Roman (extrait)

Portrait huaco

Écrivaine, journaliste

Suite de notre série de bonnes feuilles étrangères, en primeur de la rentrée littéraire, avec ce premier roman et premier livre traduit en français de l’écrivaine péruvienne Gabriela Wiener – le même patronyme que celui de l’explorateur français dont des salles de musées portent le nom. Depuis le reflet d’une vitrine de l’une d’entre elles, le portrait de la narratrice se démultiplie : double vie, et mort, de son père, sa propre vie polyamoureuse, son ascendance bâtarde. À paraître aux Éditions Métailié, traduit par l’écrivaine Laura Alcoba.

Ce qu’il y a de plus étrange à être seule ici, à Paris, dans la salle d’un musée ethnographique, presque sous la tour Eiffel, c’est de penser que toutes ces statuettes qui me ressemblent ont été arrachées au patrimoine culturel de mon pays par un homme dont je porte le nom.

Dans la vitrine, mon propre reflet se mêle aux contours de ces personnages à la peau marron, avec des yeux semblables à de petites blessures brillantes, des nez et des pommettes de bronze aussi polies que les miennes, au point de former une seule composition, hiératique, naturaliste. Un arrière-arrière-grand-père est à peine un vestige dans la vie de quelqu’un, mais pas lorsque cet ancêtre a emporté en Europe rien moins que quatre mille pièces précolombiennes. Et quand son plus grand mérite est de ne pas avoir trouvé Machu Picchu, mais d’avoir été à deux doigts de le faire.

Le Musée du quai Branly est dans le VIIe arrondissement de Paris, au milieu du quai qui porte le même nom, et c’est un de ces musées européens qui renferment d’importantes collections d’art non occidental en provenance d’Amérique, d’Asie, d’Afrique et d’Océanie. Autrement dit, ce sont de très beaux musées érigés sur des choses très laides. Comme s’il suffisait de peindre les plafonds avec des motifs aborigènes australiens et d’installer plein de palmiers dans les couloirs pour que nous nous sentions un peu chez nous et oubliions que tout ce qui se trouve à cet endroit devrait être à des milliers de kilomètres de là. Moi y compris.

J’ai profité d’un voyage professionnel pour découvrir enfin la collection de Charles Wiener. Chaque fois que je pénètre dans des endroits comme celui-ci, je dois résister au désir de tout réclamer et de demander qu’on me rende tout ça au nom de l’État péruvien. La sensation s’est accentuée dans la salle qui porte mon nom et qui est remplie de figures de céramique anthropomorphes et zoomorphes de différentes cultures préhispaniques, vieilles de plus de mille ans. J’essaye de trouver une proposition de parcours, un document qui situe les différentes pièces dans le temps, mais elles sont exposées sans fil conducteur, isolément, tout juste désignées par des inscriptions vagues ou génériques. Je prends plusieurs photos du mur sur lequel on peut lire « Mission de M. Wiener », comme lorsque j’ai voyagé en Allemagne et que j’ai vu, avec une satisfaction douteuse, que mon nom de famille se retrouvait un peu partout. Wiener est un de ces noms liés à un lieu, comme Epstein, Aurbach ou Guinzberg. Certaines communautés juives avaient pour habitude de prendre le nom de leur ville ou village d’origine pour des raisons sentimentales. Wiener est un gentilé ou démonyme, en allemand le nom signifie « de Vienne ». Comme les saucisses. Je mets quelques secondes à comprendre que la lettre M. est l’abréviation de Monsieur.

Même si la mission scientifique qui porte son nom est celle du classique explorateur du XIXe siècle, j’ai l’habitude de plaisanter dans les dîners entre amis en disant que mon arrière-arrière-grand-père était un huaquero de renommée internationale. J’appelle huaqueros, sans euphémisme aucun, les pilleurs de sites archéologiques qui déterrent des biens culturels et artistiques et s’en servent pour faire du trafic, encore aujourd’hui. Il peut s’agir de grands intellectuels ou de mercenaires, ils peuvent emporter des trésors millénaires dans des musées d’Europe ou les installer dans les salons de leurs maisons coloniales à Lima. Le mot huaquero vient du quechua huaca ou wak’a, c’est ainsi qu’on désigne dans les Andes les lieux sacrés qui aujourd’hui, pour la plupart, sont devenus des sites archéologiques ou de simples ruines. Dans les catacombes, on avait pour habitude d’enterrer les dignitaires de la ville avec leur trousseau funéraire. Les huaqueros envahissent systématiquement ces enceintes à la recherche de tombeaux ou d’objets de valeur et, en raison de leurs méthodes peu professionnelles, ne laissent souvent derrière eux qu’un dépotoir. Le problème c’est que cette manière de procéder ne permet aucune étude postérieure fiable, il devient impossible de chercher un quelconque signe d’identité ou de mémoire culturelle pour reconstruire le passé. C’est pourquoi agir comme un huaquero revient à exercer une forme de violence : ces procédés transforment les fragments d’histoire en propriété privée destinée à enjoliver ou parer un ego. Et on leur consacre également des films à Hollywood, comme on le fait pour les voleurs de tableaux. C’est que leurs méfaits ne sont pas exempts de glamour. Wiener, précisément, est passé à la postérité non seulement en tant que scientifique, mais encore comme « auteur » de cette collection d’œuvres, effaçant ainsi les auteurs réels et anonymes, couvert par l’alibi de la science et par l’argent d’un gouvernement impérialiste. À l’époque, il suffisait de remuer un peu la terre pour que l’on parle d’archéologie.

