Roman (extrait)

Inventaire de choses perdues

Écrivaine, éditrice, graphiste

« Être en vie, c’est faire l’expérience de la perte. » Île engloutie, film perdu, poèmes retrouvés, espèces ou religion éteintes… Les 12 chapitres du prochain livre, qu’elle a elle-même conçu graphiquement, de l’auteure allemande Judith Schalansky partent d’un objet particulier et déambulent dans ses traces. Sur terre s’accumule ce qui reste d’un avenir passé. À paraître chez Ypsilon éditeur et traduit par Lucie Lamy.

RDA

Palais de la République

 

Élaboré par un collectif de l’Académie d’architecture de RDA, rassemblé autour de Heinz Graffunder, l’édifice-vitrine fut érigé sur la friche baptisée « Place Marx-Engels » qu’avait laissé le dynamitage du château de Berlin, et fut inauguré en tant que « Maison du peuple » le 23 avril 1976, au terme d’un chantier de 32 mois.

La caractéristique la plus frappante de l’édifice, haut de cinq étages, étiré et couvert d’un toit plat, était la façade revêtue de verre fumé réfléchissant, encadrée de marbre blanc. Le bâtiment abritait non seulement la pièce réservée au parlement (appelé Chambre du peuple) et deux salles de spectacles – l’une pouvant accueillir tout juste 800 spectateurs et l’autre jusqu’à 5 000 –, mais aussi plusieurs salles de conférence et de travail, treize restaurants, huit pistes de bowling, un théâtre et une discothèque.

C’était le centre de la vie sociale pour la direction du Parti et le gouvernement, le cadre des congrès de la SED et le siège de la Chambre du peuple, un lieu de colloques nationaux et internationaux, de culture et de loisir. La « Fleur de verre » était un point de rendez-vous apprécié dans le hall principal à deux étages, qui mesurait 40 mètres sur 80. Y étaient aussi accrochés 16 tableaux d’artistes nationaux renommés, rassemblés sous le titre « Les communistes ont-ils le droit de rêver ? ».

Pour que le bâtiment résiste à la pression des nappes phréatiques de la vallée glaciaire berlinoise, un bassin en béton de 180 mètres de long, 86 de large et 11 de haut fut coulé pour servir de fondation. Une ossature en poutres métalliques qui s’articulait autour de huit structures en béton fut recouverte de gaines en ciment-amiante. Une réglementation exceptionnelle autorisa l’utilisation d’amiante floqué, alors que cette technique était déjà interdite depuis 1969 en RDA.

Le 23 août 1990, la Chambre du peuple réunie au Palais vota son intégration à la République fédérale. Un mois après, le 19 septembre, la même assemblée décida de fermer immédiatement le Palais en raison de la présence d’amiante. En 1992, le parlement fédéral allemand se prononça en faveur de sa démolition. Entre 1998 et 2003, des entreprises spécialisées délestèrent les matériaux de construction des 5 000 tonnes d’amiante qui y étaient incorporées, à la suite de quoi la démolition et la restauration étaient toutes les deux également possibles. Après l’élimination du matériau cancérigène, le Palais se trouvait à l’état de gros œuvre.

Après plusieurs concours architecturaux concernant l’avenir de l’endroit – qu’on appelait à nouveau « Place du château » depuis 1991 –, le Bundestag décida sa démolition. Entre le printemps 2004 et la fin de l’année 2005, le Palais désossé fut à nouveau rendu accessible au public, dans le cadre d’événements culturels temporaires.

La démolition définitive du bâtiment dut être repoussée à plusieurs reprises, notamment à cause de mobilisations véhémentes. À partir de février 2006, il finit par être démantelé. L’acier suédois des fondations fut fondu, vendu à Dubaï pour la construction du Burj Khalifa et réutilisé dans l’industrie automobile pour la production de moteurs. Les travaux en vue de la reconstruction du château de Berlin historique commencèrent en mars 2013.

