Metalife
Je sais ce que vous allez me dire. La plupart des gens sont friands de films de gangsters, d’histoires de mafia, avec des pistolets, de la violence, des personnages qui se conduisent comme des raclures, mûs par l’appât du gain, des butins à voler, des trafics juteux, sur fond de guerre de gangs et d’enquêtes policières. Je reconnais qu’au cinéma, ça peut être super. Dans la réalité, c’est un peu différent. Je vais essayer de vous expliquer pourquoi, et à quel point c’est un challenge de tirer son épingle du jeu quand on part avec un tel karma.
Je m’appelle Alyosis. Ma mère, Albina, est la numéro deux du gang de bikers le plus connu du Canada. Ma tante, Marthe, est la numéro un. Mon parrain, Vitaly, est leur associé, c’est le boss de la mafia albanaise, qui tient le haut du pavé depuis que les Italiens se sont fait dégommer grâce à la collaboration des flics du cru avec le FBI américain. Je vis mal cette filiation. J’en ai honte depuis que je suis toute petite. J’ai eu un trauma infantile. Quand j’étais en primaire, on habitait dans le quartier huppé de Montréal et toutes mes copines faisaient partie du gratin. J’étais invitée à tous les anniversaires, je partais en vacances avec les plus proches. C’est le moment où le FBI s’est mêlé des affaires des Canadiens. Les bikers, donc notre gang, celui de ma mère et ma tante, étaient encore associés avec les Italiens. Les deux clans mafieux, les Italiens et nous, ont fait la une des magazines et des journaux télévisés pendant des semaines, et moi je suis devenue une paria, je n’ai plus jamais eu d’amies après.
Je vous raconte ça pour que vous compreniez bien l’histoire qui va suivre : pourquoi une jambe décapitée, celle de Vitaly, dévale les coteaux de Genève, en rebondissant sur les toits des voitures, et que cela met tout le monde aux cent coups. Comme j’étais vraiment mal, je ne parlais plus, j’étais en train de devenir autiste, ma tante, pas ma mère – ma mère est une vraie connasse, je le précise au passage, c’est à peu près la doublure de Cruella, en plus conne – ma tante, donc la numéro un du gang, m’a trouvé un psy.
C’est important, parce que c’est grâce à ça que j’ai réalisé qu’on pouvait transformer les choses, pour peu qu’on s’en donne la peine, qu’on réfléchisse sur soi. C’est ce que j’ai fait. C’est en plongeant en mode introspection que j’ai compris qu’il y avait eu erreur, je n’aurais pas dû naître dans cette famille. D’ailleurs, ma mère ne s’est jamais gênée de me l’expliquer, je n’aurais pas dû naître tout court. Mon père s’est fait flinguer juste après qu’elle soit tombée enceinte, et comme ma mère était obligée de se planquer parce que l’autre gang la cherchait (à ce moment-là les bikers n’étaient pas encore réunis), elle n’a pas pu se faire avorter.
À partir de ce moment-là, quand j’ai été certaine qu’il y avait eu une erreur au moment de mon incarnation, je n’ai plus eu qu’une idée en tête : changer de monde, en récupérant au passage les dommages et intérêts qu’on me devait.
Comme parrain Vitaly et tante Marthe m’avaient à la bonne, ils m’ont payé des tas d’études, école de commerce, droit des affaires, et surtout un coach de vie, c’était un peu la suite de mon psy quand j’étais ado, parce que ma tante a toujours peur que je déprime. On croit que ces trucs de coaching, c’est de la foutaise, ce n’est pas vrai. Ça permet d’être beaucoup plus performant. Et comme j’étais focus sur mon objectif, c’est-à-dire comment récupérer ce que j’estime être mon dû, j’ai commencé à échafauder des plans.
Le premier que j’ai trouvé c’est de leur souffler mon idée de Fondation. Et ce grâce à mon coach, qui m’a formé en Manipulation Mentale. Si on décortique la pensée de n’importe qui, il y a des phases clefs et des cheminements logiques. Quand on les a compris, c’est assez facile d’en introduire de nouveaux. Comme de rajouter un ingrédient à un algorithme. Il faut savoir le faire, mais une fois qu’on a pris le pli, ça marche plutôt pas mal. Mon coach dit que je suis très bonne à ça. La différence entre les gangsters lambda et les associations mafieuses tient dans l’organisation et l’obéissance. C’est ce qui s’est passé au Canada. Les Italiens avaient réussi à pacifier les gangs de bikers, et aussi les Dominicains, et à faire accepter leurs règles, qui sont calquées sur un mélange de débilités hiérarchiques et d’emprise mentale façon secte. Ça fonctionnait du tonnerre, mais le FBI les a coincés. Un des débiles italiens avait commis un meurtre vingt ans avant à New York, et ils l’ont fait plonger pour ça, plus association mafieuse et tutti quanti pour les autres. Ma tante et ma mère sont miraculeusement passées entre les gouttes. C’est là que Vitaly en a profité, il a pris la place des Italiens, et a mis tout le monde au pas, intelligemment. Il a compris que la mutualisation, couplée avec une saine hiérarchie sur le modèle italien – les soldats, les capitaines, les parrains –, était la recette du succès (il y a un très bon documentaire sur Netflix là-dessus, on voit toutes leurs médiocrités militaires et machistes à l’œuvre), et c’est ce qui s’est passé. Le consortium fonctionne comme une coopérative, donc imaginez une assemblée de crétins vieillissants, cupides et sans scrupules, se partageant un chiffre d’affaires à multiples zéros, irriguant le territoire en drogues de toutes sortes – ce sont eux qui se sont mis à vendre du fentanyl, avec tellement d’overdoses que ça a été considéré comme une crise sanitaire –, mettant aussi en coupe réglée le bâtiment, les travaux publics et la gestion des déchets.
