« elles sont raides les pentes, par là-bas, me dit-il, je m’en sors bien, j’ai failli y passer ») ; Gérard, guide de montagne, accident de parapente, très enjoué, comme heureux d’être là (c’est un habitué, il était dans la même salle il y a trois ans, suite à un accident de surf) ; Rémy, un costaud dont le poitrail est serré dans un corset noir qui lui donne l’allure d’un chevalier, il a traversé un toit dans l’exercice de son métier, le traitement 3D (désinfection, dératisation, désinsectisation) ; Evelyne, prof de math, une reprise comme Raymond, mais elle, c’est seulement la deuxième fois (ce qui me confirme tout de même qu’il n’est pas si rare de retourner au bloc pour une prothèse ratée).

 

L’histoire de nos corps relègue au second plan les affres et les secousses de l’histoire en marche. Personne pour évoquer les voiles brûlés en Iran, les turbans de mollah arrachés, la grève de la faim d’Alaa abd el-Fattah, le sort des Afghanes, la guerre en Ukraine, les actions des écoradicaux. L’actualité de nos épreuves, de nos tourments, de nos angoisses, l’emporte sur tout le reste. Le monde extérieur est en retrait, et même si nous avons la télé, la radio, des portables, internet, même si nos idées tenaces ne nous lâchent pas, nous sommes dans un autre temps, un autre espace que l’état du monde : celui de notre état à nous.

 

Ici comme dans toute vie urbaine, se côtoient des extravertis invétérés et des solitaires congénitaux, des êtres enfermés en eux-mêmes auxquels on n’aurait pas seulement l’idée d’adresser la parole et des humains avides de s’adresser aux autres, des regards qui fuient et des yeux qui cherchent. Je tiens des deux. Il y a en moi un « je » curieux des autres et un « je » qui aime retrouver sa chambre, un « je » insulaire et un « je » solidaire d’un nous. D’où sans doute mon problème de ge-noux. On ne dira jamais assez combien ils sont un endroit stratégique du corps, les genoux, combien ils racontent l’histoire de nos chutes et de nos déséquilibres. Pour ma part, je paie la dette d’un surplus d’énergie, celle d’un jeune homme tombé à trente ans sur son genou gauche au cours d’un chantier de maçonnerie, celle d’un homme pressé qui a sans doute trop couru au-dessus de ses moyens physiques. Peu à peu la gonarthrose a fait son sale travail, et me voici après trois jours d’hôpital dans cet établissement de rééducation non loin du château de Rochecardon où Jean-Jacques Rousseau a herborisé.

 

 

Une semaine a passé, qui déjà m’a paru un mois. On se sent ici loin de tout. On descend régulièrement pour une promenade dans le parc. Sous un soleil de fin du monde, on se tient devant le bâtiment, dans un fauteuil roulant ou sur un banc. Certains ont aux chevilles des appareillages métalliques sophistiqués. D’autres méditent en compagnie d’un cathéter et d’une perfusion. Il y a des corsets en tous genres. On devine parmi eux des sternums ouverts pour remplacer la crosse de l’aorte.

Le temps prend une autre dimension.

Sur bien des visages s’est déposée une affliction qui ne trouve pas d’autre soin spécifique que la proximité de grands platanes, la présence d’un parc, et tous ces jours, le ciel bleu faussement prometteur d’un mois d’octobre qui continue l’été.

 

Aujourd’hui comme chaque jour, Rachid est posté dans son fauteuil roulant à l’entrée du centre, comme s’il contrôlait les allées et venues, toujours à la même place, toujours dans la même chemise de nuit, une sorte de djellaba. Rachid fuit sa chambre et on le comprend : elle est de celles qui, dans la travée du milieu, n’ont pas de fenêtres.

Rachid a toujours le sourire, de prime abord il semble réservé, mais quand on l’interroge il se raconte volontiers. Il est peintre en bâtiment et s’est fait renverser par une moto à la Duchère. Son père a travaillé comme mécano pour réparer les TCL à Lyon. Venu d’Oran en France à l’âge de dix ans, il en a maintenant cinquante-sept. « Je les fais pas », me dit-il. Et en effet, je lui vois tout à coup son visage d’enfant.