 

Je parcours les couloirs de la collection Wiener et, parmi les vitrines saturées de huacos, un espace attire mon attention car il est vide. Sur l’écriteau, je lis « Momie d’enfant », il n’y en a pourtant aucune trace. Quelque chose dans cet espace blanc me met en alerte. Il se peut que ce soit une tombe. La tombe d’un enfant non identifié. Et qu’elle soit vide. Qu’il s’agisse, en définitive, d’une tombe ouverte ou rouverte, profanée à l’infini, exhibée dans le cadre d’une exposition qui raconte l’histoire du triomphe d’une civilisation sur d’autres. Est-ce que le fait de refuser le sommeil éternel à un enfant est une manière de raconter cette histoire-là ? Je me demande si on n’aurait pas emporté la petite momie pour qu’elle soit restaurée, comme on restaure un tableau, si on n’a pas laissé cette vitrine vide en guise de clin d’œil à un certain art d’avant-garde. À moins que l’espace où la momie ne se trouve pas soit une dénonciation permanente de sa disparition, comme la fois où l’on a volé un Vermeer dans un musée de Boston et ils ont laissé à jamais le cadre vide sur le mur afin que personne ne l’oublie. Je fais des spéculations sur l’idée même de vol, de déplacement, de rapatriement. Si je ne venais pas d’un territoire de disparitions forcées, où l’on déterre mais où, surtout, l’on enterre de manière clandestine, cette tombe invisible derrière la vitre ne m’aurait peut-être pas interpellée. Mais quelque chose insiste en moi, peut-être parce qu’on peut lire que l’enfant de la momie absente était originaire de la Côte centrale, de Chancay, dans le département de Lima, la ville où je suis née. Ma tête déambule entre de petites fosses imaginaires, creusées à la surface, je plante une pelle dans le trou de l’irréalité et je retire la poussière. Cette fois, le reflet de mon profil inca ne se confond avec rien, il devient, durant quelques instants, l’unique contenu, quoique spectral, de la vitrine vide. Mon ombre est prisonnière de la vitre, embaumée et exposée, elle remplace la momie, elle efface la frontière entre la réalité et le montage, elle la restaure et propose une nouvelle scène pour interpréter la mort : mon ombre lavée et parfumée, vidée de ses organes, sans aucune sorte d’ancienneté, telle une piñata translucide remplie de myrrhe, rien que les chiens sauvages du désert ne puissent dévorer.

 

Un musée n’est pas un cimetière, même si cela y ressemble beaucoup. Dans la salle consacrée à la collection Wiener, on n’explique pas si l’enfant absent a été sacrifié de manière rituelle, s’il a été assassiné ou s’il est mort de mort naturelle ; ni où, ni quand. Ce qui est certain, c’est que cet endroit n’est ni une huaca, à savoir une chambre funéraire inca, ni le sommet d’un volcan pour y être livré à des dieux et à des hommes afin que la récolte soit bénie et que tombe la pluie, drue et constante comme dans les mythes, tel un tourbillon de dents de lait et de graines de grenades juteuses, couleur rubis, arrosant les cycles de la vie. Ici, les momies ne se conservent pas aussi bien que dans la neige.

Les archéologues disent que dans les hauts volcans de l’extrême Sud, les enfants qui ont été trouvés ont l’air endormis dans leurs tombeaux de glace, qu’en les voyant pour la première fois, on a la sensation qu’ils pourraient revenir d’un moment à l’autre de leur sommeil séculaire. Ils sont si bien conservés que la personne qui les voit pense qu’ils pourraient se mettre à parler là, à l’instant. Et ils ne sont jamais seuls. Les Enfants de Llullaillaco, dans la cordillère des Andes, ont été enterrés ensemble : la Petite Fille de l’Éclair, âgée de sept ans, l’Enfant, de six ans, et la Demoiselle, âgée de quinze ans. C’est également ensemble qu’on les a déterrés.

