Hêtre pourpre
Les mains de grand-mer
Les mains de grand-mer étaient des bêtes. Elles étaient perpétuellement en mouvement. Leur agitation fébrile en faisait des souris, des souris sans poils, avec de la peau, de la peau rugueuse comme de l’asphalte craquelé. Leur forme en faisait des araignées, de petites créatures pleines de pattes au dos rond ; prisonnières de leur corne, elles cherchaient sans relâche à sortir de grand-mer, tâtonnant comme des aveugles qui viennent de perdre la vue. Elles attrapent des patates qu’elles épluchent avec avidité. Empoignent la petite cuillère à moka pour pelleter du sucre dans la tasse de café – oui, ce mouvement relève du coup de pelle. C’est un mouvement étranger à la petite cuillère, comme si grand-mer s’était directement inspirée de la récolte des patates pour pelleter des cristaux de sucre. La moitié des petits cristaux atterrit systématiquement sur la nappe à carreaux rouges et blancs. La petite cuillère à moka : un objet qui ne parle pas la même langue que ces mains. Les arabesques et fioritures qui ornent son manche avec un raffinement grotesque. Superflu. Devant un Disney où une Parisienne gantée, d’un geste sophistiqué (avec le pouce et l’index, le petit doigt en l’air), plonge une petite cuillère à moka dans une tasse à thé, j’ai pris conscience de l’écart. Du fossé entre grand-mer et le monde auquel j’aspirais. Grand-mer chopait la petite cuillère à moka de tout son poing. Ses articulations renflées par l’arthrite me rappelaient les ronces ensorcelées dans La Belle au bois dormant de Disney. Ces renflements noueux. Cent ans d’ankylose.
Je me souviens que les mains de grand-mer rentraient en moi. Dans mon souvenir, les mains de grand-mer sont complètement seules face à elles-mêmes : elles ne cessent de s’empoigner l’une l’autre, de se cramponner l’une à l’autre, elles cherchent sans relâche, cherchent quelque chose à tenir, attrapent mes jambes d’enfant et mes bras d’enfant et les caressent sans merci. Je ne me souviens pas de mes jambes d’enfant ni de mes bras d’enfant, je me souviens seulement de cette sensation de rugosité et de savoir qu’il faut que je tienne bon, que grand-mer en a besoin.
Les pieds de grand-mer
« J’ai des pieds d’homme », disait toujours grand-mer, fièrement, sur la défensive, d’un ton d’excuse, indéchiffrable. Les pieds de grand-mer étaient énormes, le gros orteil était un petit poing, et ils avaient ces bosses sur le côté qu’elle appelait « hallux » en soupirant. J’avais peur qu’un autre orteil surgisse à cet endroit. Les pieds de grand-mer m’ont appris que les parties du corps sont des êtres vivants qui travaillent contre nous, qui ne sont pas la même chose que nous, qui peuvent être d’un autre genre, d’une autre espèce. Et que les sentiments que nous inspire le corps, s’ils y prennent leur source, se propagent ensuite dans toute la pièce.
Les napperons de grand-mer
Les meubles étaient tous garnis de napperons, tissus, étoffes et textiles divers et variés, qui n’arrêtaient pas de glisser. Crochetés, tricotés, brodés. Sur le canapé trônait un gigantesque jeté blanc crocheté main. La fierté de grand-mer. Chaque fois qu’enfant je m’asseyais sur le canapé ou que je le touchais seulement, grand-mer ne pouvait s’empêcher de remettre le jeté en place. Il devait être parfaitement positionné. Grand-mer passait sans arrêt d’une pièce à l’autre pour arranger les napperons sur les tables, guéridons, commodes, secrétaires et étagères. Ça n’allait jamais. Il y en avait dans tout l’appartement, et ça n’allait jamais. Je crois qu’aux yeux de grand-mer, ces tissus étaient la preuve constante, agaçante, accablante qu’elle n’était plus pauvre. Mais ses mains restaient trop maladroites pour placer correctement ces délicats napperons.
