Un somnambule prend l’air
Les apiculteurs, Pieter Bruegel
la nuit l’abeille se pend à une tige ou ailleurs par sa mandibule, tranquille elle se tait jusqu’à l’arrivée du jour, juste avant la meilleure des heures pour récolter le miel ou lorsqu’elle est au travail d’une fleur vers l’autre sur le faux sycomore et sur l’érable plane, trois créatures sont en activité dans un décor rural et lunaire. Dès l’aube au moment où la campagne devient blanche Pieter Bruegel l’ancien les figure à la plume, un trio en habit protégé chacun occupé autrement, l’activité d’un apiculteur quelconque, une confrérie très réduite et sans âge
comme un habit de moine la tête encapuchonnée le visage qui s’est absenté derrière un masque de paille de la matière dont sont faits les paniers, triple-un, est animal, végétal, un tressage serré la copie conforme de la toile d’araignée, ils ne voient rien au dehors le jour semble la nuit, incognito l’un peut se faire passer pour l’autre des somnambules venus de l’arrière monde, personne n’est capable de porter longtemps le masque ou cette ruche en paille tressée, des somnambules à la récolte ou des voleurs à la petite semaine « celui qui sait où est le nid a la connaissance / celui qui le vole a le nid »
dans un arbre perché non loin d’un clocher un faux sycomore, un érable plane ou celui à palabres, un jeune homme un dénicheur la tête hors du cadre cou coupé, il lui a échappé tel le condamné à sa prison, cherche le nid un essaim les oreilles entre les épaules les yeux entre les omoplates, et pourquoi pas la connaissance sauf s’il est bâillonné étant donné sa sérénade, certains arbres donnent une eau belle et claire, d’autres une farine déjà moulue, avec le miel de quoi faire un bon gâteau puis un joli bal masqué dessiné à la plume, c’est un coin méconnu là où le dos tourné on récolte ce qu’on a semé
une chorégraphie ordinaire, l’un en marche, le second droit bras ballants, le dernier penché en avant, bien moins perfectionnée que celle de l’abeille quand dans le noir elle bouge parfumée fait des ronds horizontaux vers là-bas et pas trop loin, quand elle dansent en faucille frétille indiquant où est le nectar jusqu’à plusieurs kilomètres d’ici, alors elles y vont se posent sur les figures ouvertes évitent le carré et le cercle les fines mouches à miel, après avoir servi la reine, connu tous les métiers elle meurt au début de l’automne
au travail en habit qui ne fait pas le moine mais l’apiculteur, celui sachant où est le nid récolte et quelques fois vole incognito derrière un masque aussi strictement composé qu’une toile d’araignée, il n’y voit goutte, n’entend rien pendant cette scène hermétique montrée autour de 1568 par Pieter Bruegel l’ancien aux Pays-Bas espagnols, peut-être contre la tyrannie et pour la connaissance, peut-être contre l’inquisition et pour la liberté par-dessus un sol caillouteux, au beau milieu d’un arbre perché ces quatre-là des apparitions sorties d’un film d’anticipation ou alors venues d’outre-tombe
où les morts demandent de mettre les abeilles au parfum au risque de ne plus avoir de miel « ton maitre a perdu la vie surtout ne pars pas ne meurs pas », un ruban noir autour de la ruche, « le prochain sera meilleur encore », soit l’insecte héros-travailleur gravé sur la tombe, meilleur encore que ces trois créatures plus une haut perchée dessinées avec magie, un décor rural, le petit matin ou le début d’un après midi, travailler fatigue Booz en sait quelque chose qui se couche accablé de tout son poids, contrairement à ceux-là fixés sans fin dans cette chorégraphie ordinaire, regardons nos pieds, Regardons nos mains Qui sont la neige La rose et l’abeille
NDLR – Le dessin de Pieter Bruegel est visible ici : Les Apiculteurs
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Vianden, Victor Hugo
