Roman (extrait)

Chroniques du pays des gens les plus heureux du monde

Écrivain

Nous ouvrons les festivités – et c’est le cas de le dire comme vous le lirez ci-dessous – de l’été par un événement : le retour de Wole Soyinka, écrivain nigérian né en 1934, grande figure de l’opposition et prix Nobel de littérature. Chez les plus heureux, le vol d’organes et la corruption ont néanmoins cours et le docteur Menka sent l’ennemi se rapprocher. Le Nigéria ici est quand même imaginaire. Comme l’illustre ce chapitre 2, qui va crescendo dans la fantaisie. Extrait inédit du roman, traduit par David Fauquemberg et Fabienne Kanor, à paraître le 25 août au Seuil.

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L’Évangile selon le bonheur

Nul n’ignorait plus que cette nation qu’on surnommait le Géant de l’Afrique avait été désignée comme abritant les Gens les plus heureux du monde. Ce qui n’était pas clair, en revanche, c’est comment elle s’était vu attribuer une telle reconnaissance et comment, par consensus universel, elle avait pu la mériter. Il fallait aider les autres nations ambitionnant ce titre à sortir de la jalousie qui les étreignait, malaise qui entraînait de leur part des efforts voués à l’échec pour lui arracher sa couronne. La sagesse des anciens souffle qu’il est plus digne de reconnaître un champion dès lors qu’il est indiscutable, et de marcher dans les pas de ce leader, plutôt que de se lamenter en se tortillant de colère. Comme les Yoruba ont coutume de le sermonner : Ti a ba ri erin igbo k’a gba wipe a ri ajanaku, ka ye so wipe a ri nka nto lo firi. Quand tu croises un éléphant, admets que tu as vu le seigneur de la forêt, au lieu de prétendre avec désinvolture que quelque chose a vaguement traversé ton champ de vision.

Peu de nations, par exemple, pouvaient se targuer de posséder un ministère du Bonheur. Cette innovation émanait pourtant d’un des États les plus démunis de cette nation fédérale. Sa ministre pionnière, ou plutôt sa commissaire, était l’épouse de l’imaginatif gouverneur de cet État, tandis que d’autres membres de la famille et proches occupaient les divers postes créés par l’instauration de ce ministère unique en son genre. Mais pour ne pas qu’on s’imagine que cette Première famille était seule responsable du prodige d’une telle décision unanime à l’échelle du monde entier, il convient de préciser qu’entre autres références à faire valoir, l’amour des titres et leur généreuse distribution dans le pays avaient joué leur rôle. Les gens avaient tendance à oublier que la célébration d’un seul de ces titres par le peuple aurait souvent suffi à financer les plans budgétaires annuels d’autres nations. Il y avait d’autres fondements, négligés quoique monumentaux. Est-il besoin de citer, par exemple, la multiplication constante et exponentielle des lignées de chefs traditionnels, d’un simple trait de plume tiré sur des histoires et des cultures entières par les gouverneurs des différentes provinces ?

Une ancienne cité yoruba connue sous le nom d’Ibadan, qui avait jadis formé un domaine monarchique autosuffisant, et ne présentait pourtant aucun signe évident de grossesse, avait accouché un beau jour de vingt-quatre nouveaux royaumes, en pleine époque d’affirmation forcenée de la démocratie. Cet exploit ne resta pas incontesté. Il fut bientôt égalé – ou peu s’en faut – à l’autre extrémité de l’axe national avec l’enfantement de quatorze émirats par une autre entité historique baptisée Kano. Les nouveaux rois/émirs furent présentés, avec force bâtons de commandement et autres parchemins de nomination royale, par leurs gouverneurs en exercice, ce qui généra des cérémonies de masse flamboyantes, dans une immense liesse populaire. Des couronnes/turbans individuels, évidemment confectionnés sur mesure pour convenir à chacun des crânes royaux, furent posés et enroulés autour des têtes et des bajoues des nouveaux monarques – qui n’avaient été jusqu’ici que de simples chefs de village, de petits seigneurs sans importance. Et ainsi de suite : les rabat-joie professionnels de ce monde avaient l’imagination trop courte pour visualiser les immenses festivités qui submergeraient naturellement l’ensemble d’un pays si prodigue en élévations, la garantie de carnavals quasiment quotidiens, favorisant la croissance du tourisme et l’essor de cette industrie associée qu’était le kidnapping avec demande de rançon.

Nombre de facteurs essentiels étaient généralement sous-estimés par les nations concurrentes, ce qui était en grande partie dû au souci de leurs intérêts propres et à leur désir obsessionnel d’arracher la couronne du bonheur du crâne de la nation qui la méritait amplement. Malheureusement, ce genre d’attitudes partisanes et intéressées ne faisait que semer la confusion, même au sujet des fêtes annuelles les plus habituelles – religieuses, séculaires, commémoratives, etc. – auxquelles avait droit toute nation souveraine ayant le minimum de respect traditionnel pour le monde des vivants, celui des ancêtres et le monde de ceux qui viendraient après.