L’ennui, c’est qu’après le fentanyl tout le monde s’est refocus sur eux – enfin sur nous, puisque je fais partie du consortium, j’ai le grade de consigliore junior. Les flics, le FBI, et surtout le fisc. Il y a toute une armada de lois pour couler la délinquance, et évidemment en la touchant au porte-monnaie. Ça s’est mis à sentir le roussi de façon prégnante. C’est à ce moment-là que j’ai glissé mon idée de Fondation à Silver. Silver est notre avocat. En vrai, c’est plus que notre avocat, c’est notre associé, mais il est aussi l’avocat du Consortium (et accessoirement le complice de ma mère avec qui il complote en secret pour devenir calife à la place du calife). Les Fondations sont le truc dans le coup. Il suffit d’avoir une cause, le mieux c’est genre Sauver la planète, ou les Femmes, ou les Noirs, ou les Femmes Noires sur la Planète, et le tour est joué. Plus d’impôts. Tous les pontes des GAFA, les milliardaires du monde entier en ont créé. Grâce à mon habileté en Manipulation Mentale, j’ai glissé cette idée lumineuse dans le cerveau de Silver, en l’agrémentant de la vision subtile de lui en train de la diriger, et c’est passé comme une lettre à la poste. On a fait une grande assemblée, et il a fait cette proposition, comme si c’était le fruit de ses cogitations intenses, vendre nos puits de pétrole, qui risquaient d’être saisis, car il y avait toute une procédure en cours à l’international, ah oui, je ne vous l’ai pas dit, mais dans un premier temps on a acheté des puits de pétrole au Kazakhstan, via nos fournisseurs d’héroïne, qui sont du coin. L’avantage dans ce genre de pays, c’est que non seulement on peut faire rentrer facilement des malles remplies de billets, mais qu’en plus ils les acceptent à la banque sans poser de question. Donc tout le monde a été d’accord, parce que Silver avait déposé un recours pour contrer la procédure internationale, mais ce recours risquait d’échouer et donc le Consortium a dit banco, à l’unanimité, ce qui se comprend, car il s’agit quand même de quasiment deux milliards, et comme a fait remarquer un des Dominicains, les fruits de toute une vie de labeur, et cela aurait été ballot qu’ils s’évaporent.
Donc le produit de la vente est parti pour la Suisse, où il doit transiter sur un compte, avant de repartir sur un autre, celui de la Fondation Green Mafia, c’est le nom qui a été choisi, et revenir au Canada, où l’on sera aussi limpide et innocent qu’un poussin sortant de l’œuf. Ça, c’est la première partie de mon plan. Elle s’est parfaitement déroulée. Je pensais que la deuxième serait plus problématique, mais finalement non.
En gros, Vitaly tient les rênes d’une main ferme – en vrai c’est un ouf psychopathe, un presque nain monté sur des talonnettes à ressorts, comme Prince, son idole, qui tue aussi facilement que j’éternue –, en binôme avec ma tante, qu’accessoirement il saute. Et en second il y a ma mère, la super connasse, et Silver, l’avocat. Les deux en bavent de ne pas être numéro un.
Donc, l’idée, c’est qu’animés par la jalousie et la cupidité, ils saisissent la perche que le destin leur tend, et fassent buter ma tante et Vitaly quand ils sont en Suisse, et que je devienne ayant-droit. Vous allez me dire, pourquoi ils le feraient, si c’est moi l’ayant-droit ? Justement, là est l’astuce, ils vont penser que ça va être eux les ayants-droits. Sauf que, toujours grâce à ma technique de manipulation mentale, je glisse préalablement dans le cerveau de parrain Vitaly et tante Marthe que c’est quand même pas très prudent de laisser une telle brèche, l’humain étant ce qu’il est, on ne sait jamais, même si Silver et ma mère sont fiables, on n’est jamais trop précautionneux.
Et je sais, pour les connaître par cœur, que ce à quoi croient plus que tout ma tante et Vitaly, ce sont les liens du sang. Or, j’ai dans ma manche un atout intéressant : Vitaly a un secret. Quand il est arrivé au Canada pour faire le voyou, il était avec son frère, et son frère avait une vendetta sur lui, à cause d’une sombre histoire de voisinage dans leur pays, l’acte de propriété de champs de cannabis, je crois. Les vendettas entre Albanais, c’est du jamais vu ailleurs. Ils se zigouillent sur plusieurs générations, à tel point que les parents placent parfois les bébés à l’étranger pour leur éviter une exécution certaine.
Et donc le frère s’est fait flinguer, avec sa femme et les deux filles, sauf que la femme avait eu le temps de cacher le bébé dans la cave, et que le bébé est resté trois jours, avec les cadavres en train de se décomposer à l’étage, et les rats qui venaient le renifler. Vitaly l’a récupéré in extrémis, il était presque totalement déshydraté, et l’a placé dans une famille d’accueil sans le dire à personne, pour éviter que la vendetta se poursuive. Il a juste payé à distance l’éducation de son neveu. Et du côté de ma tante, il y a moi. Comme elle se méfie de sa sœur, et que Vitaly se rappelle qu’il a un neveu, avec l’âge il devient – très légèrement – sentimental, sans le dire à personne, ils changent les ayant-droits, comme je l’avais prévu. Ils me mettent moi, et le neveu, qui s’appelle Seb.
Honnêtement, je suis trop forte, parce que Silver, lui, fait exactement ce que j’avais prévu. Il paye un ancien flic, Lesfeur, qui bosse de temps en temps pour lui, pour accompagner Vitaly et Marthe en Suisse ouvrir le compte, leur servir de garde du corps, et en fait les fumer au sortir de la banque. Jusque-là, j’ai bon partout. Je ne sais pas comment s’y prend Lesfeur, mais c’est spectaculaire, parce que la jambe de Vitaly dévale tout Genève, sans le corps, filmée par tous les badauds, et se retrouve en tête des like sur internet.