Dans des temps pas si lointains, ici même, dans une capitale européenne, les enfants étaient également enterrés dans un secteur à part du cimetière, comme s’ils étaient tous frères et sœurs ou que la peste les avait emportés en même temps, comme s’ils habitaient une sorte de ville fantomatique, en miniature, à l’intérieur de la grande ville des morts, afin que, s’ils venaient à se réveiller au milieu de la nuit, ils pussent jouer ensemble. Chaque fois que je me rends dans un cimetière, j’essaye de faire un tour dans le secteur des enfants, je lis, entre saisissements d’émotion et soupirs, les adieux que leurs familles laissent pour eux dans leurs mausolées, et je me mets à imaginer leurs vies fragiles et leurs morts, provoquées la plupart du temps par des maladies insignifiantes. Je me demande, devant cette sépulture infantile absente, si la terreur que la mort d’un enfant provoque en nous aujourd’hui provient de cette ancienne fragilité, si ce n’est pas que nous avons oublié la coutume de les sacrifier, ce qu’il y a de normal dans le fait de les perdre. Je n’ai jamais vu de tombes d’enfants morts contemporains. Quelle personne sensée serait capable d’emmener le corps de son enfant dans un cimetière. Il faut être fou. Qui pourrait avoir l’idée d’enterrer un enfant, vivant ou mort.

Cet enfant sans tombeau, en revanche, ce tombeau sans enfant, n’a ni frères ni compagnons de jeu, et voilà qu’il est lui-même perdu. S’il s’était trouvé là, j’imagine quelqu’un, qui pourrait être moi, répondant à l’élan de prendre dans ses bras la Momie d’enfant, ce môme que Wiener a vandalisé, enveloppé dans un tissu imprimé de vagues et de motifs de serpents bicéphales, un tissu rongé par le temps ; puis je l’imagine partir en courant vers le quai, laisser derrière lui le musée, traverser la rue en direction de la tour Eiffel, sans avoir un projet bien précis en tête, juste pour s’éloigner le plus possible de cet endroit en tirant des coups de feu en l’air.

 

 

L’avion n’est pas arrivé à temps, c’est du moins ce qu’on dit habituellement quand quelqu’un meurt, comme si ce n’était pas nous qui arrivons toujours en retard, en toutes circonstances. Ma mère qui, pour changer, a passé des jours et des jours à éviter de me dire la réalité de la situation, s’est enfin décidée, elle m’a appelée pour que j’y vole, vole, Gabi, car ton papa n’en a plus pour longtemps ; et j’ai dû reconnaître qu’au fond, j’aurais pu déduire que cela allait arriver. Désorientée, errant dans le terminal T4 de l’aéroport de Barajas, je me suis inscrite pour un voyage transocéanique avec un nœud dans la gorge, et lorsque j’ai atterri il n’y avait plus de nœud, plus d’intrigue, plus de père.

Personne ne te prépare à vivre un deuil, pas même tous les livres tristes que je lisais depuis une décennie de manière maladive. Je pouvais reconnaître Goldman en train de parler à un arbre dans une rue de Brooklyn, un arbre qui pouvait être son épouse, Aura, après qu’elle a été emportée par une vague. Ou encore Rieff, à l’hôpital, en train de dire quelque chose d’intelligent pour que personne ne se rende compte à quel point il avait été blessé par sa mère, l’égocentrique Sontag, incapable d’accepter qu’elle était en train de mourir. Ou encore Del Molino passant mille fois la même chanson sur son iPod pour tenir à distance la maudite leucémie de son bébé. Ou Bonnet répétant dans sa tête, afin de réaliser que son fils n’est plus là : « Daniel s’est donné la mort. » Ou Hitchens ravagé par le cancer mais qui n’en avait rien à branler de Dieu. Ou bien encore Herbert se débattant avec l’idée d’être le rejeton d’une pute qui est en train de crever. Ah, tous ces livres que je me souviens d’avoir lus d’une traite, car chaque fois que je m’éloignais de leurs pages, j’avais l’impression d’abandonner leurs auteurs pour les laisser seuls face au danger, ce que je ne pouvais pas me permettre. C’est vrai, comme dit Joan Didion, que nous survivons au-delà de ce dont nous nous croyons capables. Et certains le font afin de pouvoir écrire, un jour, quelque chose qu’aucune personne sensée ne demanderait à écrire, un livre sur le deuil. Je ne pourrais jamais faire quelque chose de semblable.