Les boîtillons de grand-mer
Je me souviens des petites boîtes de grand-mer : ses BOÎTILLONS[1]. Depuis la mort de grand-per, grand-mer rapportait des quatre coins du monde de petites boîtes en bois, pierre, verre, ivoire, plastique, os, fil, acier, cuivre, argent, ambre, cuir, feutre. Il y en avait partout chez elle. Les boîtillons étaient posés sur ses napperons, vides et fermés tous autant qu’ils étaient. Leur vide m’inquiétait. Quand mer et grand-mer prenaient le café, l’enfant parcourait l’appartement, faisait sa ronde, passait devant les boîtillons comme on passe devant des gens qui en ont après vous. On se dépêche sans vouloir donner l’impression de se dépêcher, et on les regarde sans qu’ils voient qu’on les regarde. Les boîtillons me regardaient eux aussi. Ils faisaient tressaillir mes doigts. Encore aujourd’hui, je sens le vide des boîtillons dans le petit bourrelet où les cuticules se transforment en peau. Quand je me vernis les ongles, je m’en mets toujours dessus, alors que ce n’est pas de bon goût, le bon goût des vernisseuses et vernisseurs, ON NE TOUCHE PAS AU REPLI DE L’ONGLE, mais souvent, j’ai l’impression que ce repli est une vague venue du passé qui se brise dans une crique. Une messagère du pays des deux fleuves que j’ai envie de recouvrir de vernis.
Enfant, je n’avais qu’une idée en tête : remplir en cachette ces boîtillons, de tout et de n’importe quoi, de petits cailloux, de feuilles, de cheveux, d’un ongle rongé – juste histoire qu’il y ait quelque chose dedans. Mais je savais que c’était tabou, et je savais aussi que grand-mer aurait tout de suite su qui avait enfreint cette règle tacite.
Je sentais les choses sans les comprendre. Je sentais que les boîtillons étaient des espaces intérieurs, des extensions de grand-mer. Les boîtillons étaient les complices de grand-mer ; je savais qu’elle avait découpé son vide en petits morceaux qu’elle rangeait à l’intérieur. La grand-mer faisait la gentille, mais gare à qui toucherait à son précieux trésor. « Un jour, tu hériteras de tout ça », disait-elle, et c’était toujours une menace.
L’enfant
J’écris « grand-mer » comme si tu étais un personnage de roman, grand-mer. Comme si tu n’étais pas perpétuellement en moi, comme si je pouvais mettre de la distance entre toi et moi. Mais j’ai besoin de cette posture. Je dois pouvoir disposer de toi comme d’un personnage, sans quoi je n’écrirais pas les choses qui sont la raison pour laquelle j’écris. Je voulais écrire au passé, mais les fragments m’échappent et retournent au présent, vont et viennent, se confondent.
Je ne me souviens pas vraiment de moi enfant. Ou plutôt : je ne me souviens pas vraiment du corps de l’enfant.
À l’époque dont je parle, je n’ai pas encore de corps. Bien plus que d’être un corps, je me souviens d’être une sensation, une tendresse sous les ventres menaçants, errant de-ci de-là entre les jambes des adultes comme entre les troncs d’une forêt vierge, une tendresse sur la rugosité, l’asphalte, la peau de grand-mer. Je n’existais pas ; il y avait moi en train de courir, mais il n’y avait pas de jambes ; il y avait le vent qu’on sent quand on court, mais pas de visage ni de nuque pour sentir ce vent ; il y avait les cris de joie qu’on pousse quand on court, mais pas le ventre au creux duquel la joie commence à frémir. Le corps, c’était pour les autres. Je me souviens du corps inquiétant et ridé de grand-mer, je me souviens des cuisses de per et de son pénis, je me souviens des seins de mer et de ses cheveux. C’est comme si j’avais accès à quelques photos mais pas au boîtier de l’appareil avec les négatifs.