C’est à partir de ce moment-là que ça commence à déraper. Déjà le recours déposé par Silver étant train de merder complètement – le contraire m’aurait étonnée –, le compte à rebours est donc déclenché, tout le pognon risque d’être gelé d’ici quarante-huit heures, et les flics sont sur nous comme jamais, excités comme des pits par l’odeur du sang.
Ensuite, je fais une attaque de panique. En vrai, j’ai beau m’en vouloir de ne pas avoir plus cru moi-même à mon plan, c’est pourtant ce qu’il se passe. Je suis tellement sidérée que ça ait aussi bien marché que quand je me retrouve dans l’assemblée générale du consortium convoquée en urgence, avec tous les mongoliens qui ressemblent à une assemblée de copropriétaires dégénérés, blêmes d’apprendre que leur pognon est en péril intense, je me mets à suffoquer, surtout quand Silver explique que Vitaly est mort, et que Marthe certainement aussi, mais que pas de panique, il est ayant-droit avec Albina, et que d’ailleurs Vitaly a laissé un testament par vidéo qu’on va pouvoir consulter, qu’il avait dû faire, d’ailleurs, poussé par une sorte de pressentiment.
Je me mets à suffoquer parce que je sais ce qu’il y a sur la vidéo. Ce n’est pas Silver et ma mère, mais moi et Seb, le neveu de Vitaly, et j’ai une réaction inconsidérée, je m’enfuis sans faire face, alors que j’aurais pu les calmer en douceur, en disant que je suis une bonne fille, que je vais aller en Suisse, régler tout, et mettre l’argent sur le compte de Green Mafia, ce qui aurait apaisé tout le monde, au lieu de ça, je panique, et je profite du tumulte pour m’éclipser et aller récupérer Seb le neveu, et bien entendu, ça met le feu aux poudres.
J’ai tout un doss sur Seb. Je le connais par cœur. Je connais sa vraie backstory, j’ai eu accès à ses fiches d’évaluation par le DRH de la boîte dans laquelle il bosse, qui est, hasard heureux, dans le même think tank que mon coach.
En gros, c’est un geek autiste qui conçoit des jeux vidéos. Il a pondu un jeu qui a été un petit hit il y a presque dix ans – autant dire à la vitesse d’aujourd’hui un temps déjà oublié, l’âge de pierre – et il végète en se faisant bouler toutes les propals qu’il essaye de proposer.
Au départ, quand j’ai conçu mon plan en mode Ocean Eleven, j’ai pensé que c’était l’élément aléatoire, qu’il risquait d’être ingérable, mais finalement j’ai changé d’avis. C’est un demi-débile, qui passe son temps devant une console de jeux, doublé d’un looser, qui a dû avoir un coup de chance quand il a fait son hit, et qui depuis végète dans un coin d’open space, en attendant de se faire lourder à la prochaine restructuration.
Ce que j’ignore, c’est que c’est justement parce qu’il est sur un siège éjectable que mon plan va être mis en péril. Au moment où la jambe de Vitaly fait du trampoline sur les toits de voitures à Genève, Seb est convoqué par son n+1, qui lui explique que non seulement sa propal de jeu est nul, mais qu’il est entré en zone dernière chance avant game over, qu’il ne le garde que pour justifier leur quota d’inadaptés, mais que s’il n’a pas un sursaut dans les plus brefs délais, l’issue va être fatale. Et comme le boss a pitié de lui, il l’envoie à la section R&D – Recherche et Développement – pour qu’il s’update, tellement sa propal pue la naphtaline, et qu’il en revienne avec une illumination technologique qui pourra peut-être le sauver du licenciement.
Et, ce qui est ouf, c’est qu’il doit y avoir un truc, une horloge biologique qui se déclenche, mon coach me dit que ce genre de truc est possible, un genre de biologie quantique, lié au karma, si t’es dans un groupe de destins communs, il peut y avoir des choses qui s’activent, toujours est-il que cette loose, qui n’a jamais chouré ne serait-ce qu’un carambar de sa vie, fait main basse à l’insu de tout le monde sur la dernière découverte : le sérum qui tue, un collyre magique à base de nanotech qui vous transforme le monde en vrai game.
En gros, une fois que vous vous êtes shooté une goutte dans l’œil, non seulement vous voyez tout sous forme de jeu vidéo, mais en plus vous arrivez à interagir avec genre les ampoules électriques, les moteurs, les systèmes d’alarmes, tout ce qui est vaguement électromagnétique. Le truc n’est pas encore au point, et de toute façon les Géo Trouvetou n’ont pas encore trouvé le moyen de gérer les super powers des joueurs lâchés dans la nature.
À priori, ils vont réserver ça à des enclos spéciaux où les débiles pourront s’entretuer virtuellement en mode plus vrai que juste dans un casque de réalité virtuelle. Ça me fait toujours marrer de voir le nombre d’abrutis qui passent leur temps à se massacrer, où à regarder des tueries en jubilant. J’en ai souvent parlé avec ma psy, quand j’étais ado. Perso, j’ai assisté à mon premier règlement de compte j’avais neuf ans. Parrain Vito lui a défoncé la tête avec un fer à repasser, il y avait de la cervelle partout. C’était un dealer qui avait bavé au FBI, au moment de l’enquête. Règle de Vito, incontournable, celui qui balance meurt dans d’atroces souffrances. Si tout le monde respectait cette règle simple, plus personne ne baverait, donc personne ne mourrait. C’était juste du bon sens.