 

Plus loin sur le parking, Adrien, casquette vissée, jambes flottantes, quatre bracelets fantaisie aux poignets, accident de moto, écoute du rap dont il nous fait profiter jusque dans les étages. Il a dans les vingt ans, précisément vingt-deux me dit-on, il est là depuis deux ans, et avec ce qui lui reste de mains en l’absence de bras, il manie son portable avec dextérité.

En voyant Adrien manœuvrer son fauteuil roulant, j’observe que les trottoirs n’ont pas été aplanis ici comme ils l’ont été à Berkeley depuis les sit-in des années 70, Berkeley où j’ai été employé pendant quelque temps en 1977 comme auxiliaire de vie pour étudiants handicapés. Ces trottoirs indélicats deviennent mon obsession. Je vois encore une vieille dame qui se heurte à l’obstacle quoiqu’aidée par une copine. Je vais écrire une lettre à la direction, la donner au Docteur Poindre, qui va transmettre, en attendant j’en parle aux deux dames. Elles sont prêtes à signer une pétition et me disent : il y a aussi des bancs qui penchent.

 

Au retour de la promenade, au deuxième étage, je continue à marcher en virtuose de la béquille, allongeant le pas, circulant frénétiquement dans les couloirs. Je ne marche pas seulement pour me rééduquer. Je chasse les idées noires. « On vous voit tout le temps marcher, me dit le Docteur Poindre, c’est bien, mais reposez-vous un peu, tout de même, et trois petites marches, c’est mieux qu’une grande. » Élodie, agente de service en colère, s’exclame au passage, comme hier : « J’en peux plus, y a pas assez de personnel, on va faire grève. » Me croisant de son pas athlétique, Amar me dit avec la meilleure intention : « La jeunesse revient, Monsieur Martin ? » Après quoi, voyant ma tête, il rectifie : « Mais on est toujours jeune. »

 

 

Dans l’ascenseur, un grand type m’intrigue. Vu sa tenue, jogging et teeshirt, il n’a manifestement pas l’air d’un visiteur. Pas de béquilles, pas de corset, pas de fauteuil roulant, et des cheveux. Je n’ai pas pu m’empêcher de l’interpeller :

— Eh bien, vous allez l’air en forme, vous !

Mes sourcils doivent former un point d’interrogation.

— Vous voulez savoir ce qui m’est arrivé ?

— Oui, je veux bien.

— Ma femme m’a tiré une balle dans la tête.

Cette phrase me tétanise. Pour dire quelque chose, je lui demande bêtement si sa femme est en prison. Il fait signe que oui. Nous sommes maintenant sortis de l’ascenseur, la porte automatique du centre s’est ouverte devant nous sur le parc, il commence à accélérer le pas comme s’il cherchait à me semer, me laissant juste le temps de lui lancer :

— Elle vous avait menacé avant ?

— Non, je lui faisais peur.

Puis au moment de s’éloigner d’un pas vif, il se retourne sur moi et mes béquilles, et me lance dans un drôle de sourire :

— Pourtant je suis gentil.

 

Ça m’a fait ruminer pendant toute la promenade.

De retour dans ma chambre, j’ai vérifié sur internet. Un article disait bien que trois mois plus tôt, dans un département limitrophe, une femme s’était saisie de l’une des nombreuses armes de poing possédées par son mari, un pistolet 22 long rifle, et qu’elle lui avait tiré une balle dans la tête pour des raisons inconnues.

