Nouvelle

Les dépositaires

Écrivaine

Nos amis ont des pouvoirs sur nous. À fortiori quand on les associe à un livre qu’ils nous offrent. À fortiori au carré quand l’auteure dudit livre (qu’on vous laisse découvrir) est fascinante. La narratrice de cette nouvelle de Charlène Dinhut, diplômée du master de Création littéraire de Paris 8, observe le visage endormi d’une amie et met en scène la façon dont elle lui échappe. Nous continuons notre série d’écrivains « en herbe » sous le signe de la joie et du clin d’œil.

J’ai reçu de ses mains le petit livre ; la couverture de celui-ci est rouge sombre et a le toucher cartonné du papier journal si bien que j’imagine souvent sa couleur dégorger sur mes doigts moites. À lire ce livre en le tenant d’une main, à le lire avec toute l’intensité qu’il suscite en moi, j’imagine que mes doigts finiront eux-mêmes rougis et que la couverture, elle, portera les traces de ce contact : des auréoles claires comme s’il avait plu sur elle. Alors que je découvre les textes que le livre réunit, ce processus de dégorgement, d’imprégnation mutuelle se propage : comme mes doigts endossant le rouge de la couverture, l’amie donneuse du cadeau devient à mes yeux l’autrice du livre. Les deux femmes se superposent en une même entité. Dans ce qui est dit là dans le livre, détaillé, les propos de l’autrice, précis et fermes, lumineux et doucement tristes : je reconnais la pensée de mon amie, et aussi dans la subtilité des raisonnements, la hauteur de vue.

Avec ce livre, qui regroupe des textes à la première personne du singulier et donne à lire des réflexions personnelles, au plus près de ce qui tremble, qui vit, de ce qui peine ou qui réjouit, je peux aussi habiter les silences de mon amie. Car mon amie parle et se confie avec facilité mais, toujours, à l’écouter, je pressens qu’elle cache un peu. Quelque chose, ou bien du moins une partie de ce qu’elle livre. Elle choisit ses mots avec précaution. Elle ne dit jamais ce qu’elle ressent d’excessif, d’incontrôlé. Je ne lui connais pas de moments où elle s’éloigne de la sagesse, de cette drôle de sagesse qui n’est qu’à elle et qui, à mes yeux, a fini par constituer une carapace protectrice autour d’elle. On pressent pourtant que cette sagesse s’est construite grâce à tant d’expériences – des expériences de tout ordre, vers toutes les limites et bien au-delà. Mais maintenant, avec un respect fort de ce qui se dit et de ce qui ne se dit pas, mon amie, lunaire et douce à la fois, se fraie un chemin fin comme sur des dunes.

Dans ce processus de dégorgement mutuel, j’imagine la vie de l’autrice et de mon amie communiquer sans peine, ouvertes l’une sur l’autre réciproquement grâce à de multiples passages. Plus d’un demi-siècle les sépare, et aussi des kilomètres, des fleuves, des massifs montagneux. Mais munie de ce livre rouge je pourrai enfin lire en mon amie – comme dans un livre ouvert.

 

Je me suis très vite dit que la façon de marcher de mon amie et celle de l’autrice produisaient le même son : le son de leurs pas contre les pavés et les routes tranche sec et droit dans la nuit ; il est également léger, retenu, discret. Leur pas est prudent mais décidé. Il faut parler du pas des gens. Le pas parle aussi des chaussures, l’autrice parle de chaussures. Du choix de les prendre solides et lourdes, qu’elles maintiennent le pied au chaud – ou de ne pas s’en occuper : de porter la même paire trop longtemps, le plus longtemps possible, malgré les trous, les déformations, la perméabilité, et de marcher ainsi les pieds mouillés contre le froid du sol, avec bien d’autres choses en tête.

L’autrice porte des chaussures percées, vieillies, amollies par l’usage – comme mon amie. Ses enfants, bien sûr, l’autrice les chausse chaudement, solidement. Le choix leur incombera plus tard d’inclure ou non le renouvellement de leurs souliers dans leurs priorités. Peut-être que ça leur conviendra de livrer leurs pieds à l’air frais, de courir le monde et de sentir le moindre gravillon sur la route.

 

Mon amie n’a pas d’enfant et mon pas est léger. La conscience que peu de choses sont essentielles le rend malléable, un coup de vent peut le faire dévier. Pour remédier à cette problématique, je pense parfois à glisser de lourds calots en métal – de ceux qui meurtrissaient les doigts quand on jouait enfants – à l’intérieur de mes semelles. Mon amie a, comme le calot et sans doute comme l’autrice, le goût du métal. Son esprit est aiguisé comme le meilleur des couteaux. Ou comme une pioche qui creuse le monde.

