Poésie

Un somnambule prend l’air

Poète, photographe

Il est peu de dire que le regard et l’image sont au cœur de l’œuvre de Suzanne Doppelt. L’exposition actuelle qui lui est consacrée au Centre international poésie Marseille (Cipm) s’intitule ainsi « que devient une image dans un champ électrique ». Dans les deux poèmes inédits d’aujourd’hui – extraits d’un travail en cours –, il est question de deux dessins, l’un de Pieter Bruegel et l’autre de Victor Hugo (les liens vers leur reproduction accessible en ligne sont indiqués au bas des poèmes). On entend si bien la voix du texte, et elle nous fait voir.

Les apiculteurs, Pieter Bruegel

 

la nuit l’abeille se pend à une tige ou ailleurs par sa mandibule, tranquille elle se tait jusqu’à l’arrivée du jour, juste avant la meilleure des heures pour récolter le miel ou lorsqu’elle est au travail d’une fleur vers l’autre sur le faux sycomore et sur l’érable plane, trois créatures sont en activité dans un décor rural et lunaire. Dès l’aube au moment où la campagne devient blanche Pieter Bruegel l’ancien les figure à la plume, un trio en habit protégé chacun occupé autrement, l’activité d’un apiculteur quelconque, une confrérie très réduite et sans âge

 

comme un habit de moine la tête encapuchonnée le visage qui s’est absenté derrière un masque de paille de la matière dont sont faits les paniers, triple-un, est animal, végétal, un tressage serré la copie conforme de la toile d’araignée, ils ne voient rien au dehors le jour semble la nuit, incognito l’un peut se faire passer pour l’autre des somnambules venus de l’arrière monde, personne n’est capable de porter longtemps le masque ou cette ruche en paille tressée, des somnambules à la récolte ou des voleurs à la petite semaine « celui qui sait où est le nid a la connaissance / celui qui le vole a le nid »

 

dans un arbre perché non loin d’un clocher un faux sycomore, un érable plane ou celui à palabres, un jeune homme un dénicheur la tête hors du cadre cou coupé, il lui a échappé tel le condamné à sa prison, cherche le nid un essaim les oreilles entre les épaules les yeux entre les omoplates, et pourquoi pas la connaissance sauf s’il est bâillonné étant donné sa sérénade, certains arbres donnent une eau belle et claire, d’autres une farine déjà moulue, avec le miel de quoi faire un bon gâteau puis un joli bal masqué dessiné à la plume, c’est un coin méconnu là où le dos tourné on récolte ce qu’on a semé

 

une chorégraphie ordinaire, l’un en marche, le second droit bras ballants, le dernier penché en avant, bien moins perfectionnée que celle de l’abeille quand dans le noir el


Suzanne Doppelt

Poète, photographe

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