La tendance à confondre réjouissances politiques et fiestas populaires était typique de ces malentendus dont se rendaient coupables les touristes en quête de divertissement – mais également, d’ailleurs, certains citoyens négligents. Le fardeau de cette confusion sur la nature des célébrations pesait au plus haut point sur la fête du Choix du Peuple. Certes, fêtes politiques et fêtes culturelles présentaient quelques similitudes, dont la plus notable était leur tendance commune à s’étendre indéfiniment, année après année, bien que des dates spécifiques leur eussent été allouées, clairement indiquées sur le calendrier national. Pourtant, il s’agissait de deux entités bien distinctes. Surnommée la Bringue de l’Année, la Concorde du Peuple, la Nuit des Nuits, etc., la fête du Choix du Peuple, cette célébration populaire unique en son genre, aurait dû, dans le strict respect des règles, se dérouler le week-end suivant la fête de l’Indépendance. Laquelle était, sans la moindre ambiguïté, un événement politique. Cette proximité était source d’une autre confusion, mineure celle-ci et sans grande conséquence, car quasiment plus personne ne se souvenait de ce que signifiait l’indépendance. Un défilé militaire, un apathique discours adressé à la nation, des appels au patriotisme, la récitation d’une insipide liste de décorations, et la vie de la nation reprenait aussitôt son cours, dans l’attente de ce qui était le véritable événement de l’année, en termes de popularité : la fête du Choix du Peuple et sa grande remise de prix.

Certains cyniques et autres révisionnistes insinuaient volontiers que cette célébration était une invention du People on the Move Party – le parti du Peuple en mouvement. Là encore, c’était très éloigné de la réalité. Bien sûr, ce parti se targuait lui aussi d’être un modèle de pratique démocratique, mais l’analogie des concepts n’allait pas plus loin. L’unique mérite que s’attribuait le POMP – acronyme évident du parti – était son libéralisme, qui permettait à un tel événement festif, œcuménique, non partisan non seulement de s’enraciner et de prospérer, mais de s’étendre progressivement de part et d’autre de ses dates officielles au point de couvrir toute l’année et de même déborder parfois sur celle d’après, ses célébrations se prolongeant jusqu’au commencement de l’édition suivante. Nulle autre réjouissance au monde ne pouvait se vanter d’une expansion aussi constante. C’était devenu une fête sans fin, qui accumulait en outre les arriérés de cérémonies – les résidus étant reportés à l’année suivante.

Le Choix du Peuple faisait bien davantage que polir l’image du gouvernement ou du parti au pouvoir : il améliorait grandement la représentation cabossée que le reste du monde se faisait des citoyens de la nation. La fête, riche déjà de nombreuses éditions, prouvait, contrairement à ce que semblaient suggérer les élections dans ce pays, que les Nigérians, quand on leur en donnait l’occasion, avaient deux ou trois choses à enseigner au monde sur cette culture politique si injustement attribuée aux Athéniens. Si le gouvernement se rendait coupable d’une quelconque intervention, celle-ci s’était jusqu’ici limitée à déclarer patrimoine national la Fiesta de la Nuit des Nuits, point d’orgue des célébrations, dont l’intensité culminait avec la remise des Yeomen of the Year, qui faisaient désormais partie du patrimoine national. Le gouvernement avait pris l’initiative sans précédent de transmettre officiellement à l’UNESCO cette résolution – avec pas moins de vingt-cinq millions de signatures vérifiées, prouesse que trois éditions successives du Recensement national n’avaient su accomplir ! Si nous avions échoué à le faire, nous aurions failli à notre devoir, et bien évidemment aurions été accusés d’indifférence à l’égard du patriotisme, de l’art et de la créativité. Et maintenant que nous avons accompli notre devoir, voilà qu’on nous cloue au pilori en nous reprochant de promouvoir je ne sais quel sinistre agenda gouvernemental. Notre peuple est tout bonnement impossible à satisfaire !

La fête du Choix du Peuple était systématiquement programmée le week-end qui suivait celle de l’Indépendance, célébrant ce jour historique où les anciens maîtres impériaux avaient été paisiblement destitués par les électeurs, sans qu’une goutte de sang soit versée – l’indépendance sur un plateau d’or, comme l’avait alors claironné un nationaliste très en vue, qui allait plus tard devenir le président de la nation. Le fait que celle-ci ait ensuite amplement rattrapé cet écart de conduite en plongeant dans une guerre civile qui avait duré plus de deux années ne pouvait être imputé au POMP, qui n’existait pas encore à l’époque de l’indépendance, et encore moins au moment de ce conflit qu’on appelait communément la guerre de sécession du Biafra. Ce qui comptait aux yeux du peuple, c’était le phénix de la splendeur, renaissant des cendres de la colonisation.

