Nouvelle

Notes sur les bienfaits de l’eau potable de la ville de New York

Artiste, auteur

L’extrait du roman en cours d’écriture de Gabriel René Franjou, ex-étudiant du master de creation littéraire de La Cambre, tient à lui seul comme une nouvelle. Et c’est avec cette nouvelle vive et désaltérante, donc de saison, que nous concluons notre série consacrée aux plumes prometteuses, pour ensuite entrer, justement, dans l’été.

Je me lave les mains longuement, je prends bien le temps de faire mousser le savon, de frotter entre les doigts et jusqu’aux poignets. L’eau, d’abord froide, se réchauffe. Je me regarde dans le miroir et je me dis que quand même, j’ai bien bronzé. J’ai la peau couleur bronze. J’ai sans doute la peau plus foncée qu’il y a quelques années ; le teint hâlé, pourrait-on dire, comme les marins ou les pirates (en fait je ne sais pas vraiment ce que signifie « hâlé » – je pense que ça a à voir avec une endurance face aux éléments). Je me les sèche, longuement aussi, à l’aide de l’appareil qui expulse l’air à 640 kilomètres par heure (c’est indiqué sur la machine). En sortant, dans le long couloir désert, je me dirige vers la fontaine à eau. Quand j’appuie sur les lettres en reliefs PUSH, la machine se met en marche (vrrrrrrrrommmm), mais rien n’en sort. Comme à l’aéroport, l’arrivée d’eau a dû être coupée à cause de la sécheresse. Je me sens coupable d’en avoir utilisé tant pour me laver les mains, mais mes doigts restent appuyés sur le bouton dans l’espoir que l’eau jaillisse. Rien. Mon nom, prononcé en allemand. Je me retourne et le Professeur est là. Pendant quelques secondes on se regarde en silence. Il est tellement grand, et toujours aussi agressif dans sa posture. Il dit : je vais te raconter une histoire.