Toujours est-il que lorsque je vais pécho Seb, alors que je suis aux cent coups, parce que je viens de rentrer dans le dur, d’abattre mes cartes, et d’être en train vraiment de piquer deux milliards à une des organisations criminelles les plus puissantes du monde, ce débile vient de s’humecter les prunelles avec l’élixir. Quand j’arrive, il me voit sous forme de Vénusienne ou quelque chose de similaire, ce qui ne m’empêche pas de le taser, de le balancer dans mon side-car, et de le propulser dans le jet privé qu’on loue via un abonnement. On a droit à deux voyages par mois, et comme parrain Vitaly et tante Marthe n’ont pas fait le vol retour de Suisse, je prends le jet et on traverse l’Atlantique, avec le déb qui se réveille dans l’avion, pas surpris en fait, parce qu’il croit qu’il est dans un game, et ça le fait kiffer. Ça tombe bien en fait, parce que j’ai besoin de lui. L’accès au compte est soumis à nos reconnaissances vocales, faciales, oculaires, digitales et génétiques. Vitaly a récupéré toutes ces données en lui faisant passer une visite médicale, je le sais parce que c’est moi qui m’en suis occupé. Il me faut donc sa coopération.
Donc quand je comprends qu’il croit être dans un jeu, j’abonde dans son sens, et je lui explique quand même d’où il vient, la mafia, la vendetta, lui caché à cause de tueurs sans merci, et même comme j’ai pitié de lui, je lui explique que s’il est autiste et un peu taré, il y a de fortes chances que ce soit à cause du trauma quand il était bébé avec les rats. Au cas où, s’il veut faire une thérapie, je lui promets même de lui filer les rushs des caméras de surveillance où l’on voit toute sa famille se faire buter et les rats le renifler. Vito les avait récupérés dans l’appart de son frère, et les avait gardés en souvenir. Seb le déb trouve ça génial. Trop ouf le jeu. Il pense que c’est la nouvelle identité de joueur qu’on lui donne et ça le fait tellement kiffer qu’il en a des soupirs d’aise. Il adoooorrrrre.
Ceci dit, ça me fait du bien de lui parler, parce que je recommence à faire une attaque de panique. Et je lui raconte un peu notre life, genre on est presque frère et sœur, en fait, et ça me fait un bien fou de m’épancher, de lui raconter par exemple comment parrain Vito a été adoubé comme capitaine par Don Corleone lui-même, je lui montre la photo, on voit vraiment Vito avec don Corleone, et là il est tellement scotché que je vois qu’il va être comme un toutou jusqu’à la banque. Ma crise de panique s’estompe. Cela va être du gâteau. Car, comme je l’avais anticipé, tante Marthe, sitôt sortie de la banque, m’a envoyé le texto avec le numéro du compte et le mot de passe. J’étais certaine qu’elle le ferait, car elle est – ou plutôt elle était, car Lesfeur l’a forcément dessoudée aussi, vu que j’ai pas de nouvelles – complètement aux fraises niveau numérique, en angoisse sur ces trucs de mot de passe, qu’elle perd tout le temps. Donc là, j’ai tous les éléments, et j’ai le déb avec moi, ses empreintes et son ADN, comme un sac magique animé qui vaut deux grosses grosses plaques. Je vais arriver pile pour faire le virement, et dans moins de vingt-quatre heures, j’aurai deux milliards de dollars à dispo, ce qui est un peu comme d’arriver à une sorte de Graal alors que je n’ai même pas trente ans, et alors au revoir la mafia, au revoir tous ces débiles cruels, sanguinaires et sans cœur, et je pense à ce que je vais faire, en plus d’être milliardaire, probablement un genre de bisness angel, à la fois j’aiderai des jeunes entrepreneurs talentueux, et je gagnerai encore plus d’argent, avec mon coach comme starring partner, et si votre question subsidiaire c’est que vais-je faire du déb, la réponse c’est que je n’y ai même pas pensé, et de toute façon ce n’est pas en atterrissant à Genève que j’aurai le temps de le faire, car pendant qu’on était dans les airs la tempête s’est déchaînée, ça craque de partout. Je le réalise en mettant le pied sur le sol helvétique.
J’ai deux cents messages. Tout le consortium est hystérique, à leur place je le serais aussi, ma mère et Silver sont en route pour Genève, en éco, parce qu’il n’y a plus de place en bisness, les deux verts colère en plus que j’ai squatté l’abonnement du jet, ma mère a emmené son giton, Brandon, un petit serpent à sonnettes qui lui sert d’amant de secours quand Silver a oublié son viagra, et aussi de tueur à gages, et les autres sont coincés à Montréal parce que tous les vols sont pleins, mais ils vont rappliquer dès que ce sera possible, mais cela encore c’est rien, le gros hic c’est que la mort de Vitaly fait la une partout, et que ça a réactivé tout le process du gel de nos biens, l’instance internationale qui doit statuer sur le recours déposé par Silver va se magner le popotin de rendre son verdict, et deux poulets, Nours et Mercière, l’équipe qui enquête sur nous, ont pris le même vol direction Genève pour convaincre les Suisses de bloquer le grisbi.
En attendant, j’ai de nouveau une attaque de panique, mais comme j’arrive en Suisse, cela me détend, parce que pour moi la Suisse est le pays idéal, pur, lumineux, avec de l’argent, des gens polis, sans tares, différents des connards de mafieux et de leur bêtise vicieuse.
Bien sûr, quand je vais mieux les connaître, je risque de m’apercevoir que ce n’est pas exactement le cas, mais pour l’instant c’est l’image que j’en ai. Et je reprends du poil de la bête car dans mes messages je n’ai pas que des nouvelles catastrophes, des menaces à peine voilées de ma reum et de Silver, injonctions à être une brave fille, j’ai aussi une réponse au mail que j’ai envoyé hier à la banque, pour leur expliquer que vu les circonstances tragiques que les ayants-droits originaux du compte traversent, d’autres ayants-droits, en meilleure santé, s’apprêtent à leur rendre visite et voudraient d’ailleurs le faire dans les plus brefs délais.