En arrivant chez moi, dans la maison de famille, parmi la poignée de choses que mon père a laissées pour moi, je suis surprise de trouver le fameux livre écrit par Charles Wiener. Au-dessus de la gravure couleur marron qui représente le paysage de la région de Cuzco, sur la couverture, je reconnais les lettres rouges du titre et le nom de mon arrière-arrière-grand-père. Il y a aussi le téléphone portable de papa, dont il s’est servi à peine quelques heures plus tôt, et ses lunettes, posées sur un tas de feuilles quelque peu jaunies et desséchées par le temps. Je demeure ainsi quelques minutes, installée dans le vide que le simple testament de mon père feint de remplir. Je ne prends pas son téléphone tout de suite, comme si je m’efforçais de laisser le moins d’empreintes possibles sur la scène du crime. Mon père vient de mourir d’un cancer en phase terminale sur un lit d’hôpital. Et à présent, pour ne pas sombrer complètement, j’essaye de trouver ma place entre les îlots épars et les fosses insondables que son départ a laissés. On dit que dans les profondeurs de l’océan, les espèces les plus communes sont luminescentes. J’y pense toujours quand je me sens plongée dans le noir. Je pense à ces créatures qui réagissent chimiquement à la pénombre en produisant de la lumière. Je me dis que moi aussi, je peux le faire, que j’en suis capable, que si un mollusque a tout juste besoin d’un enzyme et d’un peu d’oxygène pour briller et tromper ses prédateurs, il n’y a pas de raison que je n’y arrive pas.

Je prends le livre, je me mets à le feuilleter en commençant par la fin et je m’arrête sur une annexe que je n’avais pas remarquée auparavant, signée par un certain Pascal Riviale. Elle a pour titre « Charles Wiener, voyageur scientifique ou homme des médias ? ». Le texte, très bref, est écrit avec une ironie presque blessante, plus que ça, même, c’est pour ainsi dire un libelle ; Riviale y affirme que Wiener, plus qu’un scientifique, a été un homme habile en société et dans l’art de communiquer : « Son style parfois emphatique, d’autres fois sentencieux et plein d’humour – plus proche du romantisme lyrique d’un Marcoy que de la rigueur scientifique d’un D’Orbigny –, convenait davantage à un salon mondain qu’à un cabinet de travail. » Plus loin il se gausse, lapidaire : « Son chemin était donc tout tracé : au diable la vérité historique, vive l’archéologie romanesque ! » Son succès, disait-il enfin, se devait au fait qu’il avait su présenter au public une certaine image de lui-même. Je me suis alors souvenue d’une vieille rumeur qui court dans certains secteurs du monde universitaire : il y a des gens qui prétendent que Wiener est un charlatan, un imposteur. Je finis par allumer le téléphone de mon père. Je veux savoir ce qu’il faisait dans ses dernières heures, passer un moment avec une partie de lui qui n’est pas encore morte. Je suis persuadée de faire quelque chose que la plupart des gens trouveront condamnable, mais la violation de l’intimité d’un mort est toujours relative quand il s’agit de ton propre père. C’est quelque chose qu’il te doit. La vérité, également relative, de certaines choses s’agissant de mon père fait partie d’un héritage qui m’appartient.

Je n’ai aucune hésitation, je cherche d’abord le nom de la femme avec laquelle mon père a entretenu une relation parallèle et clandestine de plus de trente ans et avec qui il a également eu une autre fille, née hors mariage. Et le premier courrier qui apparaît est un e-mail où il lui reproche une infidélité.

L’infidélité à l’intérieur de l’infidélité.

J’essaye les lunettes sales de mon père et, pour la première fois de ma vie, plus encore depuis que je suis descendue trop tard de cet avion, je sens que je dois commencer à penser sérieusement que quelque chose de cet être frauduleux m’appartient. Et je ne sais plus, alors, si je me réfère à mon père ou à Charles.

 

 

Dans toutes les maisons des Wiener que je connais, on trouve la même reproduction ringarde en noir et blanc du visage austère de l’Autrichien, encadrée et sur un meuble. On dit que l’original a toujours été dans la famille et qu’une des sœurs de mon grand-père l’a gardé jusqu’à sa mort.

Selon la légende, mon arrière-arrière-grand-père Wiener était un professeur d’allemand discret qui, du jour au lendemain, s’est transformé en Indiana Jones.

Un de mes oncles, dont on dit qu’il est celui qui lui ressemble le plus, était devenu historien inspiré par l’exploit de son arrière-grand-père ; il était le seul à avoir vu le livre de Charles, Pérou et Bolivie, récit de voyage, en français, dans une bibliothèque parisienne dans les années 80 et il avait même envisagé de chercher un moyen pour le faire éditer au Pérou. Alors, quand la traduction en langue espagnole a finalement paru en 1993, il s’est senti un peu contrarié d’avoir été devancé, mais il était surtout enthousiaste car il allait enfin pouvoir lire le livre en question.