 

Dans les jours qui suivent, je tombe souvent sur l’homme avec une balle dans la tempe, toujours dehors ou dedans à faire les cent pas. Manifestement il fuit mon regard, et répond à peine à mon salut. J’en sais déjà trop. Il veut m’effacer. Je suis peut-être le seul à lui avoir adressé la parole malgré son visage fermé. Il regrette sans doute de s’être livré, et ne tient pas à ce que je commence à émettre des hypothèses et à commencer l’instruction, flairant sans doute en moi le curieux invétéré, l’envoyé spécial travesti en handicapé. Ce en quoi il n’a pas tort. L’ébauche de son histoire occupe mon esprit et fait vagabonder mon imagination. J’aimerais bien pousser mon enquête, construire autour de cette intrigue minimale un roman plausible.

Surtout, ce mystérieux survivant a changé ma vision du centre de rééducation.

 

 

Aujourd’hui à neuf heures, descendu pour prendre au distributeur un cappuccino saveur noisette, mon plaisir du matin.

Presque personne dehors, sauf Adrien qui clope en écoutant son rap. Il me tend le poing de sa main recroquevillée, on échange quelques sons, je fais mon petit tour et quand nous nous recroisons, il me gratifie encore d’un sourire de ses beaux yeux bleus, et me retend le poing, pendant que le rappeur chante « m’entends-tu m’entends-tu, je suis seul vraiment ».

Qu’Adrien ait besoin de contact, c’est le moins qu’on puisse dire.

 

Pendant que j’enjambe précautionneusement un trottoir en m’aidant de ma béquille droite, un homme assis seul sur un banc, dans la cinquantaine, me sourit. Il a envie de causer. Moi aussi. Il a fait une crise cardiaque et me raconte son carnet de santé, déclarant au passage, à propos du thymus qu’on lui a enlevé en 2007 (« 2007 ou à peu près, je fais des dénis de temps ») : « Selon Socrate, l’âme est à l’intérieur. » Il me dit aussi : « La vie de ma famille est un roman. » J’ai hâte d’en savoir davantage mais je suis debout à piétiner, être assis n’est pas l’idéal non plus, mes jambes s’ankylosent, on s’est dit à bientôt, il s’appelle Roberto, j’ai repris ma déambulation de canard et Raymond que je croise se joint à moi.

À onze ans, après avoir perdu son père, Raymond a travaillé à la ferme, à dix-sept ans, il a été embauché comme chauffeur livreur dans une coopérative agricole où il est resté, me dit-il, de 1973 à 1989, travaillant de mai à septembre sept jours sur sept, portant des caisses de fruits et des sacs d’engrais. Ces années ont lourdement pesé sur ses genoux et ses épaules. « On n’était pas fabriqué pour. » Ensuite il a pris son compte, a travaillé en usine, puis comme chauffeur de car. Raymond est un accidenté du travail qui ne sera jamais reconnu comme tel. Sa fille est interne en médecine. Il espère pouvoir remonter sur son vélo.

 

 

Après la séance de rééducation, suis redescendu, ai évité de croiser le regard de l’homme avec une balle dans la tempe. Pendant qu’il me fuit, Roberto, assis sur un banc, semble m’attendre, Roberto qui m’a promis le roman de sa famille. Son grand-père, républicain espagnol, garde forestier en Andalousie, a peint en rouge le Christ de l’église du village. On lui a pris ses oliviers, il a été emprisonné, la vie lui était impossible sous Franco, il est parti à Madrid puis en France. À la naissance de Roberto, l’employé d’état civil a rayé le o final de Roberto. Il en est encore furieux. Il tient à son prénom espagnol. « Votre fils a eu zéro en français, ça ne peut pas continuer comme ça », a dit le professeur à Dolores, la mère de Roberto qui parle à son fils dans sa langue natale. Roberto a travaillé comme électromécanicien à la FIREM, et il est musicien autodidacte, il joue dans un groupe, de la guitare et de la basse, Otis Redding, Queen, U2… Il aime aussi dessiner, il s’était promis de se construire une guitare quand il aurait du bois, il l’a fait, il a aussi bricolé un baffle hifi à lampe. Manifestement sa famille a une fibre artiste : un petit frère qui a fait les beaux-arts et qui a essayé de vivre de ses tableaux, un père qui a découvert la peinture à soixante-dix ans et s’est mis à peindre jour et nuit, envoûté par les couleurs. Roberto veut me parler de Dolores, mais Dolores, ce sera pour demain.