Mon amie a plusieurs métiers et semble avoir plusieurs passés. Quand mon amie dévoile une aventure d’un autre de ses âges, c’est toujours une surprise, il appartient toujours à une ère de sa vie dont nous ne savions rien, dont nous ne nous serions jamais doutés. Soudain, nous apprenons qu’elle a vécu à Rio, à Bruxelles, à Vanves. Combien dissimule-t-elle ?

 

Aujourd’hui le soleil est entré pour la première fois de l’année dans l’appartement et pour la première fois de l’année j’ai mangé des fruits rouges, il a fallu faire un vœu. Aujourd’hui mon amie est venue pour la première fois dans l’appartement. Rarement nous allions avoir autant de temps pour parler ensemble, nous qui nous voyions d’habitude pour partager un film ou une exposition – ce qui nous évitait (du moins à moi) une confrontation directe. J’étais intimidée, j’aurais dû mettre des calots dans les semelles. Mon amie s’est assise sur le fauteuil de l’unique pièce de l’appartement et semblait être à l’aise. Elle me parlait du film sur lequel elle travaillait, elle portait son rouge à lèvre rouge sombre, elle se réjouissait de ma grossesse en cours, elle riait avec de la mélancolie dans le coin de la bouche. Son film en cours, j’en avais vu un montage, était d’une folle splendeur, et la modestie de mon amie ne permettait pas de le saisir, elle en parlait si sommairement, n’osant assumer que ces quelques dizaines de minutes embrassaient toute une époque.

Assise en face d’elle, les jambes doublement croisées, les mains moites se pressant contre ce que je trouvais d’autre comme bout de mon corps pour tenter d’affirmer ma présence à moi-même, je ne passais pas du tout un bon moment. Je butais à nouveau contre le grand front de mon amie. Je me cognais contre son goût métal, je ne pouvais encore une fois pas la cerner, je me prenais à désirer l’étreindre autant qu’à vouloir la fuir pour mettre fin à mon malaise. Elle était là, limpide et insaisissable à la fois, un vrai ruisseau – et son propre regard est terrible : il semble tout comprendre de la personne qu’elle fixe, qu’elle écoute. Elle sait prédire tout de moi, a conscience de ce que je vis avant même que je n’en dise un mot. Et moi, me débattant pour retrouver le sol sous mes pieds, je ne cherchais même plus à la percer à jour, à la saisir comme une entièreté, ne serait-ce qu’une fraction de seconde ; je cherchais seulement, au moins, à la dérouter : à la coincer quelque part dans une surprise, à la désarçonner, à provoquer l’éclat de rire. Rien qu’un éclat de rire serait un pas hors de sa drôle de sagesse. Je me suis réfugiée dans la cuisine sous prétexte de lui préparer un café, je me suis remémoré le livre rouge, ce qu’il dit d’elle. Il me fallait me tranquilliser, tenter d’avoir moi aussi son cerveau dans ma main, à pouvoir le regarder sans peur. J’ai relu quelques mots du livre rouge, j’ai repris quelque chose du rythme de ses phrases.

Dans l’un des textes du livre rouge l’autrice évoque ce qu’elle a vécu sous le régime fasciste italien. Elle parle de la fuite soudaine hors de chez elle avec son mari et ses enfants, en pleine la nuit. Après avoir dormi sur des bancs, dans des gares, avoir confié leur destin à des inconnus sans être sûrs qu’ils soient dignes de confiance, ils ont vécu quelques années cachés dans un petit village. Dans les quelques mois qui ont suivi leur retour à Rome en 1944, le mari a été sauvagement assassiné par la Gestapo.

Ce texte décrit surtout les mois passés par l’autrice dans le village des Abruzzes, exilée avec son mari et leurs enfants dans cet environnement qui lui est étranger, loin de la vie urbaine et trépidante qu’elle connaissait, auprès de femmes édentées et des feux de cheminée de chaque maison, toutes accueillantes.

L’autrice écrit : « c’était là l’époque la plus heureuse de ma vie, et c’est seulement maintenant, alors qu’elle m’a échappé pour toujours, c’est seulement maintenant que je le sais ».

 

J’ai raté le café, j’en ai refait un autre, il sent mauvais, il est de très mauvaise qualité ; j’en ai renversé une bonne partie à côté de la tasse et, quand je suis revenue dans la seule autre pièce de l’appartement avec cette tasse promise, j’ai trouvé mon amie endormie. Elle était toute donnée à l’air printanier, presque innocente malgré son rouge et ses jolis cernes, les bras ballants, la tête solidement calée sur la courbure du dossier du fauteuil.