 

Elle sortit le paquet du filet à provision, déballa les asperges de leur torchon et les déposa sur la table de la cuisine. Puis elle prit deux poignées de pommes de terre du carton qui se trouvait dans le coin à l’ombre, à côté du frigo. Certains des tubercules étaient déjà verts par endroits, quelques-uns avaient même des germes courts et bossus. Manifestement, la caisse n’était pas assez sombre. Le mieux aurait naturellement été de les stocker à la cave, mais après, elles prenaient toujours un goût de charbon. Elle tira l’un des torchons à vaisselle gris et le disposa sur le carton comme si c’était une nappe.

Le lave-linge rinçait pour la deuxième fois la lessive. Avec un peu de chance, elle sécherait avant la fin de la journée, car le soleil avait tout de même fini par se montrer à midi. Toute la matinée, ça avait été couvert, comme s’il allait se mettre à pleuvoir à tout moment.

Elle éplucha les pommes de terre – plus généreusement aux endroits verts ou germés –, les lava, les coupa en deux et les mit dans un saladier à côté de la cuisinière. Elle voulait préparer les choses autant que possible. Pour le déjeuner, elle s’était juste fait des tartines, alors qu’on était dimanche, mais elle n’avait jamais aimé cuisiner pour elle toute seule. Ça n’en valait pas la peine.

Elle avait tout juste commencé à nettoyer le sable des têtes d’asperge lorsqu’elle entendit la sonnette. Elle attrapa vite le chiffon, alla dans le couloir et ouvrit la porte.

« Marlene, est-ce que tu as un moment ? »

C’était Lippe. Il habitait en dessous, dans un appartement du premier étage de l’autre côté de la montée d’escalier.

« Bien sûr. Entre. Je dois juste retourner une minute dans la cuisine. »

Lippe avait l’air un peu éreinté. C’était un type gentil, détendu. Parfois, ils passaient la soirée tous ensemble et buvaient un verre, même si ça arrivait plutôt rarement ces derniers temps.

« Holger n’est pas encore là, n’est-ce pas ? »

Il lança un regard furtif dans le salon.

Elle hocha la tête. Lippe étudiait la médecine militaire, comme Holger, mais sa spécialité était la stomatologie.

Il restait dans l’encadrure de la porte.

« Oh Lippe, tu aurais vraiment pu garder tes chaussures. »

« C’est rien, t’embête pas. »

Il haussa les épaules.

« Et la petite dort ? » Il fit un mouvement de tête en direction de la chambre à coucher. Il avait vraiment l’air fatigué. Peut-être qu’il se passait quelque chose avec Carmen ?

« Oui, à poings fermés. Elle était crevée. C’est le grand air. J’ai fait un de ces tours avec elle. »

Juste après le déjeuner, elle avait tiré les rideaux et étendu la petite dans son lit à barreaux. Elle avait d’abord babillé encore un peu, mais le calme était venu rapidement. C’est vrai qu’elle voulait encore préparer des cours. Ça lui était complètement sorti de la tête, ce matin.

« Hmm. » Il enfonça ses mains dans ses poches de pantalons. « Jule dort aussi. C’est tout de même agréable d’avoir du calme comme ça, le dimanche. »

Elle posait les têtes d’asperge les unes après les autres sur le torchon à vaisselle sec.

« Alors, on a encore fait la queue pour les asperges ? » Il sortit les mains de ses poches et croisa ses bras avec un grand sourire. Ça la fit rire. Elle n’était pas la seule à chiper des asperges dans le champ derrière les jardins ouvriers. Des asperges vertes. Il ne lui était encore jamais arrivé d’en voir au magasin. On racontait qu’elles allaient directement à Berlin, au Palais de la République.

« Oui, j’espère que personne ne nous balancera. » Elle se sécha les mains avec le chiffon et ôta son tablier.

« Tu veux boire un truc ? »

Il se tenait encore pieds nus sur le seuil. Lippe était bien plus petit qu’Holger. Il avait une moustache fournie et sombre, et l’implantation de ses cheveux perdait du terrain. Sa peau était blafarde, presque cireuse.