Le banquier, très courtois (j’adore la Suisse) m’explique qu’il est surbooké, mais que, vu la situation, il fait en sorte de me ménager une entrevue ce jour à quatorze heures trente, si cela m’agrée je n’ai qu’à lui confirmer. Il est huit heures du matin. Dans quelques heures, un virement avec deux milliards d’euros va tranquillement voguer vers un compte dont je serai l’unique dépositaire. Cela me procure une sorte de vertige, presque du vague à l’âme. Je pense à la planète. À la sauver. Je crois que finalement j’ai envie d’être bonne. De me consacrer vraiment à la Fondation. Par exemple, faire une campagne pour que les gens mangent moins de sucre. Le sucre est hyper mauvais pour la santé. J’ai lu des études là-dessus, c’est presque pire que l’héroïne. Et comme ma psy m’a appris à analyser mes motivations profondes inconscientes, je me demande si en voulant faire une campagne anti-sucre, je ne cherche pas à réparer les méfaits du gang qui ont inondé le Canada d’héro coupée au fentanyl.
Le déb à côté de moi à l’air d’accuser le choc du voyage, il regarde partout en roulant des yeux en billes de loto, et je finis par comprendre que la potion magique a cessé de faire de l’effet, et qu’il voit le monde tel qu’il est, c’est-à-dire pas vraiment un jeu vidéo, mais un chemin de croix où il faut faire la queue devant une douane et présenter un passeport.
Du coup, comme ça à l’air de lui réussir, je lui conseille de s’en rejeter un petit derrière la cravate, et il se réhumecte la prunelle avec sa drogue et le voilà reparti en plein trip, la dose doit être vraiment maousse parce qu’il me demande de quelle planète je viens et si on fait alliance ou pas, et si oui quel gage il a que je vais être loyale, et j’ai du mal à lui répondre, en fait j’élude, parce que ce sont des questions complexes, d’autant plus que mon téléphone sonne et que je suis obligée de répondre parce que c’est Peter, le chef des dominicains.
Lui m’a vu toute petite, c’est un peu un gros nounours, le genre à donner des bonbons et à me laisser entendre à chaque fois que je le vois que je suis sa protégée, que la Famille c’est la Famille, et que si quelqu’un touche à un seul de mes cheveux c’est juste pour lui une affaire personnelle. Donc quand il me parle je sens qu’il est perdu et que je peux vite l’orienter vers le doute et la suspicion, et je ne m’en prive pas. Je lui explique que je suis partie parce que j’ai des grosses grosses inquiétudes sur l’implication de Silver et de ma mère dans la disparition de Parrain et de Tante. Que d’ailleurs Parain et Tante les avaient aussi parce que quelques jours avant de partir ouvrir le compte à Genève ils ont changé les ayants-droits, parce qu’ils sont sûrs de moi, cela va sans dire, tandis que Silver et ma mère…
Je laisse ma phrase en suspens, lourde de sous-entendus, et je le sens qui vacille sur ses bases, d’imaginer que mère et Silver ont fait zigouiller les boss de ce qui est tout son monde, sans parler de sa tune qui pour l’instant est entre parenthèse dans une contrée lointaine – je suis même pas sûre qu’il sache où se trouve la Suisse, peut-être pas même l’Europe –, c’est trop pour lui, je comprends qu’il n’arrive pas mentaliser une succession d’informations aussi dérangeantes, et pour bien le mettre définitivement en mode « mais nous c’est pas pareil, nous on est ensemble ! », je lui dis qu’avant d’aller à la banque, je vais faire un petit coucou au bottier, parce que finalement c’est lui qui a bavé et qui a permis d’identifier la jambe de Vitaly, alors que Vitaly lui crachait des sommes de oufs depuis des années pour ses talonnettes, et Peter est à fond d’accord avec moi, la règle de Vitaly doit s’appliquer.
De voir que je défends les valeurs de base du Consortium le revigore, il est en train de chercher des billets d’avion sur internet, il s’est mis en liste d’attente, mais tous les vols sont bourrés, à croire que tout le monde veut venir en Suisse, mais il me rejoint asap, et en attendant, surtout que je ne prenne aucun risque, ni avec Silver et ma mère, ni avec les poulets, parce qu’ils n’arrêtent pas d’en parler aux infos au Canada, comme quoi c’est la course contre la montre pour geler les avoirs du Consortium, que les flics chargés de l’affaire se sont envolés vers Genève pour convaincre les Suisses d’attendre le résultat de la juridiction compétente qui doit statuer sur le sort des deux milliards, et du coup je refais une attaque de panique, d’autant que le déb me regarde avec des yeux chafouins, en tripotant son téléphone et en me lançant des petits regards, du genre prends garde Vénusienne, et pour évacuer un peu de pression, plutôt que de poireauter la rate au court-bouillon en attendant le rendez-vous avec le banquier, j’entraîne le déb en direction de la boutique du bottier, en louant en gros 4X4 blindé avec des vitres fumées, c’est le dernier qui reste, et je suis morte de rire parce que je suis sûre que Silver et ma mère vont vouloir faire pareil en arrivant, et ils vont être verts de ne pas en avoir.
De rouler dans Genève me détend. Dans quelques heures le problème sera réglé. Je serai à la tête de deux milliards. Question : comment vais-je gérer les loups lancés à ma poursuite ?
Réponse option 1 : en appelant la police. J’ai tellement de doss sur ma mère, Silver et le reste du gang qu’il y a de quoi convertir en siècles de prison. Seul hic, Silver est retors, il connaît la loi comme personne, et rien ne dit qu’il n’arrive pas à passer entre les gouttes, et comme il n’est pas idiot il sera capable d’additionner deux et deux, et lancer un contrat sur ma tête ne sera pas très compliqué pour lui. De plus, je peux être impliquée aussi.