J’étais suspicieuse. C’était suffisamment inconvenable et inattendu de sa part pour que ce soit une ruse. D’autant que sa bouche présentait un léger sourire. Mais puisqu’elle-même m’avait donné les clefs de son caractère en m’offrant ce que je considérais à présent comme son livre, j’ai opté pour la confiance, j’ai compris cet endormissement sauvage comme un signe de don, un don qui m’était fait.

 

Lorsque je me suis enfin décidée à mettre un autre visage que celui de mon amie sur les mots du livre rouge et que j’ai débuté des recherches, j’ai appris qu’une des cousines de l’autrice avait aidé Mussolini à accéder au pouvoir. Après avoir été son amante passionnée et sa plus proche collaboratrice, après avoir écrit son hagiographie en 1925, cette femme part s’exiler en Amérique latine lorsque le régime devient officiellement antisémite, étant juive elle-même. Des membres de sa famille sont tués dans les camps.

L’autrice a survécu à Mussolini, au fascisme, au nazisme aussi, ne s’est pas exilée en Amérique du Sud. Des années après la guerre, elle apparaît dans L’Évangile selon saint Matthieu de Pier Paolo Pasolini. Sur les photogrammes, son sourire est large, charitable et féroce à la fois ; son visage est primaire, solaire, comme tant de visages filmés par Pasolini. De quoi se demander ce qu’il pouvait bien indiquer à ses figurants pour faire en sorte que tant d’entre eux présentent cette même expression et ce grand sourire face à la chienne de vie. D’autres photos réunissent Pasolini et notre autrice, sur le tournage ou ailleurs ; ils faisaient partie d’une même scène littéraire. J’aurais tant aimé voir mon visage filmé par Pasolini. Il me semble qu’il aurait été enfin mien, sans réserve. Je crois qu’après on peut mourir. Je me suis servie un verre d’eau, puisqu’il faut être raisonnable avec le café pendant une grossesse. Je pensais à mes bons compagnons de route, mes amis comme mes livres. Ma folie s’emboîte à la leur, je pensais, on se donne chacun dans notre folie – bien que folie ne soit sans doute pas le bon terme. « Quel aurait été ton visage filmé par Pasolini ? » je susurrais à l’oreille de mon amie. « Aurais-tu réussi à sourire de toutes tes dents ? » je lui caressais la joue du dos de l’index. Elle ne s’est pas réveillée.

Je me suis levée, contrariée, j’ai rongé mes ongles et j’ai fait les cent pas, ce qui, dans l’espace de vie réduit qui est le mien, équivalait à tourner sur moi-même. Parfois je me penchais brusquement vers mon amie pour la surprendre les yeux ouverts, au cas où elle se moquait de moi. Ou pour surprendre son visage en train de se transformer, au cas où j’assiste là à une métamorphose quelconque. En me baissant soudainement, une fois, mes cheveux sont venus fouetter un peu son visage, mais elle ne s’est pas réveillée. J’ai imité une quinte de toux, j’ai fait une roulade à côté d’elle, aucune réaction. Quand j’ai repris mes cent pas, mais cette fois à cloche pied, je me suis dit qu’on finissait par être nombreux dans cette pièce, l’autrice, l’amie, le fœtus, le café qui pue et moi.

Mais ni ça ni la puanteur du café n’ont eu raison de son sommeil. Cette dernière en revanche malmenait mon estomac – j’ai éloigné la tasse, je me suis assise par terre à côté de mon amie, c’était le moment de raconter une histoire. C’est l’histoire d’un petit garçon qui passe chaque matin dans la même allée arborée, en allant à l’école. Chaque matin, avec le parent qui l’accompagne, il inspecte les changements de couleur des feuilles, l’évolution des fleurs et des bourgeons, des vents et des météos ; ces variations qui permettent d’appréhender le temps qui passe. Un petit chat noir et blanc le suit toujours sur ces quelques mètres. Une seule petite maison donne sur cette allée, un vieux bonhomme à la moustache blanche y habite. Il fabrique des jouets en bois. Depuis la fenêtre la plus haute de la maison, il observe chaque matin le petit garçon traverser ce tronçon de verdure, il regarde ce que sa démarche dit de ses contemplations alors qu’il n’entend pas ses mots – un détour, un retour sur ses pas, un ralentissement à la recherche d’un oiseau. Le vieux bonhomme fabrique ses jouets en fonction des courbes et des coudes que fait le trajet de l’enfant. Il nourrit ainsi le dessin de ses trains en bois. Le tombé des robes des pantins, aussi, et les lumières dans leurs yeux. Un jour le petit garçon aperçoit, imperceptiblement, une surface orangée gagner la feuille d’un châtaignier, le lendemain cette couleur en aura gagné d’autres. Le surlendemain le parent aura enroulé une écharpe autour du cou du garçon et aura remplacé ses chaussures en toile aux bords râpés par de belles chaussures en cuir, neuves, épaisses, espérées solides. Je crois que mon histoire a endormi mon amie encore plus profondément.