Cette fête était décidément unique. Elle s’achevait par une pléthore de récompenses, qui catapultaient au firmament de la reconnaissance publique une nouvelle classe de citoyens connus sous le nom de Yeomen of the Year – « serviteurs de l’année », ou YoY –, honneur qui exprimait la reconnaissance d’un peuple envers ceux qui œuvraient pour l’intérêt public bien au-delà de ce que leur dictaient leur devoir, l’appât du gain ou de la gloire. Quel contraste avec la liste annuelle des Honneurs Nationaux remis à l’occasion de la fête de l’Indépendance – un peu comme les Oscars alternatifs. La liste des Honneurs Nationaux était établie dans le plus grand secret par une Commission nationale de la grâce dont quasiment personne ne connaissait l’existence ni la composition. Nul homme, nulle femme, nul enfant n’apportait sa contribution aux conspirations derrière les portes closes de cette cabale secrète. Les YoY, au contraire, s’étaient imposés comme l’unique vote véritablement démocratique, transparent et authentifié que la nation avait connu depuis qu’elle s’était lancée dans la grande aventure de l’indépendance. Les YoY avaient fini par devenir le baromètre du peuple, mesurant son pouls. Ils imprimaient sur le front de leurs lauréats le stigmate rare et indélébile de l’humanité primordiale, celle d’avant la Chute, neutralisant toute concurrence, ils étaient désormais reconnus comme LE reality show du XXIe siècle. Ils avaient même terrassé « Big Brother Africa » et toutes les émissions les plus populaires fondées sur le voyeurisme et une participation virtuelle du public.

Chez ce peuple si épris de musique, dont l’allégeance oscillait pour l’essentiel entre les deux pôles du football et de la chanson, même la cérémonie des Grammy Awards et le Concours de chanson mondial de la Biennale de Venise étaient éclipsés par les YoY. Le télé-crochet chorégraphique « Africa Can Dance » semblait désormais avoir deux pieds gauches patauds. Le fameux défilé de mode, de glamour et de prétendants du Festival de Cannes avait perdu une partie de sa vaste palette de couleurs avec la disparition du contingent nigérian – les représentants de cette industrie baptisée, avec une stupéfiante originalité, Nollywood –, qui avait jadis imposé sa texture exotique sur les plages cannoises. Les YoY avaient provoqué une hémorragie massive, et rendu pâle et anémiée la scène de cette grande fête du cinéma. Seules les maisons de paris avaient survécu, et même proliféré : qui allait donc s’imposer dans les différentes catégories des YoY ?, prononcés Ouaille o Ouaille ou simplement Yoy, comme un Joy (« Joie ») un peu zozoté, les deux n’ayant pas tardé à devenir des quasi-synonymes ! Nulle starlette du cinéma ou des clips vidéo, nul compétiteur de danse hip-hop ne pouvait se permettre de manquer cette fête somptueuse qui surpassait désormais toutes les autres au niveau national – les Yeomen of the Year. Une tentative de caresser dans le sens du poil les partisans de l’égalité entre les sexes en créant la cérémonie rivale de la Yeowoman of the Year avait, comme on pouvait s’y attendre, tourné court – les femmes faisant savoir aux promoteurs de l’événement que les YoY étaient bel et bien inclusifs, et exigeant une compétition transparente et directe qui garantissait l’égalité des chances, pas une concession symbolique qui n’aurait fait qu’humilier encore davantage la gent féminine. Tel était le degré d’unanimité dont jouissaient les YoY. La montée en puissance du grand gala de remise des prix débutait par les appels à candidature, quatre mois au moins avant la Nuit des Nuits. Les plateformes en ligne changeaient alors de propriétaires du jour au lendemain. Elles étaient rachetées ou louées sous pseudonyme, sous l’égide de l’entité internationale Be The First to Comment (« Soyez le premier à faire un commentaire »), cette plateforme en accès libre aux abonnés issus des franges marginalisées – certains préféraient les qualifier de « marginales » – de l’humanité. Les plus chanceux de ces abonnés devenaient des quasi-millionnaires en un rien de temps. Des agences créatrices d’image au bord de la faillite redevenaient subitement solvables ; nombre d’entre elles empochant leurs bénéfices pour se reconvertir dans le domaine connexe du consulting, se spécialisant dans les manipulations et autres décontextualisations qui avaient gagné en ampleur et en hardiesse jusqu’à être célébrées sous le nom de Fake News. La formulation des opinions se faisait synthétique, pour pouvoir être distillée et digérée en un clin d’œil. Les YoY avaient avalé les sondages et autres indicateurs des tendances et préférences humaines. On les consultait désormais avant l’ouverture des marchés des changes, ils étaient cotés en Bourse, échangeaient leurs données avec deux tiers au moins des ministres des Finances, de la Culture et du Développement du continent. Ils déployaient les ailes de leur influence sur plus d’un membre de l’Union européenne et plus d’une nation asiatique. Pourtant, tout était parti d’une simple compréhension perspicace des valeurs sociales de cette nation, ce bien immobilier décidément incomparable, unanimement célébré comme le Géant de l’Afrique.