J’étais jeune, je n’avais jamais pris l’avion. J’étais un grand adolescent, un peu maladif, mais plein d’ambition. J’avais réussi à convaincre un Artiste américain, en visite à Düsseldorf et dont je ne te dirais pas le nom, à me prendre comme assistant quelques mois, un été. Ma famille nourrissait une haine sévère envers les Américains, envers l’art aussi d’ailleurs, et le choix de traverser l’Atlantique pour rejoindre cet Artiste à New York, ils l’ont vécu comme une trahison. Le peu d’anglais que je connaissais, je l’avais appris en écoutant les disques du Velvet Underground et en lisant Peanuts dans des journaux américains que je trouvais à la bouquinerie en face de chez moi. J’ai cassé ma tirelire et j’ai utilisé toutes mes économies, des années de petits boulots à la con, pour m’acheter le billet d’avion. J’étais terrorisé tout du long du vol. Mais en atterrissant, toutes mes peurs se sont envolées, et en foulant le sol américain j’ai ressenti qu’un nouvel horizon s’ouvrait. Le ciel était tellement plus bleu qu’en Europe. Le soleil se réfléchissait sur le verre des gratte-ciels. Et la ville se dressait face à l’Océan, fière et combative. J’en faisais à présent partie, au moins pour une saison. L’Artiste avait un grand studio à Chelsea. Ma première séance de travail chez lui, je l’ai passée à poncer du bois. Il faisait une chaleur indescriptible et j’ai sué à grosse gouttes toute la journée, sans jamais oser demander, ou aller me servir, ne serait-ce qu’un verre d’eau. Je serrais les dents entre mes lèvres gercées, j’avais la gorge tellement sèche. Quand l’Artiste m’a fait savoir qu’on s’arrêtait pour aujourd’hui, j’avais un intense mal de crâne, et en descendant les six étages par les escaliers j’ai été pris de vertiges. Dans les rues, le soleil de juin m’agressait, et étant incapable de me concentrer sur le trajet, j’ai pris plus d’une heure, douloureuse, à rentrer à l’appartement minable dans lequel je louais une chambre à un vieux marin à dreadlocks. J’ai un peu hésité à boire au robinet de la cuisine, ne sachant pas trop si l’eau courante était potable, et avant d’avoir réussi à prendre une décision je me suis évanoui. Quand je suis revenu à moi, en pleine nuit, je me sentais à la lisière de la mort. Je suis allé à la cuisine ; en allumant la lumière j’ai vu s’enfuir les cafards. J’ai ouvert le robinet et j’ai fixé l’eau qui s’en écoulait : elle était claire, elle semblait saine. J’allais y porter la bouche quand, de sa voix éraillée, le vieux marin hurla ARE YOU CRAZY. Il se tenait dans l’encadrure de la porte en marcel et en caleçon. DO NOT drink the water. DON’T drink tap water, boy. Il a commencé à m’expliquer longuement et en détails que ce n’est pas sain, et même très dangereux, pour un voyageur de boire l’eau du robinet d’un pays qui n’est pas le sien, que les bactéries qui participent à faire fonctionner mon corps et qui font de moi qui je suis seraient ravagées, et que les conséquences sur ma santé physique et mentale seraient catastrophiques. En particulier, l’eau de New York est maudite, elle pullule de fantômes et est pleine de copépodes, de microscopiques crustacés qui y sont ajoutés sous prétexte de la purifier mais qui en réalité sont des entités destructrices. Au meilleur des cas, l’intégrité de ma personne serait corrompue à jamais ; au pire des cas, je mourrais dans d’atroces souffrances. J’étais si faible et assoiffé que j’avais l’impression de délirer. Il m’expliqua que lui-même ne buvait pas l’eau de cette ville, car étant marin, et qui plus est noir, il ne considérait pas ce pays comme le sien non plus. En mer il avait pris l’habitude d’emmener dans ses valises quantité de bouteilles d’eau de source et c’était à présent la seule eau qu’il consommait ; il ne buvait d’ailleurs aucun autre liquide : pas de café, pas de soda, pas de jus de fruit, et pas d’alcool autre qu’une eau pétillante mélangée à de l’éthanol pur. Sans s’arrêter de parler, il a ouvert le frigo, un grand frigo américain démesuré pour la taille de la pièce. Il était plein à craquer de bouteilles d’eau en plastique. Je suis resté à les fixer, sans même vouloir en boire pendant quelques instants. La nécessité a vite repris le dessus sur la stupeur, mais quand j’ai levé le bras en direction du frigo, le marin s’est esclaffé. BACK OFF. GET YOUR OWN. J’étais stupéfait : il m’interdisait de boire l’eau du frigo, pourtant abondante – c’était la sienne et il ne partagerait pas. L’eau du robinet coulait encore. Il a éclaté d’un rire graveleux qui m’était absolument insupportable. J’ai fui. Je suis sorti dans les rues de New York, pas désertes du tout, il devait être quatre heures du matin. Je n’ai jamais oublié l’odeur de l’air cette nuit-là, l’odeur de l’iode, de la chaleur, des déchets. Marchant ébahi dans Alphabet City, tournant en rond sans savoir où j’étais ni où j’allais, je suis tombé par chance sur un vendeur ambulant qui tirait d’une main une glacière sur laquelle était peint à l’aérosol ICY COLDS 1 $. De l’autre, il tenait une radio qui diffusait un type de musique que je n’avais encore jamais entendu et qui me paraissait impitoyablement bruyant et euphorique. Sans un mot je lui ai tendu le billet de 10 $ que j’avais dans ma poche, ce qui me restait de la paye du jour. Il s’est arrêté, a empoché le billet, puis a ouvert sa glacière et rempli un sac plastique de dix petites bouteilles d’eau de source. Il me l’a tendu et a repris sa route. J’ai