 

Et en effet ce matin au dehors, dès que Roberto m’aperçoit, il vient au-devant de moi. Tant mieux. J’attends l’histoire de la fille du grand-père républicain. Petite et « très jolie », Dolores a rencontré un jeune homme à vingt ans, a eu de lui deux enfants, s’est retrouvée veuve très jeune, a été employée comme femme de ménage à Madrid, et quand son patron a voulu l’emmener aux États-Unis, on lui a refusé le visa, elle est restée à Lyon et a dormi sous le pont La Fayette. Elle a fini par retrouver du travail comme femme de ménage, s’est remariée avec un Espagnol, ouvrier dans une usine de papier photo, lequel a accepté les deux enfants avant de lui en faire deux autres, dont lui, Roberto.

J’ai mille questions à lui poser, mais c’est onze heures trente, l’heure du déjeuner. On remonte ensemble, chacun à notre étage.

 

 

Dans la salle de rééducation, aujourd’hui, en face de moi, Youssef, accident de voiture, bardé de plâtres et pliant sa jambe au bout d’une poulie. Il travaille à l’entretien des chemins de fer. « C’est moins dur, me dit-il, maintenant que c’est automatisé. » Je lui demande si la nourriture lui convient. « C’est pas trop mal, mais je mange hallal, le soir ma sœur m’apporte de la viande. » Je lui demande comment il se distrait le soir. Il me répond dans un sourire : « J’ai apporté ma console. »

À ma gauche, pliant comme moi sa jambe posée sur une Kinétec, Pedrian, banquier néerlandais parti pour le Gers à quarante-cinq ans. Pedrian est un cas, un peu comme Raymond, pire peut-être : il en bave depuis 2015, c’est sa cinquième reprise, il a pris quinze kilos, et après Bordeaux et Toulouse, on l’a adressé au fameux professeur L… D’après ce que je comprends, cette fois on lui a mis des tiges.

À ma droite, madame Moumdjian, prothèse compartimentale. Son père, après avoir fui les Turcs en 1918, s’est fait embaucher à la mine à Saint-Étienne, puis à l’usine Hutchinson à Montargis. Après quoi la famille est montée à Paris, le père ne voulait plus dépendre de Hutchinson. Madame Moumdjian a épousé un Arménien, un fils d’orphelins exilés au Liban qui a trouvé un emploi dans les filatures de la vallée du Rhône. « À l’époque, me dit-elle, on venait en France pour travailler, c’est pas comme maintenant. » Elle a été secrétaire d’avocat, comme ma mère. Le fils de madame Moumdjian est un grand professeur d’ophtalmologie, sa fille est orthodontiste, elle est fière de ses enfants.

Une dame que je n’ai encore jamais vue, et qui part demain, ayant sans doute observé qu’on se confie volontiers à moi, se présente devant mon appareil pour me présenter son cv : une carrière de fonctionnaire pour le commerce intérieur, les prix et la répression des fraudes, un concours juste après le bac en 1973 puis d’autres concours, contrôleur, inspecteur, des emplois de ville en ville, Lyon, Le Puy-en-Velay, Montpellier, Châlons-en-Champagne, comme le fonctionnaire des postes dans Ondine. Son mari était employé de banque, elle a eu une belle vie, elle ne regrette rien.

 

À travers la baie de la salle de kiné où je fais des allers et retours avec obstacles et haies millimétrées, j’aperçois l’homme avec une balle dans la tête causant avec Rémy. Il s’anime, fait de grands gestes exubérants qui me donnent de lui encore une autre image et me confirment sa méfiance à mon égard.

 

 

Après trois semaines, une routine s’installe plus que jamais, on a l’impression de vivre là depuis au moins un an, et on se demande si un jour on va nous libérer.