L’initiateur, sponsor, organisateur et unique juge des YoY (malgré l’existence officielle d’un jury de treize membres qui se réunissaient, dînaient, buvaient du vin et empochaient leurs honoraires le soir de la cérémonie) était Chief Modu Udensi Oromotaya, propriétaire du grand quotidien The National Inquest (« L’Enquête nationale »), homme d’affaires avisé qui avait identifié avec précision la valeur marchande de la vanité et des feux de la rampe, focalisant ses investissements dessus et faisant en sorte de les rendre accessibles à tous les gens dont la situation financière correspondait peu ou prou aux standards moyens du pays. Son prénom Udensi avait été ajusté en Ubenzy, ingérant l’appendice de Mercedes-Benz, symbole de prestige par excellence du temps de l’indépendance, avant que la berline ne soit supplantée par le jet privé. Cette initiative du secteur privé était consacrée par un événement ritualisé mais gargantuesque, les prix des Yeomen of the Year, concept d’une brillante élasticité. Il pouvait s’appliquer à toute activité humaine – du démantèlement d’un cercle pédophile au bras tendu à une vieille dame pour l’aider à traverser la rue –, à condition de s’assurer que l’événement soit immortalisé par une caméra. Chaque année, de nouvelles catégories venaient s’ajouter à la liste des YoY Awards – au dernier décompte, il en existait trente-sept. Tout dépendait de qui, à peine débarqué dans l’arène publique, s’était fait repérer, épingler et attraper dans ce filet.

Chief Oromotaya était un visionnaire particulièrement inventif. Quand le public – c’est-à-dire, tous ceux qui ambitionnaient d’accéder à l’élite – pensait avoir atteint le summum en termes de désir de titres, il faisait encore « monter les enchères », créant ainsi un pic sans cesse croissant d’ambition – un peu comme cela était le cas avec les Honneurs Nationaux remis à l’occasion de la fête de l’Indépendance, autre source de confusion ! Les plus sagaces notaient cependant entre les deux une différence cruciale : ces derniers étaient gravés dans le marbre. Quant à la rare confusion qui pouvait exister avec les distinctions honorifiques traditionnelles, même l’observateur lambda pouvait voir que celles-ci étaient pour l’essentiel distribuées à la va-vite, limitées au niveau local, sans réelle discrimination, horizontales. Les créations de Chief Ubenzy, elles, étaient verticales et autogènes. Par conséquent, il avait engendré un esprit de compétition qui débouchait même parfois sur un retour dans les starting-blocks de candidats déjà honorés. Cette attitude était devenue un trait culturel merveilleusement résumé par le titre d’un ouvrage écrit – naturellement – par un enfant du pays, Nkem Nwankwo : Ma Mercedes est plus grosse que la tienne. Tout cela donnait lieu à un état émotionnel pas si différent de l’extase ressentie par les possédés religieux. Toutefois, de cette liste sans cesse en expansion de catégories – dont chacune développait logiquement des cercles concentriques de rubriques subsidiaires –, aucune ne parvenait jamais, loin s’en faut, à déloger la crème de la crème* qui s’élevait toujours, de l’avis général – du moins, à l’heure d’écrire ces chroniques –, vers la place qui lui revenait, celle d’ultime crescendo de la cérémonie annuelle : le People’s Award for Common Touch, le « Prix populaire de la simplicité » ou PACT. (Il fallait s’y attendre, la devise du National Inquest étant : « Nous faisons un pacte avec les gens ordinaires. ») Nul ne s’attendait à ce que ce paroxysme soit atteint avant que les premières lueurs de l’aube ne filtrent à travers les persiennes argentées de l’enceinte des célébrations, mais pas un siège de cette immense salle ne restait longtemps inoccupé. La queue qui se formait dans la section des places debout relâchait aussitôt un spectateur avide, déjà muni de son carton numéroté. Les gens gardaient le cap, leur excitation atteignant l’intensité d’une poussée de fièvre à l’approche du prix ultime. Un petit déjeuner offert, traditionnel ou international, venait en outre les récompenser de leur endurance – autre source de confusion avec les célébrations politiques qui se chargeaient de nourrir des milliers de gens avant, pendant et après les joutes électorales en échange respectivement d’une promesse de vote, du vote proprement dit, et d’une preuve d’accomplissement.

Sans surprise, pour les professionnels de la politique, le prestige de ce prix et ses retours électoraux étaient palpables – surestimés, peut-être, mais le PACT était une couronne à porter, ou plus précisément une auréole de saint dont les vainqueurs avaient la sensation qu’elle était visible en toutes circonstances, prête à être invoquée comme témoin de moralité quand, comme cela arrivait parfois, ils se retrouvaient sur le banc des accusés pour des pratiques peu vertueuses. Le simple fait d’inscrire YoY en face de votre nom sur une carte de visite – Chief Dr Sunmole, Master en Science, Diplôme en Éducation, YoY – conférait déjà un statut qui vous ouvrait des portes, mais pouvoir y ajouter la mention PACT, ce prix qui n’était décerné qu’à une seule personne chaque année, c’était entrer dans le panthéon des immortels de la nation, avec commande de votre portrait par la National Gallery, où il venait s’afficher à côté des membres du Conseil des États et d’une rangée de pères fondateurs triés sur le volet. Et cela autorisait chacun des vainqueurs, avec l’aval du peuple, à négocier avantageusement sa peine pour l’alléger au maximum en amont du procès ou, dans le pire des cas, lui permettait de bénéficier automatiquement du droit de grâce des autorités, tout cela étant même parfois arrangé dès avant l’énoncé du verdict. La proposition de leur attribuer une immunité à vie, quels que soient les crimes commis, suscitait toujours une controverse au sein du public.