Il faut que j’envisage une solution plus radicale. Donc option 2 : faire en sorte que les loups s’entretuent. C’est là où Peter va être précieux. Je sais qu’il va rappliquer à Genève, et qu’il ne va pas venir tout seul, mais avec ses copains, ce qui veut dire qu’une horde de Dominicains décidés à en découdre vont être prêts à se jeter comme des fauves sur ceux qu’ils vont considérer, à juste titre d’ailleurs, comme les responsables de leurs malheurs et surtout de la volatilisation des deux milliards. Si je m’y prends bien, il suffira juste d’approcher l’allumette de la cuve à mazout pour que ça fasse boum.
Juste avant d’arriver chez le bottier, Seb me fait un caca nerveux, je ne sais pas ce qui lui prend, il me prend la main, comme s’il se mettait en mode pythie, et il me sort tout un laïus comme quoi mon avatar manque de cohérence, que ça se voit qu’il y a des failles dans mon profil psy, qu’à son avis le développeur est reparti d’un personnage existant, mais que pour faire une killeuse, ça le fait pas. Il se permet de le dire parce qu’il sait qu’il est dans de la R&D, et que par ailleurs tout le jeu est vraiment top. Il adore. Il va cependant se permettre de faire des propals de modifications, et je le vois qui retrifouille son téléphone, et comme on n’a quand même pas la journée devant nous, je lui intime l’ordre d’arrêter ses conneries de déb, et je l’entraîne chez le bottier.
Là, il se passe un truc que je n’avais pas prévu. Mon idée c’est de molester un peu le bottier, de le filmer, et d’envoyer la vidéo à Peter, histoire qu’il voit que je suis dans le mood, et aussi, comme je suis toujours dans ma maîtrise de la psyché humaine que j’ai acquise grâce à toute l’introspection que j’ai faite, pour lui envoyer un signal fort que son cerveau va décoder aussi sûrement qu’un chien de combat devient fou en reniflant l’odeur du sang. « Tue, Peter ! Tue ! »
Le hic, c’est que je n’ai pas le temps de dire ouf, que le déb se rue sur le bottier et commence à le travailler aussi sûrement que s’il avait suivi des cours de torture approfondie, il le taillade dans tous les sens, du sang gicle partout, je crois que je n’ai jamais vu quelqu’un se métamorphoser de cette façon, à part Vitaly quand il pétait les plombs.
En moins de temps qu’il ne faut pour envoyer un texto, le déb a réglé son affaire au bottier, en me criant de filmer, que ce salopard allait payer pour nous avoir bavé, et je suis tellement sidérée que je reste paralysée, avec mon tél à la main, je vois au ralenti le déb qui vient l’activer, et ensuite quand il a suffisamment d’images gore, et que le bottier rend l’âme, c’est lui qui m’entraîne dehors, jusqu’au 4×4, et quand on est en sécurité à l’intérieur, il se détend et me dit : « Putain, j’adore ce jeu, la sensation de vérité est incroyable, je ne sais pas comment vous avez fait, mais c’est juste ouf ! », et je démarre en direction de la banque. Honnêtement je suis encore plus traumatisée que quand Vitaly avait fait gicler de la cervelle devant moi.
À ce moment-là, j’ignore que le déb a hacké mon téléphone et a effacé le mot de passe et le numéro du compte, et comme je suis choquée psychologiquement – dans mon idée je voulais juste faire semblant de molester le bottier et envoyer la vidéo à Peter, pas le torturer comme seul un psychopathe pouvait le faire – j’essaye surtout de retrouver une contenance parce que le rendez-vous avec le banquier approche et je dois être parfaitement crédible.
Ce que je ne sais pas non plus, c’est que notre arrivée dans l’écosystème Suisse a été perturbante. C’est bizarre à quel point même quand on n’est pas naïf, on peut l’être quand même. Je voyais la Suisse comme l’endroit où était née Heidi, des pensionnats de jeunes filles, la pureté, c’est ça, exactement, la pureté des montagnes, et juste quand j’arrive dans la rue à côté de la banque, je vois le banquier qui descend d’un Uber, et je me rappelle ce que ma tante m’a dit, qu’il se tapait des putes, qu’il était même dans des trucs SM.
Ma tante c’était une sorte de Sherlock Holmes, elle faisait des fiches sur tout le monde. C’est ça qui les a sauvés plusieurs fois, elle et Vitaly. Même là, le recours pour qu’on ne bloque pas notre pognon, à votre avis pourquoi il a traîné autant, nous permettant de faire tout notre petit tripatouillage vers la Suisse ? Parce que tante Marthe avait une grosse, grosse fiche sur deux des juges de la Cour Suprême. Alors, avant de mettre les deux milliards dans le coffre d’un inconnu, elle a dû se renseigner dessus.
Le téléphone sonne, c’est Silver, ils viennent d’atterrir avec ma mère. Je ne réponds pas.
Je ne sais pas pourquoi, mais ça me choque ce banquier barbouillé de rouge à lèvres avec ses dents blanches et les yeux maquillés, il s’essuie avant de tourner au coin de l’immeuble, de redevenir le banquier d’affaire qu’il se doit d’être, et de rentrer dans la banque pour nous accueillir.
Je ne sais pas si cela vous fait ça, mais parfois j’ai un sentiment de dégoût. Non pas qu’on n’ait pas le droit de se faire fouetter ou de se maquiller si on en a envie, mais par rapport au fake ambiant. C’est la seule chose que j’apprécie avec le Consortium, ce sont tous des ordures, mais personne ne prétend être autre chose. Je crois que j’ai horreur des faux semblants, de tous ceux qui vous donnent des leçons de morale, alors qu’à la première occasion ils sont les premiers à sauter de bon cœur dans la zone écarlate.