« Non, non. T’embête pas. », dit-il avec un signe de la main. « Je voulais encore descendre au jardin. »

Les Lippert avaient reçu, comme eux et quelques autres familles du pâté de maison, un bout de terrain derrière les immeubles modernes, et l’avaient rendu cultivable le printemps dernier. La terre y était très sablonneuse. Ils avaient dû entamer le tapis herbacé à la bêche et le déverser plus loin jusqu’à ce qu’une fine couche de terre végétale finisse par apparaître, puis ils y avaient mis des pommes de terre pour tenir les mauvaises herbes à distance. Lippe s’était même procuré du fumier à la coopérative et avait planté des semis précoces pour avoir un meilleur rendement. Chez eux, la récolte avait été plutôt maigre. Mais elle se réjouissait de tout. Des cosses, des radis, des carottes, des haricots, du persil. Ça avait même suffi pour des fraises. Un petit saladier, mais quand même.

« Viens, allons dans le salon. »

Il la laissa passer dans le couloir, elle tira la porte de la chambre et passa devant lui.

Le soleil déposait désormais une bande de lumière claire sur les aquariums disposés dans l’étagère qu’ils avaient construite eux-mêmes, à gauche de la porte. C’étaient les aquariums d’Holger. Des guppys, des black molly, des tétras néons et un poisson-chat tout seul, qui se terrait la plupart du temps dans sa grotte. D’abord, ils n’en avaient eu qu’un, mais ensuite Holger avait continuellement façonné de nouveaux morceaux de bois et scié des planches, si bien qu’un deuxième étage, plus petit, avait pris place au-dessus, et même pour finir un troisième, encore plus petit, tout en haut. Comme une pyramide. Devant les aquariums était installé le parc pour bébé. Lippe prit place sur le canapé. Sa chemise à carreaux se tendait un peu sur son ventre. Les manches étaient remontées. Une toison sombre couvrait ses avant-bras.

« Marlene, nous avons… »

Il respira profondément.

Puis il se pencha vers l’avant et croisa ses mains entre ses jambes.

« Nous avons longtemps réfléchi pour savoir si nous devions te le dire. »

Bizarre qu’il parle de « nous », alors qu’il était seul face à elle.

Il hésitait.

« Bon… », reprit-il, « comme tu le sais, nous étions à Berlin hier. Carmen avait un exposé, et je l’avais accompagnée avec Jule. Toute une expédition, mais ça fait un peu de changement.» Sa main droite se déplaçait dans l’air.

« Ah, oui. » Elle avait complètement oublié.

« Et ensuite, on a eu envie de se faire plaisir. »

Il regarda du côté de la fenêtre. Dans le contre-jour, les cactus avaient l’air tout poussiéreux. Il faudrait les arroser de temps en temps.

« Donc, on est allés au Palais de la République, pour faire quelque chose d’inhabituel, tu vois. »

 

Ça avait quelque chose d’indécent, ses pieds nus et ses orteils poilus sur son tapis. Elle posa son regard sur les pieds façonnés de la table du salon. Holger l’avait trouvée un bout de temps auparavant, dans une maison en ruine d’un village voisin. Une vieille pièce pourrie. On pouvait clairement voir les trous faits par les vers du bois. Ils ne s’en iraient jamais. Ils l’avaient transportée ensemble à vélo, sur les chemins sablonneux qui traversent la forêt.

« Bon, Marlene… », recommença-t-il en étirant son dos.

« Nous y avons vu Holger. Avec une autre femme. »

Il la regardait, maintenant.

« Dans une situation explicite. » Il leva légèrement le menton, se passa la main sur le visage et se recroquevilla de nouveau un peu.

« Nous voulions juste que tu le saches. » Ça sonnait comme une excuse.

« Carmen a d’abord pensé que ça ne nous concernait pas. » Il passa sa langue sur ses dents.