Tout concourait donc pour que cette catégorie soit âprement disputée. Nulle approbation populaire n’était trop insignifiante pour être courtisée, nulle entachée au point d’être méprisée. Chaque sous-catégorie générait et maximisait sa propre importance, son potentiel, la zone où s’appliquait la reconnaissance qu’elle assurait à celui qui la remportait, qu’il s’agisse de sa carrière, de sa réussite commerciale ou simplement de sa famille élargie. Des voix s’élevaient certes pour exprimer leurs doutes sur les effets intrinsèques de cette multiplication à l’infini et de l’ampleur croissante des privilèges associés, tout particulièrement ce glissement vers une immunité totale pour des gagnants dénués de mérites, mais la doctrine de l’approbation populaire permettait de balayer aisément ces protestations. Les précédents ne manquaient guère, ni les parallèles, comme le règne des pédophiles et autres escrocs dans les deux chambres du Parlement et les cabinets des gouverneurs, immunisés par leurs attributions religieuses. N’étaient-ils pas en train d’étendre le boum du bonheur jusque chez les mineurs ?

Le protocole de cette remise de prix connaissait en outre d’ingénieuses variantes. Il y avait les cas où les vainqueurs ne pouvaient y assister en personne, pour des myriades de raisons. Un chef traditionnel, un magnat des affaires ou un gouverneur pouvait ainsi estimer – c’était rare, mais pas inédit – qu’il était lèse-majesté* d’être aperçu en compagnie de créatures inférieures du monde du spectacle, de syndicalistes, de vulgaires agitateurs, des membres aussi célèbres qu’antipatriotiques du Syndicat du personnel des universités ou de simples conseillers locaux sans la moindre envergure. Un juge sourcilleux pouvait avoir le sentiment que la dignité de sa fonction s’accommodait mal de l’ambiance tape-à-l’œil de la nuit du gala, un évêque ou un mollah craindre de perdre des fidèles parmi les franges les plus puritaines de sa congrégation, et par conséquent une portion non négligeable du denier du culte ou de la zakât. Il fallait aussi reconnaître et saluer l’existence d’un autre motif : le désir des vainqueurs d’exercer eux-mêmes leur hospitalité. Le raisonnement était limpide : toute absence justifiait la tenue d’une cérémonie distincte, organisée tout spécialement. Chief Ubenzy Oromotaya était d’une nature conciliante. Le soir du gala proprement dit, le vainqueur se faisait donc représenter par tel ou tel ministre, commissaire, secrétaire permanent, Première dame, fils ou fille disponible ce jour-là. Plus tard, le lauréat donnerait une réception sur ses terres, dispensant du bonheur dans des recoins habituellement négligés, voire inconnus de la nation.

La supercatégorie si convoitée du Common Touch Award formait évidemment une classe à part. Ce prix de la Simplicité était présenté par un fermier, une femme du marché, un ouvrier d’usine ou un vendeur de rue, une personne du commun ramassée pour l’occasion sur le trottoir ou derrière son étal, lavée, habillée et parée de bijoux de pacotille pour cette intervention publique. En cas d’absence du lauréat, le représentant hébété du peuple serait de nouveau convié en tant qu’invité d’honneur dans la salle de réception ou de spectacle où le glorieux absent donnerait sa cérémonie, et porterait un toast aux vingt-quatre heures de bonheur à venir. Inutile de dire que l’insigne honneur de remettre physiquement ce symbole de l’approbation populaire revenait exclusivement à notre magnat des médias, l’effervescent Ubenzy Oromotaya.

Il convient peut-être de remarquer ici qu’à l’origine, cette variante in absentia n’était pas autorisée – vous étiez soit présent et honoré, soit absent et dépossédé – même si cela ne vous privait pas du droit d’ajouter une rubrique à votre CV, du style « Deux/Trois nominations aux YoY/au PACT ». Pour l’homme des médias et organisateur, un tel absentéisme offrait en outre l’avantage, à l’époque, de pouvoir octroyer deux prix dans cette catégorie orpheline l’année suivante. Si tout cela avait changé, c’était en raison du comportement quelque peu radical d’un vainqueur particulièrement susceptible, gouverneur de son état. À la suite de quoi Oromotaya s’en était voulu de ne pas avoir, dès le début, perçu les avantages d’un prix in absentia distinct – Ne bougez pas, nous vous l’apporterons chez vous !

Les avantages étaient délicieusement évidents ! Pour commencer, d’un point de vue structurel, cela transformait les YoY en une fiesta itinérante étendue à toute l’année et à toute la nation, car les lauréats avaient pris l’habitude de célébrer chacun leur victoire au moment, à l’endroit et à la manière de leur choix, et, pour ceux qui étaient investis de fonctions officielles, aux frais des contribuables ou de l’entreprise. Combien avaient donc les moyens logistiques de transporter une vache, ou même un mouton, un bélier, une chèvre ou un bébé chameau pour le faire sacrifier et rôtir à la broche sur le lieu de l’événement, à savoir le National Theatre, dans les quasi-faubourgs de Lagos ? Bien sûr, un certain nombre de vainqueurs se faisaient un plaisir d’avoir le beurre et l’argent du beurre – ils profitaient pleinement du faste et des paillettes du gala de la Nuit des Nuits, puis rentraient chez eux pour y donner leur propre minifiesta – bonheur inaccessible aux moins privilégiés qui n’avaient pas le temps ni l’argent nécessaires pour se rendre à Lagos. Toutefois, au moment décisif qui avait provoqué cette évolution protocolaire – laquelle avait d’ailleurs abouti depuis à un enchevêtrement de variantes tout à fait extravagant, économiquement redoutable –, rien ne laissait entrevoir de telles perspectives. À vrai dire, on avait même frôlé la tragédie.