Le déb s’impatiente, il veut entrer dans la banque, la séance de torture a dû lui ouvrir l’appétit, ou alors il doit se dire qu’il faut qu’il gagne des points dans le jeu pour mongoliens dans lequel il croit être, parce qu’il ressent le besoin de refaire l’homme, et m’explique qu’il faut envoyer la vidéo à Peter, pour le rassurer sur le fait que les règles du Clan n’ont pas été mises aux oubliettes. Il a raison, j’allais oublier. J’envoie la vidéo et Peter me répond avec plein d’émoticones pouce vers le haut : « Bravo, t’as bien fais de saigner, cette balance. » Et il ajoute qu’il est en train d’embarquer, qu’il arrive avec ses cousins, et que si vraiment Silver et ma reum sont dans un délire de faire main basse sur le trésor, il va mettre bon ordre à tout ça.
Je réponds moi aussi avec des pouces levés, et un bisou par-dessus le marché. Je sais qu’il me kiffe, il n’ose pas se l’avouer parce qu’il m’a vu toute petite et que c’est pas le style à commettre des écarts, Peter c’est le genre hyper droit, mais je sais que c’est le cas. Je sais aussi qu’il va être comme un chien enragé en descendant de l’avion. Les Dominicains ont 18 % du Consortium, c’est-à-dire potentiellement pas loin de 400 grosses plaques. Il y a de quoi être un peu véner de penser qu’elles risquent de s’évaporer.
Au moment de rentrer dans la banque, le déb s’arrête, comme un chien de chasse qui aurait débusqué un chevreuil, franchement il me fout de plus en plus les jetons, et me dit d’une voix glaçante, genre on est dans un film d’espion, ce qui ceci dit est un peu vrai, il me murmure entre les dents, fais gaffe quelqu’un est en train de nous surveiller, et quand je tourne la tête j’aperçois le sbire de Silver, Lesfeur, qui mate les entrées de la banque, et il voit que je l’ai vu, il se cache derrière une voiture.
Je sais pourquoi il est là, il devait avoir rencard avec ma reum et Silver, vu qu’il doit avoir le numéro de compte et le code, et que comme ma reum et Silver pensaient être les ayants-droits, il était l’élément manquant. J’ai parié sur le fait qu’il allait leur chier dans les pattes, et demander sa part du butin (et donc contribuer à mon plan magique, qu’ils s’entretuent tous), et je suis certaine que c’est ce qu’il s’est passé.
Mais comme je recommence à faire une attaque de panique, le déb me dit de respirer, et après avoir décliné notre identité, on se retrouve dans l’ascenseur, et la seconde d’après dans le bureau du banquier qui n’a plus aucune trace de rouge à lèvres, mais qui a ses dents, que même une publicité des années soixante pour un dentifrice au fluor n’aurait pas osé, blanches et étincelantes.
Le déb a l’air vraiment de plus en plus ouf, mais ce qui m’inquiète c’est qu’il a l’air d’arriver à faire aussi oufer la réalité. Dans la montée, il a levé la main et l’ascenseur s’est arrêté, et en bas, avec la fille à l’accueil, il a fait ce qui pourrait s’apparenter à un vrai tour de magie, quand la fille a demandé nos noms pour les taper sur son ordi et nous sortir nos badges, il a fait abracadra, et les noms se sont inscrits tout seuls sur l’écran, et les badges se sont imprimés, plus vite, j’en suis quasi sûr, que les doigts de la fille qui étaient en train de taper, et de toutes les façon il n’a même pas dit les noms. La fille été interloquée aussi, il a pris les badges et on était déjà dans l’ascenseur, qu’il a fait arrêter, et je comprends que je suis en train de me faire un bad avec le jet lag et les molécules d’angoisse qui doivent pulser mon cerveau, vu le stress que je me fais.
Je dois halluciner une réalité parallèle, c’est biochimique et émotionnel, ma coach m’a expliqué le fonctionnement du cerveau, c’est un écosystème dans lequel nos émotions et nos ressentis ont leur mot à dire. Cependant, j’arrive néanmoins à me reprendre et à me reconnecter, à faire la fille qui gère, je souris, mais pas trop, je fronce aussi les sourcils, focus & maîtrise. « Oui, vous en conviendrez, monsieur le banquier qui met du rouge à lèvres, il s’agit d’une situation pour le moins complexe. Avec les événements tragiques qui viennent de survenir, cette jambe qui a dévalé les coteaux genevois, nous sommes, mon cousin et moi-même, obligés de nous substituer aux ayants-droits originaux. »
Ce qui est top avec les banquiers suisses, c’est que leur veulerie n’est pas une vue de l’esprit. Cela fait des décennies qu’ils ont l’habitude de n’obéir qu’à une seule règle, celle du gain et du profit. Nazis, terroristes, despotes africains, ou mafieux droguistes, cela ne les affecte en rien. C’est le cas du nôtre, là-dessus je fais confiance à ma tante pour l’avoir choisi aux petits oignons. Il hoche la tête, dit qu’il comprend, mais que d’abord il doit opérer quelques vérifications, et nous voilà, moi et le déb en train d’être passés au crible, reconnaissance oculaire, digitale, faciale, vocale, et enfin génétique, et si c’est bien nous, et les mêmes noms qui sont enregistrés sur sa base de données, ouf, soulagement. Avec Vitaly, on ne sait jamais, il aurait pu changer d’avis au dernier moment, mais non tout va bien, et le banquier me demande le numéro du compte, et le mot de passe, je prends mon téléphone, et là je n’ai plus l’impression de me faire un bad, je suis dans le bad, parce que je fouille dans mes textos, là ou devraient se trouver les infos, et il n’y a rien, plus de textos, mes textos ont disparus, comme quasiment toutes les infos du téléphone, et je m’entends dire, je crois que j’ai un problème de batterie, mais je vois bien que la batterie est à bloc, je l’ai rechargée dans l’avion, et je bredouille, parce que je vois que le banquier, en souriant toujours de toutes ces dents, commence à tiquer, je ne sais pas ce qu’il se passe, pourtant ma tante m’a envoyé toutes les infos, et je les ai enregistrées dans mes notes, et je me les suis envoyées par mail, en totale sauvegarde donc, et là il n’y a plus rien et le banquier hoche la tête, prenant un air désolé, vraiment désolé, mais toujours en souriant exagérément, pour nous montrer ses dents blanches, pures, immaculées, comme les montagnes, comme l’eau des glaciers qui vient alimenter le lac, et le déb à côté ricane, ce connard ricane, et je ne sais pas comment il a fait mais c’est lui, j’en suis sûr, qui m’a hacké mon portable, et le banquier est déjà en train de nous raccompagner à la porte, sans le numéro du compte et le code, il est impossible de procéder à la moindre opération, et c’est aussi précis et sans appel que la porte de leurs coffres forts, on reprend l’ascenseur, j’ai une boule dans le ventre, du mal à respirer, et j’attends qu’on soit sortis et qu’on soit remontés dans le 4X4, et je ne sais pas comment j’arrive à rester calme et à lui parler d’une voix posée, comme on parlerait à un enfant qui aurait fait une grosse bêtise, mais cependant pas si grave car il va la réparer, n’est-ce pas ?