« Mais ce matin, je lui ai dit : tu trouverais ça comment, toi, si Marlene me voyait quelque part avec une autre personne et ne te le disait pas ? »

Une situation explicite ? Une situation explicite. Pauvre Lippe. Un type si gentil. Beaucoup plus gentil que Carmen, avec sa natte stricte et son grain de beauté qui donnait l’impression d’être dessiné, à gauche de la bouche.

« Je ne sais pas non plus ce qu’on fait dans ces cas-là. »

Son pied droit se balançait. « Peut-être que tu voudras parler avec Carmen ? Entre femmes ? »

Carmen était pharmacienne. Elle n’était jamais devenue chaleureuse avec elle.

« Du reste, je ne crois pas qu’il nous ait remarqués », dit-il encore.

La table était verte. Ils l’avaient peinte eux-mêmes. Ça leur avait plu, d’une certaine manière.

« Merci », dit-elle. Elle ne savait même pas pourquoi.

Lippe se leva. « J’y vais. » Il s’essuya les mains sur ses jambes de pantalon.

Elle l’entendit mettre ses chaussures dans le couloir, fermer la porte de l’appartement et descendre l’escalier. La poussière dansait dans la lumière. Tout compte fait, cette table avait un aspect inacceptable.

 

Il se retourna, prit sa serviette sur la banquette arrière, la posa sur ses genoux et ouvrit le fermoir. Entre ses vêtements, il y avait une petite boule remplie d’eau, un cadeau pour la petite. Il la prit dans sa main.

« Sympa », dit Achim. « Elle va être contente. »

L’eau verdâtre clapotait dans tous les sens. Le canard souriait. Holger remit la boule dans la serviette et sortit les sandwichs.

« T’en veux un ? »

Il enleva le papier sulfurisé.

Achim se tourna brièvement vers lui et hocha la tête.

« Nan, t’embête pas.» Il regarda à nouveau vers la chaussée. Il ne se passait pas grand-chose sur la route.

« Je ne vais pas me gâcher l’appétit avec ça. »

Holger mordit dans le sandwich. Charcuterie fumée. Le pain avait un goût rassis. Il se les était préparés hier matin, pendant que Marlene et la petite dormaient encore. Pour ne pas les réveiller, il avait mis ses chaussures uniquement une fois sorti de l’appartement, avait descendu comme toujours les marches deux par deux et avait ensuite marché un kilomètre jusqu’à la grande route. Mais depuis, il s’était écoulé une éternité. Il reposa le sandwich et le remballa dans son papier.

« Envie de grailler un vrai truc, non ? »

Achim mit le clignotant, appuya sur l’accélérateur et dépassa une moto.

Holger s’essuya les mains sur les genoux. Il remarquait seulement maintenant à quel point il était fatigué. Ça martelait dans sa tête. Il buvait rarement. Parce que ce n’était pas compatible avec l’entraînement et le réveil aux aurores. Il avait encore son short de sport. Achim avait insisté pour partir à l’heure. Il était impatient de retrouver sa femme. Après la remise des médailles, il n’avait même pas eu vraiment le temps de dire au-revoir à Birgit. Mais pour être honnête avec lui-même, ça lui avait très bien convenu.

« Tu peux tourner à un endroit. J’ai besoin de pisser. »

Il n’aimait pas les adieux. On ne savait jamais quoi dire et on était bien content quand c’était fini.

« Mais t’as vraiment une vessie de fille. »

Achim était sympa, un peu ours. Pas le plus rapide, mais meilleur que tout le monde au lancer de grenades. Au pied levé et avec un mouvement comme au ralenti. Son taux de points marqués dépassait les cinquante pourcents.

Achim regarda dans le rétroviseur, laissa une voiture les dépasser, rétrograda, mit son clignotant et s’enfonça dans un chemin de terre. Ensuite il arrêta le moteur, enleva les mains du volant et se tourna vers lui.