Le jour de la présentation de l’ouvrage à Lima, il y avait à la même table le traducteur du livre, un romancier en vue du nom d’Edgardo Rivera Martínez, l’ancien président du Pérou, Fernando Belaúnde, et d’autres Péruviens illustres, l’événement culturel était relativement important. Fière de voir enfin reconnu l’héritage de Charles, ma famille était présente, ce que les organisateurs n’ont pas manqué de signaler au public : « Ce soir, nous avons le plaisir de compter parmi nous les seuls descendants de Wiener dans notre pays », ont-ils dit. Ils n’imaginaient pas que Charles avait eu un enfant au Pérou et que nous nous étions multipliés, loin de notre ancêtre. Nous aurions très bien pu être des imposteurs, mais ils n’ont pas pris la peine de le vérifier. En réalité, nous n’aurions pas pu prouver le contraire. Ma famille s’est alors levée, pour la première fois ce nom de famille pompeux et étranger leur servait à quelque chose.

Au-delà de sa photo posée sur le buffet ou sur la grande table dans nos maisons anonymes, Charles s’est fait connaître au Pérou comme un des premiers chercheurs européens à avoir confirmé l’existence de Machu Picchu, presque quarante ans avant l’arrivée d’Hiram Bingham et que la revue National Geographic ne prenne les premières photos du site, révélant sa majestuosité au monde entier. Dans la revue, sur les images en noir et blanc, le vert intense des montagnes avait l’air d’un noir profond, le sommet du Huayna Picchu apparaissait ceint d’une étole de nuages immaculés, la tour de guet semblait intacte, on voyait encore les trois fenêtres de ciel, le rocher taillé ou intihuatana, le cadran solaire donnant l’heure exacte. Charles a été tout près de tout cela, de fait il est celui qui en a été le plus près. À ce stade, je commence toujours à imaginer ce qu’aurait été ma vie si j’avais été l’authentique descendante du « découvreur » d’une des sept nouvelles merveilles du monde, même si nous savons en quoi consistent ces histoires de « découverte » de l’Amérique et de choses qui ont toujours été là. Si ça avait le cas, est-ce qu’à présent, j’aurais une piscine chez moi ? Aurais-je pu prendre le train touristique jusqu’à la citadelle sans rien payer ? Aurais-je pu réclamer des droits sur ces terres, comme le font de nombreuses personnes depuis que l’explorateur gringo a débarqué, en 1911 ? Aurais-je nécessairement laissé ma signature sur l’un des murs de granit de la Porte du Soleil – comme l’a fait Agustín Lizárraga, l’ingénieur des ponts de Cuzco, qui est arrivé sur le site en 1902, soit neuf ans avant Bingham, rien que pour clore le débat historique dans un geste punk, dépouillé, enfantin – et cela afin de dire quelque chose comme, s’il n’y avait pas eu mon arrière-arrière-grand-père et sa petite carte de la région, tu ne serais pas là en train de faire un selfie ?

Mais Wiener n’y est pas arrivé. Pire encore, il a laissé sur ses plans des indices et une localisation très proche de l’emplacement réel du site, ce qui a aidé Bingham à atteindre Machu Picchu, il est vrai qu’on ne sait jamais à qui profite notre travail. « On me parlait d’autres villes encore, de Huaina Picchu et de Matcho Picchu, et je résolus de faire une dernière excursion vers l’est, avant de continuer ma route vers le sud », écrit-il à propos d’un détour qui allait le conduire vers d’autres ruines bien moins importantes et, au bout du compte, l’éloigner de la découverte la plus extraordinaire de toute l’histoire du Pérou. Avoir été près, tout près, n’a jamais été une bonne excuse. D’ailleurs, parmi toutes les formes de l’échec, cette dernière est particulièrement irritante. Et personne ne voudrait la réclamer en héritage.

Dans son livre, grâce aux indications que les habitants de la région lui ont données au fil de son voyage, il a dessiné une carte précise de la vallée de Santa Ana, incluant les sites les plus importants, il était très près de la route réelle, mais il s’est finalement trompé de chemin et n’a rien découvert, alors il n’a pas pu être décoré pour être tombé sur un monument érigé des centaines d’années plus tôt, il n’a pas pu planter le petit drapeau ni chanter « La Marseillaise ».

