Roman (extrait)

Shy

Écrivain

Milieu des années 90. Campagne anglaise. Des mineurs délinquants mènent la dure bataille de leur dernière chance : tel est le nom de l’école où on les a placés. Shy quant à lui s’évade, avec des kilos de pierres sur le dos, vers l’étang voisin. Le nouveau roman de l’écrivain anglais Max Porter, traduit par Charles Recoursé, plonge dans la solitude. À paraître aux Éditions du sous-sol.

À l’attaque, Shy.

 

 

 

Le sac à dos pèse une tonne.

Le parquet râle.

Dernière vérification : le spliff est bien coincé en biais dans le paquet d’Embassy vide.

L’inspection du matin à un demi-rêve de là.

La chambre est douce, moelleuse. Tentante.

Nerveux.

Le sac à dos pèse une tonne.

Il est 3 h 13 du matin.

Le sac est plein de cailloux, normal qu’il pèse lourd.

Les silex ont en moyenne 600 millions d’années, a dit Steve.

Plein à craquer. Les bretelles crissent.

Walkman prêt.

Pandemonium, Andromeda Tour, Plymouth 1994, Cassette 1.

Randall back2back Kenny Ken.

Express how you’re feelin’.

La jungle.

Le summum.

L’Amen.

Toute-puissante.

Un mode de vie.

Big hot and heavy.

600 millions d’années, et on se la pète alors qu’on vit cent ans max. Tout se bouscule dans sa tête.

Taille.

Papillons dans le ventre.

Heure.

Légère envie de chier.

Il laisse sa chambre dans l’obscurité. La chambre de Shy, sans Shy. Eve 1965 gravé sur la poutre. Un cœur gravé de traviole sur la poutre. 1891 gravé sur la poutre. Shy 95, tout frais et gravé n’importe comment avec un S pointu qui ressemble à un Z. Même ça il n’est pas foutu de le faire correctement.

Le futur est là, Shy. Il t’appartient.

Dans le couloir il reste bien au milieu du tapis pour éviter de faire grincer les lattes.

Jamie ne dort jamais, mais il écoute sûrement de la musique dans son casque. Steve, Amanda, Owen au rez-de-chaussée, Benny, Cal le Bourge, Paul, Riley, Ash.

Le sac à dos pèse une tonne.

Petit furet de merde.

Ses épaules lui font un mal de chien.

Une marche à la fois.

En douceur.

L’odeur du chili con carne qu’ils ont eu au dîner.

Aisselles bouffe tapis pets.

Ta mère.

Tex-mex et vieille pierre humide.

Il s’arrête en bas, mordille la peau de son pouce.

Chhhhlac – Chhhhlac, le compteur électrique comme un beat rembobiné au ralenti.

Pris entre deux moments. Dans le pli. En fuite.

Le petit Shy au treizième coup de minuit avec son reste de skunk et sa cassette préférée. Un garçon sur les marches, qui s’avance. Tom et le jardin de minuit. C’est l’impression que ça lui fait, putain de merde c’est exactement ça. Des années qu’il n’avait plus pensé à ce bouquin.

« Lui, c’est Shy. Il passe presque tout son temps ici, dans le petit salon, à parler tout seul, en écoutant sa musique. Il refuse d’être filmé. Tu dis bonjour, quand même, Shy ? »

Si les bretelles lâchent c’est foutu, une centaine de silex dégringoleront sur les dalles en bas des marches. Escalier classé, sol classé, histoire classée, profs vénères.

Sac à dos Reebok de merde qu’il a depuis toujours.

Axe Africa.

Son cœur fait boum boum boum comme s’il avait peur.

Feuilleton débile sans public. Voix off qui ressassent et s’entrelacent.

Nous avons bien avancé aujourd’hui, Shy. Ça me fait plaisir.

Il a taggué, sniffé, fumé, juré, volé, tranché, cogné, fui, sauté, démoli une Ford Escort, détruit une boutique, saccagé une baraque, pété un nez, planté un couteau dans le doigt de son beau-père, mais ça fait un bail qu’il n’a pas fugué. C’est du taf et du stress.