« Et voilà. À la tienne. »

Holger descendit et se posta face au talus. Le jet atterrit directement dans un champ d’orties. Les haies vertes étaient envahies par la renouée. Des mûres pas encore bonnes pendaient dans les haies d’aubépine. Des lignes à haute tension passaient au-dessus, derrière la lisière du champ, directement reliées à une ferme en briques isolée, avec une grange en planches, et à côté un mât à drapeau auquel il n’y avait pas de drapeau. Le blé était déjà vert et se balançait dans le vent. Tout avait l’air si paisible. Pourtant, les moissonneuses-batteuses allaient finir par venir. Il sentait le soleil dans son cou.

Il se mit à penser à la joie qu’il avait ressentie quand il avait obtenu une place à l’université juste après son bac. À ce sentiment que rien ne pourrait plus mal se passer. Et ensuite, son nom au tableau d’honneur. En caractères gothiques, comme sur le certificat officiel. Son record n’avait toujours pas été battu.

Et maintenant ? Quelques moustiques volaient autour de lui. Il remua pour les chasser. Si rien ne venait perturber le cours des choses, il serait médecin dans trois ans. Ça faisait toujours un point d’ancrage.

« Dépêche, mec. »

Évidemment, Birgit avait encore demandé quand est-ce qu’ils se reverraient. Il n’avait pas su quoi dire.

Il ne put s’empêcher de bâiller. Puis il remonta sa braguette et retourna à la voiture.

Achim démarra le moteur et repartit. Holger prit sa veste de sport sur le siège arrière, la mit en boule entre l’appui et le cadre de la fenêtre, et posa sa tête dessus. Il observait Achim. Il avait des petites gouttes de sueur sur le front. Achim savait toujours exactement ce qu’il voulait. Et avec lui, on n’avait pas tellement besoin de parler.

Holger se tourna vers la fenêtre. Depuis la voiture, tout semblait complètement différent. Il avait toujours fait le trajet en train.

Ils passèrent par un petit village, la route était pavée de pierres naturelles. Il observait les gens dehors. Une vieille en blouse dans son jardin, les mains appuyées sur les hanches. Un jeune couple qui poussait un landau sur la route. Deux gamins qui faisaient du vélo sans les mains, en zigzaguant sur le trottoir.

Puis il ferma les yeux. La voiture vibrait. Il essaya de se détendre. Il avait déjà été au Palais, avec ses parents. Juste après avoir prêté serment. En costume, même. Mais il n’arrivait plus du tout à s’en souvenir réellement. Alors que tout le monde en avait parlé. Les drapeaux, le verre réfléchissant, le marbre, les files de gens.

Il ne savait même pas, si c’était lui ou Birgit qui avait eu l’idée. C’était venu comme ça. En plus, ils n’avaient pas eu à faire la queue longtemps. Ils avaient même obtenu une place dans le bar à vin, avec vue sur la Spree. Un samedi soir. Tout avait été facile. Il lui avait avancé sa chaise, et elle s’était assise comme si de rien n’était. Aucun des deux n’était habillé comme il aurait fallu, mais cela leur était égal. Birgit trouvait qu’ils avaient quelque chose à fêter. Alors qu’ils n’avaient même pas gagné. Elle était la seule fille aux aisselles rasées qu’il connaissait.

Il ouvrit les yeux et regarda les insectes écrasés sur le pare-brise. Le pire, c’était la course d’obstacles. Quand on l’avait derrière soi, on avait fait le plus gros. La rivière et la course nature étaient une promenade de santé, en comparaison.

Il se redressa, descendit la fenêtre et sortit son coude. Le courant d’air était agréable.

Dehors, les champs et les forêts défilaient, des poteaux téléphoniques, la ruine immense d’un hangar à locomotives, une allée de tilleul qui ne s’arrêtait tout simplement pas. Il était quand même médecin. À moitié en tout cas.

Il croisa les bras au-dessus de sa tête.

 

 

L’enfant était debout, les yeux grand ouverts, dans le lit pour bébé. Une main se cramponnait aux barreaux avec des doigts dodus, l’autre dépassait et s’agitait dans sa direction. La bouche rieuse laissait voir l’éclat de ses petites dents blanches.