un trou d’air ou de lumière, il en suffit d’un pour commencer à peindre et à voir une partie réduite du monde, un tas mal entassé, un cadre confus et provisoire sans bords ni bâti qui travaille continument donne sur le grand jour, le 13 août 1871 vers le Luxembourg, un modèle devenu si complexe quand la forme se change en une autre. C’est le souvenir d’une fenêtre plus large que haute percée au centre d’un mur doublée de sa vitre verre mousse riche en fougère ou duplex, une feuille d’air solidifiée détachée d’un livre de voyage, laissant maintenant passer les odeurs, les voleurs et les sons, risquée pour les somnambules et les chats, prisée des araignées en tout genre
un seul fil remué la fait sortir et sa nature est telle qu’elle se cache dans un angle sa toile définie mais sur la feuille colorée et grattée avec art elle s’expose au beau milieu à contre-jour, silencieuse elle fait le guet, une vraie besogne d’un 13, il y a là une araignée commune, elle pourrait être n’importe où excepté aux pôles, elle n’entend rien ne sent pas sauf les vibratos de son réseau, elle a huit yeux mais ne voit rien d’autre que les minces variations. Près du seuil elle mémorise les choses à demi pensées, des histoires à dormir debout, celle notamment d’un homme venu là et qui lui donne vie au fond d’un rectangle invariable de 25 centimètres par 30
le 13 août 1871 Hugo dessine en couleur dans son livre de voyage « une grande toile d’araignée à travers laquelle on aperçoit la ruine de Vianden comme un spectre », une silhouette vague tout juste un schéma, des taches d’ombre et ce calme inquiétant, c’est un fantôme d’image figurant l’endroit vide de matière et de relief, un non lieu après sa double échappée. Une toile sans fond qui fait un très bon poste d’observation, il y voit le monde et ses histoires, sa ville en émoi un mouvement continu, un paysage délavé dans ce souvenir de fenêtre qui en contient une autre et encore une, son motif extérieur une jolie toile de maître
l’araignée n’apprend pas cet art, elle le possède par droit de nature dit Sénèque et la tisse selon, en tube en cloche en zigzag en étoile ou croissant de lune, tôt le matin elle flotte entre les herbes, un fil lui sert de pont aérien mais là elle est bel et bien fixée devant un trou d’air et de lumière, un peu usée pourtant un étonnant spectre graphique autant que la scène autour, y vibrent lentement les ondes et le silence. Celui de la nuit, des forêts, des temples, celui de la peinture la montrant au centre de son réseau, noire charnue et commune, elle pourrait être n’importe où excepté aux pôles, à Paris où on s’insurge à Rome qui devient capitale
le 13 août 1871 Hugo dessine en couleur, il a tiré des fils, un seul fait venir l’araignée ou alors un paysage lunaire, au moins trois siècles plus tôt Dürer faisait pareil dans un cadre en bois plus une vitre aux carrés, il invente une fenêtre afin de reproduire ce qu’il a sous les yeux, la vue n’est qu’une affaire de réglage et la géométrie est la vraie science des aveugles, l’araignée en a huit mais ne voit rien hormis les minces variations. Un bel ouvrage celui d’un homme affligé et en voyage forcé et d’un petit animal tranquille qui a finement tracé les plans d’une ville, Paris Bruxelles ou Vianden, un témoin hors pair, il ne meurt pas il change juste de peau
quand d’espèce tarentule elle s’associe avec un homme lui infusant son venin mélancolique alors il marche et il danse à sa façon plusieurs jours d’affilée les pieds usés, une belle fureur un beau déraillement général, pour se figurer comment les choses absentes imposent leur présence et comment une forme en une autre s’en va, une vraie besogne d’un 13 qui fait courir le monde et le met de travers, une expérience unique – l’araignée l’a fait araignée – donnant le ton et la manière
NDLR – Le dessin de Victor Hugo est visible ici : Vianden à travers une toile d’araignée
Ces deux poèmes sont publiés en partenariat avec le Cipm (Centre international de poésie Marseille), où a lieu jusqu’au 24 juin l’exposition « que devient une image dans un champ électrique » de Suzanne Doppelt.