« Des jeunes gens psychologiquement dérangés qui nécessitent une pédagogie adaptée, ou une bande de criminels logés, nourris et blanchis par l’État ? »

Il entre dans la véranda et le tapis étouffe les neuf pas qui le séparent de la haute fenêtre avec le rideau à fleurs crade. L’année prochaine, ce sera la cuisine d’un connard de riche. Les vieilles fenêtres résistent. Les plus récentes, changées dans les années 1960, s’ouvrent sans effort et sans bruit. Shy quitte la vieille demeure et met sa capuche.

[La caméra balaie la pelouse.] « Une bande d’adolescents ordinaires qui jouent au football, ou de jeunes délinquants parmi les plus violents et déséquilibrés du pays ? À l’école de la Dernière Chance, un établissement pas comme les autres, on martèle sans relâche qu’ils peuvent être les deux à la fois. »

Il pourrait se mettre à courir, histoire d’être hors de vue plus rapidement, mais les graviers feraient du bruit et il préfère rester discret.

Il jette un coup d’œil en direction de la maison et pense à tous les autres. Bien au chaud dans leur lit. Owen, l’équipe de nuit, les gars. Ils vont écraser jusqu’à la sonnerie du réveil, marmonner, respirer et rêver à des trucs stressants, durs ou paisibles. Tout le monde a le sommeil hyper profond ici. Les nouveaux disent qu’ils font des rêves chelous et alors on leur parle des fantômes (Mme Nash qui te regarde dormir et qui aspire ton souffle ; le vieux tout maigre en chemise de nuit qui monte et qui descend l’escalier du fond en laissant des traces de pisse) et on leur raconte l’histoire vraie de Sir Henry Radcliffe qui assassina une domestique dans la chambre du haut qui est toujours fermée à clé – c’est pour ça qu’on entend un cri au milieu de la première nuit qu’on passe ici, un seul cri, le passé traumatique de la maison qui nous souhaite la bienvenue. Tous les garçons l’ont entendu, et ceux qui ne l’ont pas entendu font comme si.

Un garçon intelligent comme toi, tu as vraiment décidé de te tirer une balle dans le pied ?

La nuit est immense et elle fait mal.

Mais c’est qu’il est susceptible, tout à coup ! Je croyais que t’étais déprimé ?

Il tourne le dos à la maison et s’enfonce dans le bleu. Ombre mouvante.

 

 