Elle souleva la petite, la mit sur la commode à côté du lit double, lui ôta d’abord sa barboteuse, puis sa culotte en caoutchouc et enfin sa couche en tissu mouillée.

L’enfant gazouillait, boxait l’air avec ses petits poings en faisant des mouvements saccadés et lui donnait sans cesse des coups de pied dans les bras et la poitrine. Sur la table à langer molletonnée étaient imprimés toutes sortes d’oursons : un ourson qui tenait des ballons, un ourson qui se balançait dans un parapluie, un autre qui chevauchait un petit poney. À tour de rôle.

Elle prit la petite, la mit sur le pot, alla à la cuisine et plaça la bouilloire sur le feu. Ensuite, elle ouvrit l’armoire suspendue, en sortit la boîte de café et en versa une cuillerée dans une tasse.

Lorsqu’elle retourna dans la chambre à coucher, l’enfant mâchouillait un bout de la courtepointe qui avait glissé du lit. Elle lui retira avec précaution de la bouche le bout de tissu imbibé de salive, lui mit une amanite en peluche dans les mains, tira à nouveau la couverture sur le lit et y passa plusieurs fois la main pour la défroisser. Ensuite, elle reposa la petite sur l’alèse et lui essuya les fesses avec un torchon humide.

Juste au moment où elle passait la couche pliée en triangle entre les petites jambes, la bouilloire commença à siffler dans la cuisine. L’amanite tomba sur le sol. En quelques gestes rapides, elle ficela la couche et tira la culotte en caoutchouc par-dessus, prit la petite dans ses bras et courut à la cuisine.

Elle éteignit le gaz et versa l’eau chaude sur le café en poudre. L’enfant s’accrochait à son chemisier et blottissait sa tête contre son cou. Elle sentait les petites menottes crispées contre sa poitrine. Elle la porta jusqu’au parc pour bébé dans le salon et essaya de se défaire de son étreinte.

« Ça va », dit-elle. « Ça va » et se libéra.

Ensuite, elle retourna dans la chambre, porta le pot à la salle de bains, le vida dans les toilettes, tira la chasse, descendit le couvercle et s’assit dessus.

La fenêtre était entrouverte. Dehors, des enfants se lançaient un ballon. Leurs cris résonnaient entre les blocs d’immeubles modernes. Elle se leva, tira le rideau sur le côté et regarda dehors. Un garçon assez petit se balançait la tête en bas, sur une structure d’escalade. Les cheveux pendaient comme des traits dans le vent. Une gamine blonde avec des lunettes, qu’elle n’avait jamais vue, était assise toute seule sur une bascule. Elle agrippait la poignée, se levait, soulevait la barre vers le haut, se laissait retomber et atterrissait sur un bout de pneu qui sortait du sable. Aussitôt après, elle se relevait, se mettait sur la pointe des pieds, se laissait à nouveau tomber et recommençait sans cesse. Elle referma rapidement le rideau. La lessive devait être finie depuis longtemps.

Elle ouvrit le tambour, en tira les affaires mouillées et les empila dans l’essoreuse au-dessus de la baignoire. En tenant le couvercle fermé avec la main droite, elle baissa le régulateur de la main gauche. L’essoreuse se mit en marche. L’eau se déversa dans la baignoire en plusieurs vagues, d’abord beaucoup, puis de moins en moins, un jet mince, se tarissant lentement. Lorsqu’il n’y eut plus que des gouttes, elle laissa le moteur s’arrêter.

L’anneau en caoutchouc avait à nouveau glissé. Elle le remit en place, ouvrit le couvercle et commença à sortir les affaires les unes après les autres de l’essoreuse pour les étendre sur la corde tendue à travers la salle de bains. C’étaient surtout des couches en tissu, des sous-vêtements et des serviettes. Ils n’allaient jamais être secs d’ici demain. Pas plus tard que la semaine dernière, elle avait dû changer les draps du lit parce que Holger s’était fait pipi dessus. À peine croyable.

Elle referma le couvercle de l’essoreuse.