Il s’était en effet trouvé que ce lauréat présomptif, un gouverneur des régions situées au nord de la rivière Bénoué, Usman Bedu, avait débarqué avec un convoi de trente « autocars de luxe » et autres autocaravanes. Lesquels transportaient l’intégralité des vingt-sept femmes de son harem, ainsi que leurs familles élargies – trois cent quatre-vingt-cinq personnes au total –, la Troupe culturelle de l’État incluant un groupe de voltigeurs à cheval aux lances étincelantes et aux habits tout droit sortis des Mille et Une Nuits. Ces derniers avaient formé une haie d’honneur aux abords de l’immense rotonde qu’était le National Theater – un Palais des sports* bulgare importé jusqu’au dernier boulon, chevron et carré de béton – pour souhaiter la bienvenue aux invités. C’était une contribution personnelle dudit gouverneur – une marque de sa reconnaissance, que nul n’avait sollicitée. Mais le prix en question avait en fait été vendu le matin même au plus offrant lors d’enchères démocratiques, à bulletin secret, et pas pour la première fois. Le gouverneur n’était pas attendu. En réalité, le jeune lauréat enthousiaste avait délibérément caché ses véritables intentions. Tout avait été conçu pour qu’il s’agisse d’une apparition surprise, spectaculaire, inoubliable. Officiellement, on avait envoyé cette cavalerie se poster à l’entrée pour compenser la supposée absence du vainqueur. Le script se déroulait comme suit : les cavaliers rejoindraient au petit galop l’aéroport pour aller réceptionner leur gouverneur, puis escorteraient en grande pompe sa Rolls-Royce Silver Cloud jusqu’au National Theatre. Le facteur des embouteillages notoires de Lagos n’avait absolument pas traversé l’esprit de l’impétrant, tant était puissant l’effet narcotique de la Nuit des Nuits du peuple. L’arrivée d’Usman Bedu avait bel et bien constitué un événement spectaculaire, que n’oublieraient jamais les automobilistes de ce samedi de triste mémoire. Le jeune héritier, qui passait fréquemment ses vacances d’été à Londres et avait assisté à la cérémonie du Salut aux couleurs à Buckingham Palace, avait résolu de célébrer sa victoire d’une manière non moins fastueuse.

Ce n’est qu’en entendant les sabots des chevaux cliqueter sur l’allée de ciment menant à l’entrée A de la rotonde que Chief Oromotaya avait eu vent de la présence du gouverneur à Lagos. Habitué à « régulariser » après coup, à sa manière, de tels accrocs sans importance, le sponsor ne s’attendait pas à la réaction fort peu fair-play du lauréat déchu. Mais là d’où venait notre gouverneur, « perdre la face » n’était pas considéré comme une broutille. Quand Chief Ubenzy avait tenté d’expliquer cette « malencontreuse méprise » à Son Excellence Usman Bedu dans la loge VIP, l’atmosphère conviviale avait soudainement basculé. Le magnat des médias avait vu la main du gouverneur disparaître sous les plis de sa babanriga et en ressortir avec une dague à lame courbe sertie de pierres précieuses, comme il n’en avait vu jusqu’ici que dans les films de Bollywood. Ubenzy avait laissé échapper un cri et ses jambes l’avaient lâché. Il s’était effondré sur le tapis, portant la main à sa poitrine. Ce fut au tour du gouverneur d’être horrifié, persuadé que son hôte si sociable avait succombé à une crise cardiaque ou autre malaise comparable. Il avait fui le National Theater, filant se réfugier dans son jet privé stationné à l’aéroport d’Ikeja, ordonnant en chemin à ses aides de rassembler toute sa caravane et de ramener comme ils pourraient ses gens, sains et saufs, sur l’autre rive du fleuve Niger. Ubenzy, remis sur pied par l’administration de premiers soins qui avaient pris la forme d’une rasade de Johnny Walker, balbutiant et profondément secoué, avait été conduit d’urgence dans une clinique privée pour un check-up. Là-bas, il avait pris la décision de se faire « évacuer à Dubaï » pour des examens et une convalescence plus poussés.