« Mais pas au boîtier. » Quelle métaphore pourrie, cette histoire d’appareil photo. Je me rends compte que je tourne l’air de rien autour de ce qui compte vraiment pour revenir à ce qui a été sucé jusqu’à la tige. Et l’essentiel, c’est quoi ?
Je me souviens de mes dents, les dents de lait qui étaient comme des corps étrangers dans le corps : du jour au lendemain, elles se mettaient à bouger, et on pouvait se les arracher. Une autre exception à cette absence de souvenirs, ce sont les orteils qui – quand on se réveille en pleine nuit – ne sont pas complètement cachés par la couette et qu’on veut mettre à l’abri des monstres tapis sous le lit.
L’éternel dilemme nocturne : soit on protège ses orteils en ramenant ses pieds sous la couette, mais si on n’y va pas assez doucement, les monstres risquent de remarquer le reste du corps et de n’en faire qu’une bouchée. Soit on laisse ses orteils dehors, et les monstres les dévoreront à coup sûr, mais les autres membres leur échapperont… Un casse-tête insoluble.
Les orteils et les dents : deux parties du corps que j’ai perdues et qui ont miraculeusement repoussé.
La bouche de grand-mer
La bouche de grand-mer était un paysage en perpétuel mouvement, en accéléré. Elle parlait sans arrêt, et quand elle ne parlait pas – parce qu’elle buvait ou mangeait ou regardait la télé –, sa bouche faisait tous les bruits possibles et imaginables, comme mâchonner, tousser, racler, inspirer et expirer bruyamment, se mouiller les lèvres, fouiller de sa langue les interstices entre les dents pour en retirer les hypothétiques restes de nourriture.
Grand-mer avait toujours du rouge à lèvres, une couleur de vieille dame entre le rouge pétant et le rose Barbie qui laissait sur ses dents des traces qu’elle essuyait avec un mouchoir en coton blanc et des gestes durs et précis. Le rouge à lèvres s’en allait, et elle en remettait, mais il se retirait inlassablement – une mer à marée basse. Ses lèvres étaient lézardées de rides fines : des fissures sur une paroi rocheuse friable. L’enfant se demandait comment ce genre de choses se produisait et, devant le miroir, empoignait ses propres lèvres bien lisses à deux mains, certainə que les lèvres de grand-mer s’étaient fissurées par inadvertance. Ce genre de chose n’arriverait pas à l’enfant. L’enfant prendrait garde à ce que ses lèvres ne se fissurent pas, jamais, et s’y cramponnerait. Au-dessus des lèvres de grand-mer, il y avait des petits trous laissés par les gros poils qui avaient poussé pendant qu’elle était enceinte de mer. L’enfant le savait : ce qui maintenait grand-mer en vie, c’était sa bouche, cette infatigable machine.
Les dents de grand-mer
Grand-mer ne jetait jamais un morceau de pain. Quand l’enfant venait la voir, elle achetait du pain frais. Elle donnait le pain frais à l’enfant. Elle, elle mangeait le pain dur. LE PAIN DUR N’EXISTE PAS, LE PAIN NE DURCIT JAMAIS. Le pain dur craquait sous ses dents. Grand-mer en était très fière. « Mes parents avaient perdu toutes leurs dents à trente ans », disait-elle – répétait-elle chaque fois qu’il était question de dents, d’alimentation, de maladie, d’hygiène ou du passé. « Ma mer était tellement fière de pouvoir nous payer le dentiste, tu n’imagines pas », racontait-elle avec un sourire inquiétant qui découvrait ses dents. L’enfant craignait que les précieuses dents de grand-mer se brisent sur le pain. Chaque fois, avant qu’elle morde dedans, l’enfant s’adressait au pain dur. Avec son regard magique et sa voix muette, l’enfant disait : « Cher pain dur. Je t’en prie, ne sois pas trop dur avec les dents de grand-mer. Elle en est tellement fière. Tiens, regarde comme je suis doux, comme je suis tendre, prends un peu de ma tendresse en toi, s’il te plaît. » L’enfant se contractait, contractait son ventre, faisait de la magie dedans, à l’intérieur de son corps, ramassait toute sa tendresse et l’instillait au pain dur par ses yeux.