L’année dernière, encore à la maison, encore dans un lycée normal, il est allé chez Becky un midi et il n’a pas réussi à enfiler la capote qui glissait et qui puait, sa bite inutile et aussi molle qu’un ravioli vapeur, Becky gentille et trop attentionnée qui la caressait tendrement, qui la serrait entre ses doigts, tentait une demi-pipe foireuse, lui souriait d’un air apitoyé, la regardait comme un animal blessé, pauvre petite bite toute triste, mais ça n’a fait qu’empirer les choses et il s’est rhabillé, pas un mot, pas sympa, il s’est levé écarlate et la braguette ouverte, et Becky lui a demandé de rester, de se calmer, de rouler un joint, de se poser, c’était pas grave, mais il a descendu l’escalier humilié les larmes aux yeux, il est parti de chez Becky avec la honte, il est retourné à l’école en courant et en se disant que si la vie c’était tout ce stress, toute cette pression, alors c’était trop, c’était beaucoup trop, une putain de prise de tête et comment est-ce qu’ils y arrivaient les autres, et Becky qui était gentille, et la honte qui virait à la colère, se fixait sur le dernier faux pas, et tout le monde qui l’attendait au tournant, pas moyen d’être peinard dans une jolie chambre nickel avec une personne sympa qui l’écoute, de réfléchir à ce qu’elle aimerait entendre, et des fois pendant quelques jours il était bien, calé dans le chenal du temps, juste bien, tranquille, on se marre un coup et puis c’est le retour au fond du seau, la destruction et après ça le poids écrasant des choses qu’il a merdées, le retour à la case départ, dés pipés, la mine triste de Becky devant sa petite bite beige ratatinée, son prépuce ridé style rat-taupe, une trahison après toutes ces gaules en acier, toutes ces cool galoches, après qu’il a appris à la lécher et les gaules par centaines, les caleçons qui collent et les lèvres gercées et bordel ça lui donne envie de se foutre en boule et de chialer, après toutes les branlettes au parc et les on attend d’être prêts, après ça la douche froide comme à tous les coups, il n’arrive pas à s’empêcher de tirer des plans sur la comète et ça lui fout les nerfs quand les choses ne se passent pas comme prévu, et maintenant il a deux heures de chimie, le pire cours, ça ne va pas arranger son humeur, l’odeur du labo, Mme Fryn qui va lui casser les couilles et il voudrait pouvoir repartir en arrière, rembobiner, revenir à la frime, à l’excitation, aux frissons, et ce bahut qui le nargue, les escaliers sans fin, les couloirs interminables et la cloche qui a déjà sonné, sa virginité toujours en pendentif il déboule dans le bâtiment scientifique, jette son sac sur le sol du labo de chimie et commence à parler avec Noddy et là Mme Fryn lui dit Je n’aime pas beaucoup ton attitude et il lui dit Je n’aime pas beaucoup votre gueule et elle lui dit d’aller dans le bureau du directeur et il lui dit En fait je vous emmerde et il part en laissant traîner un bras et en faisant tomber un, deux, trois, quatre, cinq kits de chimie qui se fracassent par terre, fioles en verre et pots d’acide et pinces en métal et becs Bunsen et les autres élèves en blouse qui rient et qui hurlent et il marche droit vers la sortie du lycée, s’allume une clope au milieu de la cour, se dit que cette fois le bahut ne va sûrement pas laisser filer et qu’il est bon pour écouter sa mère chialer toute la soirée en lui posant les mêmes questions en boucle, Mais pourquoi, Mais qu’est-ce qui t’a pris, Est-ce que tu m’entends, Qu’est-ce qui t’arrive, Pourquoi est-ce que tu me fais ça, Parle-moi, Parle-nous, et son beau-père sera appuyé au chambranle de la porte avec son air de le juger, ce connard qui pète plus haut que son cul, donc il décide d’aller chez Gill et Michael parce qu’ils lui laissent une clé sous le paillasson et l’autorisent à venir décompresser dans leur jolie cuisine quand il sent qu’il perd pied, des potes à sa mère et à son beau-père qui n’ont pas de gosses, Gill est peut-être sa marraine mais il ne se rappelle pas, et donc il entre, il tourne en rond dans la cuisine en marmonnant, bouffe un paquet de gâteaux fourrés à la vanille, regarde leurs trucs, Gill et Michael à Paris, Gill et Michael à Corfou, une affiche encadrée avec une bouteille de vin dessinée et TOUT BU OR NOT TOUT BU, un calendrier avec des oiseaux des jardins, et il ouvre leur bar et boit du gin au goulot, puis il fume une clope sur la terrasse en tournant en rond et en regrettant d’avoir fini le speed qu’il avait chopé à la Fantazia, ensuite un verre de vodka et puis il trouve des canettes de Kronenbourg dans le frigo et il en boit une, et puis encore un peu de vodka et il s’allonge sur le canapé de la véranda, puis il se fait une autre bière et une autre clope, et là il entend la porte d’entrée qui s’ouvre donc il claque celle de la cuisine, il ne sait pas quoi faire, il entend Gill qui lâche un petit oh effrayé alors il attrape une chaise, il la balance dans la vitrine des jolis verres à vin, il entend Gill qui crie, la porte d’entrée qui se referme et il passe aux photos, pète les cadres, Gill et Michael qui enlacent un menhir à Avebury, Gill plus jeune et bronzée sur un balcon, et il défonce toutes les photos sur le mur vite et fort comme à la fête foraine dans le jeu avec les têtes qui sortent des trous, et il a les mains en sang, une belle entaille et un petit cube de verre incrusté dans un doigt, il lance la bouteille de vin sur l’affiche, arrache le micro-ondes et l’explose par terre, jette la bouteille de vodka contre le mur, met un coup de chaise dans la fenêtre de la véranda mais la vitre est renforcée et c’est le pied de la chaise qui casse et Shy pousse un cri, un jappement éraillé, lâche la chaise, s’assied sur le canapé et se met à pleurer, à hoqueter, putain de merde, rhaaa, fait chier, et puis il commence à se sentir un tout petit peu mieux et lorsque les sirènes arrivent il est calmé et plus ou moins désolé.

Max Porter, Shy. Le timide, traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) par Charles Recoursé, © Éditions du Seuil, sous la marque Éditions du sous-sol, 2023.

En librairie le 18 août.


Max Porter

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