bu une première bouteille et je me suis mis à marcher vers l’océan. J’ai traversé le Lower East Side (deuxième bouteille), Chinatown (troisième bouteille), Wall Street (quatrième bouteille), et toute la ville s’affairait déjà tandis que le soleil se levait. Je regagnais des forces, j’ai senti couler dans mes veines les flux qui animaient la ville. Je me suis assis sur un banc face à l’Atlantique dans Battery Park (cinquième bouteille). À chaque bouteille que je buvais (cul-sec), les choses – je veux dire, toutes les choses – m’apparaissaient de plus en plus clairement. J’ai pissé dans la baie et j’ai senti le niveau de l’eau monter. J’ai vu la splendide ruine submergée que fera Manhattan. Je me suis brièvement endormi sur le banc (je n’ai pas rêvé) et un peu avant dix heures du matin, je me suis mis en route vers le studio de l’Artiste. Une fois arrivé à Chelsea, j’avais bu la dernière bouteille, et, vidées, elles étaient toutes dans le sac plastique que je transportais encore, ce sac estampillé d’un smiley jaune et de la phrase THANK YOU HAVE A NICE DAY. Je l’ai jeté dans une énorme benne à ordures dans le fond d’un parking, et j’ai sonné chez l’Artiste. Il m’a accueilli chaleureusement, il était très content de mon travail de la veille. Il est allé nous chercher des bagels frais et du café chaud, et on s’est mis au travail. À midi, il nous a acheté des sandwichs pastrami moutarde (aujourd’hui encore ce sandwich est mon préféré parmi les sandwichs américains) et à la fin du repas, il a attrapé un grand verre et ouvert le robinet. L’eau a jailli avec une vigueur presque obscène. Il m’a demandé si j’en voulais un verre, en insistant sur le fait qu’il fallait s’hydrater par cette chaleur. Il a ajouté, l’air de rien, que la ville de New York avait la meilleure eau courante du monde. J’avais pris ma décision il y a déjà plusieurs heures. J’ai bu mon verre en grandes gorgées, d’un seul trait. À la fin de la journée, nous sommes montés sur le toit de l’immeuble et nous avons bu des bières au soleil. Nous sommes devenus amis, l’Artiste et moi, et ce rendez-vous sur le toit est devenu notre rituel de fin de journée. On discutait de grandes choses, hurlant parfois pour nous entendre par-dessus le bruit de la ville hyperactive. À chaque fois, il donnait une petite tape fière et patriarcale aux pieds du château d’eau en bois de cèdre qui trônait sur le toit, et il m’expliquait le trajet de l’eau, qui débute dans l’un des six réservoirs artificiels créés sur le site d’une douzaine de villages au nord de l’État, évacués de force puis inondés au tournant du XXe siècle, et l’eau, poussée par la gravité, file vers la ville via le Catskill Aqueduct, passe d’abord par un énorme centre de désinfection où elle est traitée au chlore, mais jamais filtrée (pas besoin) et finit par gagner tant de vitesse et de pression qu’elle peut grimper six étages sans soucis, venir se loger dans ces grands bacs en cèdre ou parfois en séquoia californien qui ponctuent le ciel de la ville, puis, se déverse, claire et fraîche, forte d’un pH moyen de 7.2 – autant dire presque parfaitement pure – dans les grands verres d’eau que je buvais maintenant tous les jours. Je buvais goulûment, assidûment, l’eau potable de la mégapole. J’avais le ventre ballonné en permanence et je m’interdisais d’uriner plus d’une fois par jour, pour garder l’eau en moi le plus longtemps possible. Je m’appliquais à assassiner et remplacer mon microbiome intestinal. Je devenais quelqu’un d’autre. À la fin de l’été, le projet sur lequel l’Artiste et moi travaillions a été réalisé, dans un lac à la frontière canadienne ; ma tâche avait été accomplie. J’avais prévu de filer vers l’Ouest et de rejoindre le Pacifique, pour ensuite rentrer en Allemagne depuis la Californie. Il me restait simplement une dernière chose à faire à New York. Un soir de pluie tiède, à l’heure où le marin était je ne sais où en train de faire je ne sais quoi, j’ai vidé dans la douche chaque bouteille d’eau de source qu’il avait dans son appartement – dans son frigo, dans ses placards, sous son lit, sous les planches du parquet – et je les ai remplis d’eau du robinet. J’ai revissé chaque bouchon. Je les ai toutes remises à leur place. Je suis parti. J’ai marché jusqu’à Grand Central Station, laissant les gouttes chaudes couler directement sur mon crâne fraîchement rasé. Dans le train, j’étais trempé. J’ai traversé le pays. En octobre j’ai pris l’avion pour Düsseldorf à Los Angeles, une ville qu’aujourd’hui encore je méprise de tout mon être – ce n’est pas une ville, c’est une flaque informe – et arrivé à la maison dans laquelle j’avais passé toute ma vie, j’ai fait mes valises, piqué quelques billets dans le portefeuille de mon père, dit adieu à ma famille qui de toute façon ne voulait plus rien à voir avec moi, et pris le premier train pour Berlin. En novembre j’ai rencontré Helen, nous démontions le Mur à mains nues. L’histoire s’arrête ici. Le reste, je suppose que tu le connais.

Le Professeur me regarde et sourit. Il tient en main sa flasque en métal et me la tend. Je ne réagis pas. Il reste comme ça quelques secondes, puis décide de s’en aller. Ses talonnettes claquent contre le sol dur. J’avais écouté son récit sans bouger et je suis, tout du long, resté appuyé sur le bouton de la fontaine. Un mince et hésitant filet d’eau en coule, mais la soif m’a quitté.


Gabriel René Franjou

Artiste, auteur

Rayonnages

FictionsNouvelle