Il n’a pas connu le sort enviable de son arrière-arrière-petite-fille, alors que le XXe siècle touchait déjà à sa fin : fumer un pétard de marihuana à l’intérieur d’une pomme et se sentir pleine de reconnaissance au terme du voyage devant l’apparition stupéfiante, au milieu du brouillard, de la cité perdue des Incas, verte et rocheuse, après avoir gravi des sommets de près de cinq mille mètres au-dessus du niveau de la mer, être descendue par les longs sentiers de la vallée sacrée et avoir parcouru des kilomètres, durant plusieurs jours, au milieu de la forêt, sur le Chemin de l’Inca, dormant sous le ciel étoilé auprès de ses meilleures amies, mourant d’envie de tripoter leurs seins. Malgré tout, on pourrait l’affirmer sans mentir, je suis arrivée à Machu Picchu avant Charles. Moi, j’y suis simplement arrivée. Et pas lui.

Sur la quatrième de couverture du livre de 900 pages publié en France pour la première fois en 1880, le chercheur péruvien Raúl Porras Barrenechea plaçait Wiener, avec Cieza et Raimondi, parmi les grands voyageurs de l’époque du Pérou républicain. Belaúnde, quant à lui, mettait l’accent sur « l’observation pénétrante de l’humaniste » et l’historien Pablo Macera affirmait que pour Wiener « l’Histoire était une attitude vitale, bien plus qu’une méthode ou une évasion ». J’aime la phrase de Macera. Quitte à être issue d’un homme blanc et européen, j’aimerai toujours mieux descendre d’un aventurier que d’un docteur honoris causa.

Mon père a précieusement gardé le livre durant des années, avec ses dizaines de gravures illustrant les coutumes de vie des indigènes, il était bien à l’abri, dans un coin spécial de notre bibliothèque. Chaque fois que j’ai essayé de mettre le nez dans les premières pages, pourtant, je l’ai aussitôt refermé, effrayée, incapable de le lire comme ce fascinant récit de voyage du XIXe siècle qu’il représente pour tant de gens. Incapable, surtout, de faire abstraction de ses affirmations à propos des Indiens sauvages. Rien dans ce personnage perdu dans son eurocentrisme, cet être violent et terriblement raciste, n’avait à voir avec ce que je suis, même si ma famille le glorifiait.

J’ai cessé de penser à ce livre durant des années. Ce pavé qui était presque aussi lourd dans ma conscience que dans la réalité se trouvait au Pérou et moi je vivais désormais de l’autre côté de l’Atlantique ; pourtant, de temps en temps, surtout lorsque, au hasard d’une conversation, j’évoquais l’anecdote de mon arrière-arrière-grand-père huaquero, le fait de ne l’avoir toujours pas lu me rongeait l’esprit. Après tout je suis écrivaine et, pour l’instant, c’est le seul Wiener à avoir écrit un livre à succès.

 

 

La mort de mon père coïncidera toujours avec la fête de la tomate. Moi je suis partie, et mon mari et ma femme ont décidé d’emmener notre fille à la dégustation de tomates de Perales de Tajuña, un village de la région madrilène, afin de l’éloigner des relents de la mort. Depuis que nous vivons tous les trois ensemble, nous n’avons rien vécu d’aussi triste ni d’aussi terrible. J’aurais dû participer à cette fête de la tomate du début du mois de septembre, être à moitié nue, mourant de chaud dans une contrée baignée par le Tage, au lieu de languir, en deuil, dans Lima la grise. Lors de ces dégustations, les agriculteurs présentent plusieurs dizaines de sortes de tomates, certaines sont aussi grosses qu’une tête et de toutes les couleurs, d’autres sont d’un rose phosphorescent et aussi charnues qu’un cœur.

Quand j’ai enfin un moment à moi, je lis un message de Jaime et un autre de Roci. Jaime dit qu’il va me raconter certaines choses que ma fille a faites. Ils l’avaient emmenée au village où nous avons l’habitude de cueillir les légumes qu’elle ne mange jamais. Plus tard, elle s’était mise à regarder des photos de son grand-père sur l’ordinateur et elle avait pleuré comme nous le faisons, nous, les adultes, sans dire un mot, rien que pour permettre que quelque chose en nous retombe avant de se relever. Elle avait choisi une photo, l’avait glissée dans un dossier qu’elle avait nommé « Abu ». Elle avait aussi ouvert une photo d’elle qu’elle avait regardée durant un bon moment, avant de la percer de trous grâce au logiciel d’édition. Autour de cette image, elle avait créé plusieurs espaces vides, et Jaime pense que, dans chacun d’eux, elle voulait coller la photo de son grand-père qu’elle avait choisie. Mais elle n’y était pas parvenue, ou elle n’avait pas su comment s’y prendre. Peut-être qu’un jour on lui apprendra à remplir ces trous, même si le plus probable est qu’elle apprenne à le faire toute seule.