Dans le parc, sur le banc à côté de moi, un type sans cheveux, tout en se massant la cheville, me parle spontanément de son cancer de l’œsophage, de sa chimio, de son immunothérapie et de la météo. « C’est bien ici, me dit-il, on peut faire du tir à l’arc. » Je lui dis bon courage, prends le chemin en zigzag pour éviter une pente trop raide et cueille quelques phrases au passage, « le mec il veut pas faire d’enfants », « il l’a embrassé sur la bouche », « il m’a dit, depuis que je suis à la retraite, je suis plus qu’un légume ». Une dame pousse un fauteuil roulant. « On monte par là ? On n’est jamais allé par là. » Un jeune homme bien amoché me dit avec un air de triomphe : « J’ai déjà racheté une moto. » Je dépasse Osman, sa mère et sa sœur, des blondes peroxydées, sont venues le voir, ils se parlent en turc, je me dirige vers le plus bel endroit, vers les arbres, et là je trouve Youssef. Son père est venu lui rendre visite. Je lui dis : « Votre fils a bien du courage. » Il me répond : « Je dis toujours que celui qui n’a pas de courage n’a pas d’ambition. » Le père de Youssef a fait toute sa carrière dans une usine à Reyrieux, Danfoss Maneurop. Youssef y est resté un peu : « J’étais à la chaîne à la sortie du four, il fallait mettre le joint en plastique sur un compresseur, ça doit faire clac, puis deux aimants et ça part à la peinture. » La sortie du four, ça me fait penser au train finisseur, à Creusot-Loire Saint-Étienne, le laminoir où je travaillais dans les années 70.

Pour prolonger la promenade, après avoir tendu le poing à Adrien (lui que je croyais exclusivement accro au rap, aujourd’hui il écoute Aznavour, Sinatra, Brassens, Joe Dassin, et il est plus que jamais euphorique), je me suis aventuré dans le pavillon « neurologie ». « Vous ne vous seriez pas trompé ? » m’a demandé avec gentillesse une infirmière. Mes béquilles ont trahi l’étranger.

 

 

Novembre est venu. Le temps de fin du monde persiste. On ne sent pas l’automne. Pour changer mon parcours, j’explore l’arrière des bâtiments avec ses tuyauteries et ses ailes compliquées, toute une région inconnue où personne ne s’aventure. Là-bas, vers une entrée rarement empruntée, j’entends deux voitures qui pilent dans un grand bruit, le crissement des freins fait penser qu’elles se sont heurtées violemment, l’une d’elles cependant repart à toute vitesse dans ma direction, accélère encore, s’engage sans freiner dans le parking à droite et opérant un dérapage contrôlé, se gare à côté de trois autres voitures devant lesquels sont postés quatre jeunes types autour d’un fauteuil roulant. Je passe mon chemin, progresse lentement afin de retourner vers l’entrée principale et le parc, avec l’impression de déranger des trafics et de découvrir l’envers du décor. Cette anecdote recoupe l’histoire de l’homme qui me fuit. Notre microcosme ressemble au monde extérieur.

 

 

Aujourd’hui, vendredi, c’est mon dernier jour dans la salle de rééducation : demain matin, le grand départ. Madame Moumdjian s’approche de moi pendant que je fais ma Kinétec : « J’ai oublié de vous dire que l’an dernier mon fils a reçu la légion d’honneur. » Elle me fait penser à ma mère qui au cours de ma dernière vie exhibait mes titres universitaires, lavant la honte de mes vies précédentes.

Jeff, le jeune viticulteur en corset vient de déplier lentement ses jambes et son corps longiligne. Il est debout maintenant. Je ne l’imaginais pas si grand. Voici qu’il fait ses premiers pas. C’est émouvant. Il vient de quitter le purgatoire des fauteuils roulants pour le royaume des béquilles. J’assiste à une renaissance. Il rejoint notre aristocratie.

L’homme à la balle dans le crâne fait cinquante fois le tour de la rotonde du rez-de-chaussée, l’oreille collée à son portable. Il parle de plus en plus fort, se plaint des horaires des repas, des tournées de médicaments et des piqûres, pourquoi à 9 heures, lui il dort à 8, et il faut bouffer à 6, on le dérange tout le temps. Il répète plusieurs fois : « Ça m’casse les couilles ».