En racontant cette histoire à mon amie endormie, à la princesse endormie dans l’unique pièce de mon appartement, je me suis demandée si le fait d’attendre un enfant ne nous poussait pas, paradoxalement, vers le passé, un passé idéalisé, apaisé, pour fuir la violence connue du présent et l’incertitude des temps à venir. L’autrice, dont les enfants ont connu la guerre à ses côtés, écrit bien autre chose. Elle ne peut plus, elle ne veut plus, entourer ses enfants d’un voile mensonger loin de la réalité.

« Nous ne pouvons pas le faire avec des enfants qui ont vu l’épouvante et l’horreur sur nos visages. »

L’année de ma propre naissance, soit vingt ans après le tournage de L’Évangile selon saint Matthieu, l’autrice est entrée au Parlement italien. Elle a appelé de ses vœux un parti communiste « qui puisse gouverner sans jamais égarer le bien suprême de l’incertitude et de la fragilité ». Elle m’offrait les mots qui me permettaient de mieux penser à mon amie et à son film – son choix conjoint du radical et du fragile, de l’idéal et du fragile.

 

Mon amie a dormi trois jours et trois nuits. Je ne suis pas allée travailler chez le marchand de chaussures pendant ces journées. J’ai coupé mon téléphone, je sortais parfois sur le palier pour demander aux voisins de faire moins de bruit en montant l’escalier, je ne me suis pas douchée. Le premier jour j’ai longuement regardé le visage de mon amie, essayant de comprendre pourquoi il m’intriguait tant. Au cas où elle se réveille pendant mon propre sommeil ou une de mes absences, j’ai déposé au pied du fauteuil un grand verre d’eau, un thermos du mauvais café et trois biscuits dans une coupelle. Le deuxième jour, je suis allée acheter du papier à dessin et des fusains et j’ai tenté de faire son portrait, cent fois. J’ai étalé à même le sol les feuilles de papier noircies par endroit, je les ai observées longuement ; je n’ai pas réussi à rendre compte du caractère broussailleux du visage de mon amie.

Le troisième jour, je suis allée acheter du meilleur café et un grand tableau noir d’école que j’ai plaqué au mur. Dessus, j’ai dressé la cartographie de ce que je connaissais de sa vie. Son lieu de naissance, deux de ses anciens compagnons, trois de ses métiers actuels, une de ses formations, deux des villes où elle a vécu, six colloques auxquels elle a participé lors des dernières années (je me suis appuyée sur nos échanges d’emails), sept de ses amis actuels – mais qui ne semblent pas se connaître entre eux –, trois grands virages assumés dans sa vie professionnelle, six festivals où elle a été. J’avais de la craie sur mon pull.

Chaque soir, avant de m’endormir, j’ai changé son eau. Chaque soir, avant de m’endormir, j’ai brisé en deux un morceau de sucre en répétant à voix haute : encore des heures passées ensemble, je m’habitue à son mystère.

 

Pendant ces trois jours et ces trois nuits, j’ai eu envie de la réveiller, j’ai eu envie de lui couper une mèche de cheveux, de lui retirer son rouge à lèvre, je n’en ai rien fait. J’ai regardé son souffle et son constant sourire en coin. À son côté, je me suis à la fois épanouie et épuisée.

Au matin du quatrième jour, je lui préparais un bon café et elle a ouvert les yeux. Je me suis précipitée vers elle, je me suis assise au sol. « J’ai rêvé de toi », elle a dit. Et, voyant côte à côte le livre rouge et un carnet sur mon lit : « moi aussi, ce livre m’a fait écrire ». Elle m’avait devancée, encore une fois. « Comment pourrait-on faire la même tête que si Pasolini nous avait filmées ? » je lui demandais. Elle est partie dans un grand rire : « il faut avoir le soleil en pleine gueule ! »

 

En ce qui concerne l’éducation des enfants, je pense qu’on doit leur enseigner non pas les petites vertus, mais les grandes. Non pas l’épargne, mais la générosité et l’indifférence à l’argent ; non pas la prudence, mais le courage et le mépris du danger ; non pas l’astuce, mais la franchise et l’amour de la vérité ; non pas le désir du succès, mais le désir d’exister et de savoir. D’habitude, au contraire, nous faisons l’inverse (…) : parce que les petites vertus ne comportent aucun danger matériel, et même nous gardent à l’abri des coups de la fortune.
Natalia Ginzburg

 


Charlène Dinhut

Écrivaine, Chargée de programmation au Centre Pompidou

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