Roci me raconte qu’à cette même fête de la tomate, il y avait plusieurs très beaux couples gays qui se touchaient, transpiraient, s’aimaient, et qu’en raison de toute cette exubérance, je lui manquais. Aussi qu’elle avait imaginé une petite fille en train de pleurer dans un horrible aéroport et que cette petite fille, c’était moi. Telle était ma vie, je me suis beaucoup battue pour ne pas me conduire aussi mal que lui. Et voilà que, soudain, je me retrouve à l’endroit où je n’ai pas envie de me trouver. Par sa faute, parce qu’il est mort au pire moment, ou au meilleur. Lors de notre dernière conversation, je me souviens qu’il m’a dit avec une pointe d’humour qui m’a meurtrie : « Ah, ma petite, si à mon époque le polyamour avait existé… »

Ça fait à peine deux mois que j’ai foulé pour la dernière fois le sol de cette ville. J’aurais dû rester, je savais qu’il n’en avait sans doute pas pour longtemps, mais je suis repartie. Quand il m’a fait ce commentaire à propos du polyamour, pensant que sa remarque nous rapprocherait, je ne savais pas si je le reverrais vivant, alors, avant de nous quitter, nous avons loué une maison sur une des plages de Lima. En hiver, les plages de Lima évoquent les paysages de l’Arctique. Tout l’espace était occupé par le corps désormais sans corps de mon père, les mouvements appliqués de ma mère lorsqu’elle s’occupait de lui, lui donnant la becquée. Il se réveillait, parcourait les journaux, mais ça ne durait pas bien longtemps. Lui, le journaliste, l’écrivain, l’analyste, le lecteur fidèle de la presse quotidienne, celle qui était du même bord que lui et de l’autre, ne tenait désormais que quelques minutes avec les journaux sur son torse. Il ne pouvait plus écrire sa colonne quotidienne d’analyse de l’actualité, une colonne enflammée pour laquelle il mettait tous ses démons à la tâche. Je m’approchais du canapé dans lequel il dormait, je caressais son front et lui parlais du livre de José Carlos Agüero que nous venions l’un et l’autre de lire. C’était un livre sur le pardon, sur l’idée du pardon mutuel dans une société qui venait de vivre un conflit, et dans laquelle il faut apprendre à cohabiter avec l’ennemi qui a rendu les armes, un livre écrit pour la première fois par un type à part, complètement inconnu pour la plupart des Péruviens : le fils de deux anciens membres du Sentier lumineux. Mon père me racontait alors une fois encore l’histoire du père de José Carlos, il se souvenait de lui comme d’un courageux dirigeant syndical de la métallurgie qu’un jour il avait perdu de vue car il avait rejoint le Sentier lumineux et qui, par la suite, avait été fusillé durant l’opération contre la mutinerie des prisonniers d’El Frontón. Nous parlions surtout de la mère, qu’il avait connue lorsqu’elle était une militante de gauche, avant qu’elle ne devienne également membre du Sentier lumineux. Quand nous en parlions – et c’était la partie que je préférais dans cette histoire –, mon père reconnaissait que la mère de José Carlos lui plaisait beaucoup à l’époque, que, longtemps, il s’était senti attiré par elle. Elle avait été enlevée et assassinée sur une plage d’une balle dans la nuque, des années plus tard, alors qu’elle avait déjà quitté le mouvement. Mon père était un peu gêné par le ton de réconciliation du livre, il avait l’impression que José Carlos n’était pas suffisamment intéressé par la reconstruction du passé de ses parents et des raisons qui les avaient poussés à la violence, il le comparait à un enfant qui ne sait pas ce que font ses parents la nuit et qui, une fois adulte, décide que ça ne l’intéresse toujours pas de le comprendre. Pour moi, en revanche, la grandeur du livre ne résidait pas tant dans le témoignage ou dans un supposé règlement de comptes avec sa famille, mais dans l’effort pour penser ce que nous pouvons faire avec toute cette merde que la guerre nous a laissée. Et qu’une personne stigmatisée en tant que « fils de » le fasse me semblait plus courageux encore. Peut-être que papa se sentait blessé par l’apparent « mépris » de José Carlos. Il sentait peut-être qu’il lui était également adressé, qu’il l’était à toute sa génération. Après tout, depuis les années 60, avec ses camarades, ils avaient essayé de faire la révolution contre un système qui ne laisse aucun répit. Certains d’entre eux, en recourant à une violence bestiale, comme les parents de José Carlos, d’autres sans violence, comme mon père. Au fond, je crois que ce qui le dérangeait, c’était qu’un fils ne rende pas justice à son père.