Les dents de grand-mer étaient grosses et blanches, comme les montagnes, et elles n’arrêtaient jamais d’étinceler, car grand-mer parlait tout le temps. Quand le pain était trop dur, grand-mer se levait d’un bond, la langue sur les gencives, pour préparer une assiette avec du lait et une assiette avec de l’œuf, du sel et du poivre. Pendant la confection des croûtes dorées, grand-mer se taisait. Grand-mer ne savait pas se taire, sauf dans ces moments-là. L’enfant avait conscience que c’était sa faute, la faute de l’enfant, si le pain était dur. L’enfant aurait dû mieux s’appliquer. L’enfant se promettait de s’entraîner à lancer des sorts par le regard. À la maison, l’enfant allait chercher un caillou, l’emportait au poulailler, s’asseyait devant et lui prodiguait toute sa tendresse. L’enfant était très sévère avec l’enfant.
Les croûtes dorées de grand-mer
Quand grand-mer faisait des croûtes dorées, qu’elle ramollissait les tranches de pain dans l’assiette de lait, les plongeait dans l’assiette d’œuf et les faisait revenir dans du beurre, sa langue passait comme une queue de chat sur ses gencives qui saignaient à cause du pain dur. Chaque fois, l’enfant avait droit à la première croûte dorée. Grand-mer posait sur la nappe à carreaux blancs et rouges la boîte de sucre à la cannelle ornée de gentianes ; le sucrier lui venait de sa grand-mer et avait déjà été réparé six fois. La colle faisait des cicatrices jaunâtres qui fragmentaient les gentianes. La petite cuillère à moka dans le sucre déjà mélangé à la cannelle. Les croûtes dorées avaient beau être le seul aliment sur lequel on avait le droit de mettre du sucre toutə seulə, l’enfant n’aimait pas ça. L’enfant pouvait sucrer à sa guise les croûtes dorées, l’arrière-goût amer était toujours là : les croûtes dorées prenaient la place du pain dont grand-mer avait été privée. Mais ce que l’enfant aimait encore moins que les croûtes dorées, c’était grand-mer pendant les croûtes dorées. Je me souviens que l’enfant devait détourner les yeux. Je me souviens que l’enfant fixait les croûtes dorées. Leur peau d’omelette, jaunâtre, semée de grains de sucre. Et en plus, les bruits de grand-mer. Avaler alors que les croûtes dorées étaient encore brûlantes. Déglutir et aspirer et haleter et renâcler. Promener une bouchée trop chaude sur les dents, découvrir les dents, lèvres rentrées, la bouchée coincée sur le côté – parce que les dents sont moins sensibles à la température –, expirer l’air trop chaud ; souffler bruyamment, attendre que la bouchée ait un peu refroidi pour l’avaler en un clin d’œil. Avoir faim, une faim plus vieille que grand-mer.
L’enfant ne laissait jamais grand-mer seule dans sa solitude affamée. Même si l’enfant ne supportait sa présence qu’à coups de pensées magiques. Abracadabra. Paillettes. Omelette. Hocus Pocus. Dans son ventre, l’enfant comprenait même la couleur des croûtes dorées : ce jaune uniforme, le même que la colle qui faisait tenir le sucrier. Colle et croûtes dorées amalgamées. L’enfant en voulait à la grand-mer de lui servir cet amalgame comme ça, sans qu’il n’y ait jamais de mots pour dire les émotions inspirées par les croûtes dorées, et l’enfant recouvrait le jaune d’une couche de sucre à la cannelle, le tapissait de blanc et de brun. L’enfant n’aimait pas les croûtes dorées et aurait voulu le dire à la grand-mer, mais ce n’était pas possible, parce que grand-mer ne faisait pas la différence entre elle et les croûtes dorées, pas plus qu’elle ne faisait la différence entre sa main et les jambes de l’enfant.