Lorsqu’elle voulut rapporter le pot dans la chambre, son regard tomba sur les médailles accrochées au miroir ovale dans le couloir. Athlétisme, décathlon, épreuves militaires. Du métal pendouillant à des rubans multicolores. Elle était pourtant encore tellement jeune. Tellement jeune.

D’une secousse, elle arracha les médailles qui tombèrent sur le sol dans un bruit de ferraille. Le miroir oscilla mais resta accroché.

Elle posa le pot devant le lit à barreaux, ouvrit la fenêtre, retourna dans le couloir et prit son café dans la cuisine. Ensuite, elle emporta la tasse dans le salon, la posa sur la table verte et se laissa tomber sur le canapé.

L’enfant était assis les jambes écartées dans le parc et pleurait. Son visage était rouge. Un filet de bave pendait de sa bouche. Dans l’un des aquariums éclairés d’une lumière jaune, un banc de tétras néons bleu électrique décrivait des zigzags. Les guppys avaient disparu. La pompe émettait un ronronnement régulier. Le poisson-chat marbré de noir et de blanc léchait les algues sur les vitres, avec sa grande bouche en ventouse. Ses yeux cernés de blanc avaient l’air morts. La porte de la chambre claqua.

Son regard passa des branches roses du papier-peint au poêle ocre, s’arrêta sur l’étagère murale avec la télévision, l’atlas, le dictionnaire en deux tomes, les volumes illustrés sur le réalisme socialiste et les jeux olympiques, se posa sur les sansevierias et les cactus du rebord de la fenêtre, pour finir sur les housses de coussin à fleurs qu’elle avait cousues pendant la grossesse. Au-dessus du canapé, il y avait deux cadres avec des imprimés de voiliers. Sur la table était posée la jatte de fruits façonnée par Holger.

Le café était toujours dans la tasse. Elle n’en avait pas bu une goutte.

Elle se leva et alla jusqu’au parc.

 

 

De loin déjà, la lumière rouge les éclairait. C’était l’intersection avec la Tour de la radio de Moeckow-Berg. Ensuite, ils pénétrèrent dans la forêt qu’il connaissait si bien. Il se mit soudainement à faire frais. Holger remonta la fenêtre. Achim mit son clignotant et s’arrêta à la station de bus devant la maison du cantonnier.

« Bon, à demain. »

Ses doigts passèrent sur le volant qui était recouvert d’une peluche aux reflets argentés.

« Merci, Achim. »

Holger prit son sac, ouvrit la portière, descendit et referma la portière côté passager.

Le clignotant de la Lada bleu foncé étincela et rejoignit la route. Holger la regarda partir. Il essaya de se souvenir des lettres et des chiffres sur la plaque d’immatriculation, mais il n’y parvint pas. La voiture avait fini par disparaître derrière un tournant dans la forêt.

Il se retourna et emprunta le trottoir étroit et pavé, sur le côté gauche de la route. Il y avait un unique lampadaire, à mi-chemin. Il était déjà allumé, alors que le crépuscule commençait juste à tomber. Sa lueur faisait briller les pierres naturelles du remblai.

Une série de pavillons et de maisons partagées débutait avant le panneau d’entrée du village. Des roses et des pieds-d’alouette fleurissaient dans les jardinets. Au-dessus de l’entrée d’une étable qui servait désormais de garage, un vieux harnais pendait à un fer rouillé. Vers l’abribus, derrière le rond-point, quelques adolescents zonaient comme toujours avec leurs vélos, en fumant. Deux d’entre eux levèrent brièvement les yeux, lui firent un signe à peine perceptible et rentrèrent à nouveau leurs têtes. Au moins, ils le saluaient, bien qu’il habitât dans un des blocs réservés à l’armée. Il changea de trottoir. Derrière la haie, on pouvait entendre le ruisseau clapoter. Un cours d’eau, ça permettait au moins de s’orienter. Ça faisait un point d’ancrage. Tout était plus facile quand les exigences étaient claires.