Le gala de la Nuit des Nuits s’était ensuite déroulé paisiblement, Oromotaya supervisant et dirigeant tout depuis sa suite réservée à l’année à l’Intercontinental Hotel, dans l’opulent quartier de Victoria Island, à Lagos, tandis que le gouverneur terrifié se voyait communiquer les derniers rapports sur l’état de santé de son hôte foudroyé, soi-disant placé en soins intensifs à Dubaï, sa vie ne tenant qu’au plus ténu des fils. Le temps qu’Ubenzy regagne officiellement sa base, la paix, comme toujours, avait été rétablie. Le gouverneur n’avait pas eu le choix. Des intercesseurs s’étaient arrangés pour qu’il prenne connaissance d’informations « sensibles » le concernant que le Chief avait en sa possession ; susceptibles d’intéresser le public, elles étaient prêtes à être imprimées dans le National Inquest. Cette révélation avait aidé le gouverneur à accepter le fait que, dans le cadre de la Constitution nigériane, toute vendetta avait ses limites, et que l’intérêt commun devait être le facteur déterminant des relations d’affaires. Les duellistes avaient donc renoué des relations diplomatiques normalisées, se jurant une amitié éternelle. Le gouverneur Bedu avait été récompensé d’une édition spéciale, individuelle, des YoY, lors de laquelle il avait accepté de recevoir un prix nouvellement créé et personnalisé : le Cimeterre du Peuple. Les deux hommes avaient tour à tour été honorés comme des chefs, Ubenzy dans la ville natale de Bedu, ce dernier dans celle d’Oromotaya. Bedu avait donné un festin où l’on avait servi, pour la première fois dans l’histoire du Nigéria, un bébé chameau farci tout entier – une spécialité, semblait-il, d’Arabie saoudite. En outre, Bedu était devenu le Parrain à Vie des YoY. Oromotaya était célèbre pour sa manière créative d’utiliser la vaseline pour apaiser ce que la plupart des gens auraient considéré comme une tumeur incurable. Telle était du moins la version authentifiée de ces événements, donnée par Ubenzy Oromotaya en personne – mais seulement dans la sécurité de son cercle rapproché.

La quête de cette toison d’or qu’étaient les YoY ne convenait manifestement pas aux âmes sensibles. Les actes de sabotage et de ternissement de l’image des candidats, du plus grossier au plus sophistiqué, étaient monnaie courante. Les Fake News se multipliaient à l’infini, entraînant la ruine de moult mariages et amitiés, des faillites d’entreprises. Des morts soudaines, inexpliquées, avaient lieu. Des hordes d’étudiants étaient recrutées et lâchées sur les domaines, virtuels et réels, des candidats. Néanmoins, la majeure partie du public estimait que le concours des YoY, et encore plus celui du PACT, mettait en valeur l’esprit créatif et égalitaire des Nigérians, universellement partagé. Telles les vidéos d’un gouverneur dégustant une boule d’amala, l’incontournable pâte gluante à base de farine d’igname des Yoruba, dans la cabane de bord de route d’un paysan, la sauce gombo dégoulinant dans sa barbe filandreuse, tandis qu’il se léchait les doigts de sa langue démesurée et rotait devant la caméra – les couverts en inox propres aux élites, non merci, très peu pour lui. Et il ne buvait que du vin de palme – dans une calebasse, pas dans un verre ou un gobelet en plastique. Ou encore celles mettant en scène un sénateur en train d’aider une vieille dame à monter dans son SUV BMW, qu’il conduisait lui-même, ses assistants chargeant le bois de chauffage de la dame à l’arrière, avec la légende : « Donner un coup de main ». Autre contribution notable : la vidéo d’un gouverneur bêchant un carré d’ignames à l’unisson avec ses ouvriers agricoles, mêlant aux leurs sa voix puissante, rompue aux chants de travail ancestraux, anticipant et encourageant l’arrivée précoce des pluies tant attendues – légende : « Politique du ventre ». Les politiciens les plus aventureux se faisaient filmer dans le public d’un concours de breakdance au célèbre Federal Palace Hotel de Victoria Island – légende digne d’Ali : « Rumble of the Humble », la « Bataille des humbles ». Et ainsi de suite, les followers postant des commentaires à la fois sous forme verbale, et dans le lexique abrégé des émoticônes.

Des critiques s’étaient élevées, comme on pouvait s’y attendre. Que devenait la gouvernance dans cette incessante hystérie de fiesta cyclique ? Ces voix-là étaient aisément réduites au silence. La gouvernance, comme l’attestait une avalanche de communiqués publiés par les ministères et autres agences gouvernementales, n’en souffrait pas le moins du monde. À vrai dire, les affaires prospéraient, tout particulièrement dans ce qu’on appelait le « secteur informel ». Un trajet qui durait normalement quatre-vingt-dix minutes entre deux villes prenait à présent quatre, six, neuf, douze heures, et débordait parfois sur le jour suivant, surtout pendant la saison des pluies, quand des lacs jaillissaient au milieu de l’autoroute, engloutissant en leur sein jusqu’aux camions-citernes. De telles stagnations entraînaient la création instantanée de marchés routiers – ou plutôt, amphibies –, faisant grimper le PNB à des hauteurs astronomiques. Ces embouteillages donnaient chair à la diversification économique. La culture elle-même en profitait, dans la mesure où le registre des prénoms nigérians s’enrichissait de nouvelles entrées, dans une nation qui était célèbre, à juste titre, pour son inventivité en la matière – Tonade, Bisona, Bolekaja, Toyota, Aderupoko[1], etc. –, célébration nomenclaturale d’enfants nés dans les transports publics ou privés alors que la circulation était totalement à l’arrêt, les conducteurs se changeant aussitôt en sages-femmes. La chasse aux milliards disparus s’était intensifiée, menée par le Premier ministre en personne, qui n’hésitait pas à prendre l’avion pour assurer le rapatriement de patrimoines cachés nouvellement découverts, annoncés en fanfare – îles Caïmans, Dubaï, États-Unis, Suisse… Ces contre-offensives faisaient taire les voix dissonantes, maintenaient au plus haut le niveau d’adrénaline de la nation et l’espoir sans cesse renaissant. Une poignée de cadres du parti ayant déraisonnablement puisé dans la caisse furent sacrifiés en gages d’équité dans l’administration de la justice. Ce cycle redynamisant – disparition, poursuite, lanceurs d’alerte, agences, avocats et témoins hyperactifs, quand bien même ils se révélaient être absents le jour de leur convocation au tribunal – était venu grossir une liste d’accomplissements louables. Les coups sur la poitrine de ces mea-culpa couvraient jusqu’aux battements du Festival des tambours annuel venus d’un des États censément heureux du pays.