Vestiges
Ce qui entourait l’enfant ne lui était jamais extérieur, l’enfant n’avait pas de peau ; le monde entrait dans l’enfant comme dans un moulin et en ressortait de la même manière. Parfois, des choses émergent dans ce mouvement, il paraît qu’on les appelle souvenirs d’enfance, on les croit extrêmement intimes, mais elles sont impersonnelles, collectives :
Apprendre à compter de un à vingt.
Dire merci, toujours, tout le temps, et dire pardon. Répondre poliment aux questions : « Tu as quel âge ? » et « Tu es un garçon ou une fille ? »
Jouer dehors, s’allonger dans l’herbe sur le dos, espérer que la nuit ne tombe pas tout de suite, pas avant longtemps, que la nuit ne tombe jamais, jamais de la vie, qu’on puisse toujours courir à travers cette lumière dorée, cet air parfumé où la journée entière se niche comme une cétoine dans une pivoine.
Jouer avec les adultes qui croient que vous aimez bien ça et qu’ils vous font plaisir en jouant avec vous.
Parler correctement la langue de mer.
Se taire, qui se disait être sage.
Avoir peur des inconnues et des inconnus, qui se disait faire son timide.
Retenir ses larmes, qui se disait être fort.
Avoir peur d’aller se coucher ; avoir peur de ne plus jamais se réveiller, et avoir peur de devenir aveugle dans le noir sans s’en rendre compte (car on ne voit rien). Ça se disait être pénible.
Trouver pour la première fois l’équilibre à vélo et le sentiment d’euphorie fulgurante qui va avec, comme si le monde entier était en chocolat, comme si on était capable de rouler jusqu’au bout du monde, jusqu’en Amérique, jusqu’à la lune et retour.
Comme je me souviens de tout ça, je sais qu’il y a eu un enfant, mais ce n’est pas pour autant que cet enfant et moi faisons unə. Je ne sais pas si les souvenirs d’enfance cités sont les miens ou s’ils m’ont été racontés par quelqu’unə, je ne sais plus qui, ou si je les ai lus, je ne sais plus où. J’essaie d’écrire cette époque qui n’est pas en moi, qui est restée dans cet enfant. Peut-être que chez soi, c’est une époque et non un lieu.
Ce dont je me souviens, mon souvenir le plus vif, c’est grand-mer. Comme si ma mémoire trouvait moins important de me retenir moi que de retenir grand-mer. Ma grand-mer s’appelle Rosmarie, et c’était un monstre.
Corps : aujourd’hui
Aujourd’hui encore, je n’ai pas vraiment conscience de mon corps, je passe mon temps à me cogner, contre les coins et les pieds de table, les portes et placards ouverts, je me fais bousculer et je bouscule. Je ne sais pas où je commence et où je finis. Quand je fais la cuisine, je me coupe régulièrement, je me brûle et je m’en rends compte trop tard. Quand je râpe du fromage ou des carottes, je me râpe avec. Ensuite, j’ai de la peau en moins, du moi en moins. Mon corps, ce vestige immémorial, transformé, matière qui a déjà connu d’innombrables autres formes : cailloux, terre, plantes, air, bactéries, champignon.
Pour avoir conscience de mon corps, il faut je le donne, que je l’offre à d’autres, que quelqu’unə pénètre en moi, franchisse les frontières arbitraires de mon corps et s’abandonne derrière. Je n’ai pas besoin de sentir des bites en moi, ce dont j’ai vraiment besoin, c’est me sentir moi, cette gaine qui pulse autour des bites. Une fois détendu, ce corps est capable d’accueillir en lui des objets d’une taille exceptionnelle sans ressentir la moindre douleur. C’est résister à la pénétration ou essayer de faire sortir l’objet qui est douloureux. Depuis toujours, je ne résiste pas quand d’autres corps s’introduisent en moi.