Après le pont, ça remontait. Il prit le chemin derrière l’église. Devant le magasin d’alimentation, il y avait un vélo pour femme, noir, avec un protège-rayon en tricot. Il n’était même pas attaché. Derrière se dessinaient les contours du bâtiment de l’école. Chez le maire – une bicoque peinte en jaune –, le rideau de la fenêtre gauche était légèrement tiré. On voyait désormais apparaître les trois blocs d’immeubles modernes, en quinconce. De la lumière brillait à quelques fenêtres. L’asphalte s’arrêtait ici, et le chemin de sable commençait. Il faisait frais tout à coup. Il s’arrêta, tira la veste de sport qu’il portait sur l’épaule et la mit.

Sur l’aire de jeu, un ballon de volley sale, bosselé traînait au milieu des agrès. La couleur de la structure d’escalade était déjà écaillée sur la partie inférieure, bien qu’elle soit encore toute neuve, elle n’avait pas plus de deux ans. Il leva les yeux vers l’appartement. Il y avait de la lumière dans la cuisine. Il faisait sombre dans la salle de bains. À quoi s’était-il attendu ? Il ne savait pas.

Il ouvrit la porte et monta les deux étages, marche après marche. La télévision était allumée chez Lippe. Ses pas résonnaient. Devant la porte des Splettstößer, ça sentait la soupe de pois.

Leurs chaussures de jardin étaient à côté du paillasson. De la terre y collait, et elles étaient recouvertes d’une fine couche de poussière. Le paillasson était de travers. Il le remit d’aplomb avec ses pieds. La plaque sur la porte indiquait son nom à lui, son nom à elle, gravés dans le laiton. Il était vraiment fatigué.

Il savait que la clé était dans son sac, dans la poche de devant, mais il sonna quand même. Le son de la porte du frigo en train de se fermer lui parvint de l’intérieur de l’appartement. Il se passa une éternité avant que la porte s’ouvre.

Elle était déjà en chemise de nuit. Lorsqu’il la prit dans ses bras, elle le laissa d’abord faire puis se détourna. Il la laissa, posa le sac sous le portemanteau, s’accroupit et enleva ses chaussures.

« La petite dort ? »

Il leva les yeux vers elle.

Marlene acquiesça rapidement d’un hochement de tête et disparut dans la cuisine. Tout était sombre. Il n’y avait que la lampe, au-dessus de la table de la cuisine, qui jetait une lumière ronde et brillante sur la nappe.

Il enfila ses pantoufles et ouvrit la porte de la chambre. L’enfant était allongée paisiblement dans le lit, les bras étendus des deux côtés de la tête. Elle avait une respiration lente et régulière. Il mit son index dans la petite main à moitié ouverte. Elle avait l’air si incroyablement satisfaite. Puis il lui remonta un peu sa couverture, sortit de la chambre et referma doucement la porte. Son sac était encore sous le portemanteau. Il le prit.

Au moment où il voulut sortir le paquet avec les sandwichs, il tomba sur la boule avec le canard. Il l’amena avec lui dans la cuisine.

Marlene était assise à la table et avait la tête rejetée en arrière.

« Nous n’avons pas gagné, mais j’ai un cadeau pour la petite.» Il posa la boule sur la table. Puis il alla jusqu’au frigo, ouvrit la porte, regarda un moment à l’intérieur et la referma. À côté de l’évier étaient posées des pommes de terre épluchées et des asperges vertes. Il aurait surtout eu envie de se faire une infusion de camomille, mais il n’osait pas utiliser la bouilloire.

Il alla jusqu’à la table, tira la chaise, s’assit, lui caressa un peu le bras, puis retira sa main car il ne savait pas quoi faire ensuite.

À ce moment-là seulement, elle le regarda. Il remonta les épaules et respira profondément. Elle avait les yeux presque noirs.

 

Judith Schalansky, Inventaire de choses perdues, traduit de l’allemand par Lucie Lamy, © Ypsilon éditeur, 2023.

En librairie le 15 septembre.

 


Judith Schalansky

Écrivaine, éditrice, graphiste