Rachid m’a fait promettre de lui dire au revoir : « Tu tapes à la porte, chambre 212. » La porte de sa chambre est ouverte, il est sorti, je le retrouve à l’accueil. Il est contrarié du fait que le son de sa télé ne marche pas. Il tient à pouvoir regarder Colombo ce soir. Il me dit : « T’as vu le black à la télé ? » « Le black », c’est le député interpellé par un raciste du RN. Rachid s’est senti personnellement concerné par la phrase du jour, qu’elle soit au pluriel ou au singulier : « qu’il(s) retourne(nt) en Afrique ».

Je retrouve Roberto pour notre dernière balade – sur du plat, car le médecin lui a dit d’éviter les montées et les descentes. Il me dit : « Ma fille travaillait aux soins palliatifs, mais ça lui faisait perdre trois cent euros par rapport aux allocations qu’elle touchait, alors, elle a arrêté de travailler. »

Adrien aujourd’hui est revenu à sa passion principale, le rap. Je le salue comme d’habitude. Il me sourit de ses yeux bleus. Je n’ose lui dire que je m’en vais. Je me sens comme coupable.

 

Dans le taxi qui m’emmène loin d’ici, je pense à Roberto, à Rachid, à Raymond, à Sylvie, à Evelyne, à Youssef, à madame Moumdjian, à Osman, à tous les autres. Tous vont sans doute sortir de ma vie comme ils y sont entrés. Les liens transitoires qui se sont formés entre nous, marqués par nos épreuves communes et singulières, vieilliront comme nos cicatrices, souvenirs apaisés d’un moment traumatique.

Dans le taxi, je pense à ce lieu que je quitte comme à un espace idéal pour l’observation participante, comme à un tableau vivant dont on n’a jamais épuisé les enseignements, comme à un cœur battant du monde à une époque précise de l’humanité. Dans cet endroit étrange, il faudrait rester au moins deux ans afin de pouvoir continuer cette chronique. Se dessinerait ainsi un roman éclaté autour de nos vies blessées, une ethnographie sauvage traitant à vif la diversité française, tout à la fois clinique, existentielle et sociale.

Je pense que c’est là qu’on devrait envoyer des écrivains en résidence, mais qu’il faut des motivations plus sérieuses que celles requises pour être accueilli à la Villa Médicis.

Je pense à ceux, dont je suis, qui retrouveront leur chez soi, revigorés, ressuscités, parfois même rajeunis, retournant pour un regain de vie à leur activités favorites, musique, lecture, vélo, bricolage ou jardinage, mais aussi à ceux, comme Adrien, dont l’existence ne sera sans doute pas plus joyeuse au dehors qu’ici, mais qui feront face, et même, parfois, avec le sourire.

Je pense à l’homme qui gardera à vie une balle dans la tempe.

Je pense aux paléoanthropologues humanoïdes du futur : après le grand effondrement et la huitième extinction, dotés de corps sans commune mesure avec les nôtres et d’une forme d’intelligence si différente, ils chercheront à travers nos implants de cobalt, de chrome et de titane, nos tiges ou nos balles de plomb, des indices fiables pour dater nos squelettes, en même temps que le secret de nos réparations.

 

 

J’étais dans la chambre 209 en train d’écrire ce texte quand j’ai appris la disparition brutale de Patrick Kéchichian. Son visage familier m’est apparu à un endroit où on lisait ces dernières années sa signature : la page des articles nécrologiques dans « Le Monde ». Mon journal de rééducation a dès lors pris une autre signification. Le fait de pouvoir continuer à le tenir était comme un contrat avec Patrick. Comme si je lui écrivais une dernière lettre en signe d’amitié. Comme si je m’adressais encore une fois à lui.

 

 


Jean-Pierre Martin

Écrivain , Professeur émérite de littérature contemporaine

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