Ce fut donc un rude choc pour les membres de l’exécutif, les législateurs et les citoyens d’apprendre que la nation avait reçu de la part d’une ancien fonctionnaire colonial le titre honorifique inattendu – et immérité – de « Nation la plus Extraordinairement Corrompue au Monde » ! Cet éloge, apparemment prononcé de manière spontanée, avait suscité des dénonciations autrement plus intenses et prolongées que la disparition continuelle de pans entiers du trésor national. Les affaires courantes avaient été mises en suspens dans les deux assemblées législatives afin de débattre de cette déclaration et de la condamner. Qu’avait donc de si extraordinaire l’existence d’une norme culturelle ? avaient plaidé les orateurs. Il s’agissait là d’un abus de langage caractérisé – le fait que cette langue appartienne aux Britanniques était-il une raison valable de s’en servir à tort et à travers ? Pensaient-ils vraiment que le Géant de l’Afrique se laisserait intimider par d’aussi grands mots ? Les deux chambres du Parlement avaient donc déposé une motion exigeant un boycott strict des marchandises en provenance du Royaume-Uni, la saisie de tous les actifs britanniques, ou, autre solution, l’expulsion de tous les ressortissants de ce pays, suivie d’une rupture totale des relations diplomatiques avec une puissance étrangère – oui, étrangère ! – aussi impertinente. Ces gens croyaient-ils donc que la nation se trouvait encore sous le joug colonial, pour tolérer de telles insultes ?

Il était temps pour le Premier ministre, Sir Godfrey Danfere, de se lancer dans un nouveau tour du monde, cette fois pour dialoguer avec les nations étrangères partageant la même conviction, et restaurer au passage l’image d’un pays humilié. Accompagné d’une suite qui éclipsait même la grande caravane d’Usman Bedu, le gouverneur dont l’affront avait mené à la quasi-débâcle des YoY, Sir Goddie se lança donc dans une campagne-éclair sans précédent. L’offensive de charme s’acheva juste à temps pour les nominations à la prochaine édition des YoY. Ce fut un retour triomphal. Sir Goddie avait hâte de présenter son rapport d’abord au président, puis au peuple, lors de son discours sur l’état de la nation : les professionnels du dénigrement, ceux qui souffraient du fameux syndrome DG (Démolir les Gens), n’étaient que de vulgaires braillards, des nullités internationales. Des saboteurs économiques sapant la diversification d’une économie monomaniaque fondée sur le pétrole. Sir Goddie appellerait les provinces qui n’avaient pas encore rejoint le mouvement à instaurer d’autres ministères du Bonheur.

– Je suis allé partout, annonça-t-il aux représentants des médias assemblés, la réussite scintillant en lettres de néon sur toute son impressionnante carcasse, qui lui avait valu son surnom préféré : la Présence. J’aurai l’immense plaisir d’annoncer demain au président, en lui faisant mon rapport, que nulle part je n’ai entendu la moindre voix dissidente. La nation n’est pas en danger. Nous conservons notre position de Numéro Un – de Peuple le plus heureux du monde.

Assis dans le confort de la longue limousine qui le conduisait vers la base d’où il exerçait son pouvoir, la Villa Potencia, il assena une tape sur l’épaule de son chef de cabinet, assis à côté du chauffeur.

– Contactez-moi Teribogo. Dites-lui de s’arranger pour qu’un peu de bonheur m’attende à la Villa.

Le visage du chef de cabinet demeura de marbre.

– Elle est déjà sur place, Sir Goddie.

 

Wole Soyinka, Chroniques du pays des gens les plus heureux du monde, traduit de l’anglais (Nigéria) par David Fauquemberg et Fabienne Kanor, © Éditions du Seuil, août 2023.

En librairie le 25 août.

 


[1] Arrivé en chemin ; Né sur la route ; (Né dans un) Camion de passagers ; (Né dans une) Toyota ; Poids excédentaire.

Wole Soyinka

Écrivain

Notes

[1] Arrivé en chemin ; Né sur la route ; (Né dans un) Camion de passagers ; (Né dans une) Toyota ; Poids excédentaire.