Comment aurait-il voulu que je me souvienne de lui ? Est-ce que ma méthode, qui consiste à raconter mes propres faiblesses et à m’en moquer, lui aurait rendu supportable que j’évoque aussi les siennes ? Aurait-il accepté que je lui montre ses incohérences, comme s’il avait été un camarade de parti, que je pointe le conflit entre son engagement public et son éthique intime, le fait qu’il n’ait pas réussi à être aussi bolchevique en amour qu’en politique ? Allais-je écrire un livre pour lui rendre justice ?

La seule possibilité d’écrire à son sujet me donne l’impression d’être un clown, en réalité, comme le protagoniste du roman de Heinrich Böll, La Grimace, qui, un jour, alors qu’il est maculé de café, va voir son père, et ce dernier croit que c’est encore une de ses blagues de clown, alors qu’en réalité il avait voulu se faire un café et s’était complètement loupé. Un des dangers auxquels on s’expose, quand on est un clown, est de ne jamais être pris au sérieux. Il nous arrive la même chose à nous, qui écrivons. Je ne veux pas rire de mon père ni être injuste, mais je suis maculée de café, des pieds à la tête.

Même si mon grand-père votait pour Belaúnde et qu’il a élevé ses enfants avec sévérité, l’aîné, le communiste, a toujours eu des mots respectueux à son égard ; j’ai toujours entendu mon père parler du sien depuis ce lieu étrange qu’est la compréhension pour un enfant, à savoir la perplexité. Dans les années 80, mon père et mon oncle avaient été emprisonnés car ils étaient rouges et s’opposaient à la dictature de l’époque, mais mon grand-père ne leur a jamais reproché leur engagement. Il détestait les militaires autant qu’eux. J’aurais pu continuer à penser à tout ça, mais soudain j’ai été prise de l’envie d’imaginer mon père et la mère de José Carlos en train de baiser derrière une porte, lors d’une assemblée quelconque, à côté d’une pile de drapeaux rouges frappés de la faucille et du marteau.

 

 

Jamais je n’avais imaginé qu’un jour j’allais pouvoir prendre un mort dans mes bras, mais voilà que ma mère nous tire par la manche avec conviction, comme pour dire ce n’est pas un zombie, c’est votre père. Un peu plus tard, alors que nous nous apprêtons toutes les trois à l’habiller, je grave en moi l’image de ses tétons rouges pour ne jamais les oublier, je caresse également pour la dernière fois le grain de beauté de sa cheville, celui qui lui faisait émettre un sifflement chaque fois que j’appuyais dessus.

La mort : savoir que plus jamais tu n’entendras ce son.

Ensemble, ma mère et moi, nous parvenons à peine à le déplacer. Percevoir la rigidité de ce qui est mort dans un corps que l’on a toujours connu vivant est une expérience nouvelle. Il est extrêmement lourd, car durant les derniers jours il s’est rempli d’eau. Comme c’est bizarre que certaines morts ressemblent à des noyades. Il ressemble à cela, à un corps rejeté par la mer après un périple au milieu de vagues violentes. Ma mère s’exécute avec assurance, comme toujours, elle semble se suffire à elle-même. On voit bien qu’elle a derrière elle beaucoup plus de morts que moi. Pour moi, c’est la première fois. Ensuite, nous mangeons un minestrone dans la cafétéria de l’hôpital et la vie me semble incroyable, c’est incroyable que ce plat soit aussi vert et savoureux.

Alors que nous nous dirigeons vers la salle des funérailles, je me souviens que, comme moi, mon père n’a pas pu dire au revoir au sien. Mon grand-père mort d’un infarctus alors que mon père était en mission politique et journalistique en Europe. Lorsqu’il est revenu au Pérou, un mois plus tard, il n’avait plus de père. Et, à présent, moi non plus.

Lors des funérailles, je suis la troisième veuve que toute la gauche péruvienne couvre de baisers baveux au milieu d’une assemblée qui crie « Un révolutionnaire qui meurt ne meurt jamais ». Là, debout, enfin devant son cercueil, parmi les fleurs envoyées par un ex-président et celles qu’a envoyées l’avocat d’un leader terroriste emprisonné, comme ma fille devant l’hommage rudimentaire qu’elle a rendu à son grand-père disparu sur Photoshop, je me sens cernée de trous que j’ai moi-même percés, mais que je ne sais pas comment remplir.

Gabriela Wiener, Portrait huaco, traduit de l’espagnol (Pérou) par Laura Alcoba, © Éditions Métailié, 2023.

En librairie le 18 août.

 


Gabriela Wiener

Écrivaine, journaliste