Je suis assisə à mon bureau et je t’écris ces lignes, grand-mer, sur le MacBook Pro que je me suis acheté il y a huit ans avec l’argent que tu m’avais donné à Noël, je suis assisə sur une des chaises en bois dont tu m’as fait cadeau (en me disant que tu n’avais presque jamais d’invités et que deux chaises, c’était assez), je suis assisə sur mes fesses qui, il y a une demi-heure, ont été pénétrées par un homme que je voyais pour la deuxième fois, un homme qui doit avoir tout juste vingt ans et qui, à en croire notre conversation post-coïtale, est boucher et veut partir pour L.A. faire du reggaeton.
Je t’écris ces lignes, grand-mer, parce que j’essaie depuis longtemps de disposer de mon corps comme je le veux : de parler de lui comme je le veux, de le mouvoir comme je le veux et d’en jouir comme je le veux. De dire que c’est divinement bon de se faire baiser, que c’est diablement bon de sentir le sperme ressortir tout doucement, plus doucement que du miel, plus doucement que le sirop de pommes de pin que tu verses systématiquement sur ta dernière croûte dorée. Que c’est sublimement bon de sentir cette semence, le désir d’un autre, ruisseler entre nos fesses et matérialiser cette zone lourde de honte, cette région de notre corps qui ne se nomme qu’avec des termes violents et dégradants. Qu’il n’y a pas de sensation plus douce et plus jouissive que de se faire enculer. Comme si notre charpente était faite de soie.
Je t’écris ces lignes avec le hêtre sous les yeux, et le hêtre pourpre me revient, un de mes tout premiers souvenirs me revient, je suis allongæ dans l’herbe, tu te penches sur moi, et derrière toi, le ciel est en feuilles de hêtre pourpre. Je t’écris pour dénoncer le mépris que m’a inspiré ce corps du plus loin que je me souvienne et qui explique sans doute en partie que j’aie si peu de souvenirs de lui. Comment retenir ce qui ne cesse de s’échapper, de disparaître, de fuir ? Je t’écris ces lignes pour dénoncer la body negativity que j’ai reçue en héritage, peut-être pas de toi directement, mais de la culture chrétienne européenne. Il ne s’agit pas de trouver des coupables, il s’agit de défaire les fils qui nous ont tissæs : de démêler les fils qui nous enchaînent les unəs aux autres, nous, les victimes de la masculinité, qui nous ont emprisonnæs dans un cocon de silence, de honte et d’hypocrisie, toustes autant que nous sommes. Il s’agit de pouvoir dire : la sexualité – qu’elle soit pénétrative ou non – est une chose formidable ; et il s’agit de rappeler que les corps pénétrés sont des corps au même titre que les corps pénétrants et non pénétrés. Nous ne sommes pas des objets, nous ne sommes ni anges ni démons, nous sommes des créatures du crépuscule comme les autres, ennuyeuses à mourir.
Je t’écris ces lignes parce qu’enfant, j’avais peur de toi car je sentais que tu n’avais jamais eu de corps, parce que je continue à t’en vouloir de m’avoir utilisæ, d’avoir utilisé mon corps ; de m’avoir protégæ, de m’avoir prisə dans tes bras, de m’avoir caressæ pour te décharger en moi de ton histoire à l’état brut, comme ta mer a utilisé ton corps et sa mer a utilisé ta mer. Je t’écris parce que je n’existe qu’à travers ton corps, parce que je prolonge ta lignée et qu’il y a certaines choses que je ne veux plus perpétuer. Je t’écris parce que – comme mer et toi – je ne peux pas parler des choses qui comptent vraiment pour moi, je t’écris parce que : tant que j’écris, je ne parle pas, c’est vrai, mais je ne me tais pas non plus.
Kim de l’Horizon, Hêtre rouge, traduit de l’allemand (Suisse) par Rose Labourie, © Éditions Julliard, 2023.
En librairie le 31 août.