Je lui demande posément de me rendre mes données, c’est son intérêt comme le mien, car nous sommes une team, et je suis un peu l’irruption inespérée du destin dans sa life, les six numéros gagnants en vrai, grâce à quoi il pourra s’acheter tous les jeux vidéo qu’il veut, ou faire le déb dans une autre dimension, ou devenir trader, ou ne rien faire du tout, et je lui répète plusieurs fois en articulant bien, « Riche, tu vas être très riche », et j’attends de voir dans ses yeux une lueur qui m’indique que même les débs accro aux joysticks sont sensibles à la moitié de deux milliards, mais ce crétin continue de ricaner, je me demande s’il ne s’est pas remis du collyre, si son cerveau n’est pas en train de basculer en mode game over.
Il ricane encore en me traitant de petite joueuse, que j’aurais dû être sur mes gardes, qu’il va me laisser sur place au niveau 1, que la partie demande de savoir anticiper, et qu’il n’y a pas de team, tout simplement parce qu’il n’y a qu’un seul gagnant.
Je ne sais pas comment j’arrive à ne pas lui lacérer le visage avec mes ongles, c’est dans des cas comme ça que je comprends comment Vitaly a pu passer sa vie à exploser des crânes avec une batte de baseball. Mais là encore je reste calme, le travail que j’ai fait avec ma coach est vraiment super utile, je le réalise quotidiennement, ça me permet de négocier avec tout ce que le monde peut avoir d’anguleux, notamment les débs qui n’ont pas compris que la coopération était la base de la victoire, le ciment de ce qui a permis d’édifier la civilisation, ma coach me le répète tout le temps : avant d’abonder dans une logique de conflit, vérifions d’abord que l’entente, le calme et la négociation ne sont pas plus fructueux.
Je suis en train de me creuser la tête pour trouver le mot juste, savoir ce que je peux lui sortir comme boniment pour faire genre style on est dans le jeu, ok, mais rends-moi juste ce texto, t’auras des points ou je ne sais pas quoi, quand il change de voix, il arrête de ricaner et devient presque normal, il se tourne vers moi et m’explique qu’il sait que je le prends pour un débile, et que je vais évidemment le supprimer sitôt le magot viré sur le nouveau compte, et que ça il n’en est pas question. Il l’a compris à l’aéroport quand il m’a demandé si on était ensemble et si j’étais loyale.
Là, je dois avouer qu’il marque un point, et ça me traverse fugacement que je l’ai peut-être sous-estimé. Je suis donc obligée de changer de stratégie. Je lui dis qu’il se trompe, mais que je comprends ses doutes, et je lui demande ce qu’il veut en garantie, tout ce qui m’importe c’est de récupérer mes numéros gagnants, je lui parle doucement, en lui disant que je suis à cran, que c’est pour ça qu’il a pensé que je pensais qu’il était un déb, alors que pas du tout, je sais qu’il est hyper intelligent, la preuve, et que je comprends aussi qu’il pense qu’on est dans un jeu, mais comme il faut bien que je lui dise la vérité, je lui annonce que non, c’est pas un jeu, il y a juste une concomitance du destin, entre le fait qu’il a un collyre magique qui a transformé sa life en game, et la chance inouïe qui vient de lui tomber sur la tête d’avoir été choisi par la main invisible qui sélectionne les gagnants de la Loterie. S’il me redonne les numéros, il va vite pouvoir vérifier qu’on sera propriétaire ensemble de deux milliards, et que par contre le vrai jeu ça va être d’arriver à les garder parce qu’on va avoir une armée de vrais méchants à nos trousses. Et puis la meilleure garantie qu’il puisse avoir, c’est que j’ai besoin de lui et de ses super powers. L’union fait la force, non ? De plus on est presque sœur et frère, Vitaly était pour moi un père, et en plus il sautait ma tante, ce qui implique des liens forts entre le déb et moi, d’autant plus qu’il n’est peut-être pas aussi déb que je le supposais.
« L’union fait la force ? Et tu as besoin de mes supers pouvoirs ? » Je le vois que ça a fait mouche. « Vrai ? il redemande encore. T’as besoin de mes super pouvoirs ? Et on est dans un jeu qui est un vrai jeu ? » Et je réponds bien sûr, et on fait équipe toi et moi, et si tu veux de l’action les vrais bad arrivent, t’inquiète pas, mais il ne faut pas que tu trompes de cible.
Il y a un silence. Vraiment un silence où j’ai l’impression que lui et moi on est connectés, ou plutôt que moi je suis connectée à mon téléphone, ce qui n’a d’ailleurs rien d’original, qui n’est pas connecté à son tél aujourd’hui, et que lui aussi, et que comme mon téléphone est vide, on est dans le silence et dans le vide ensemble, et comme au même moment il me sourit, j’ai un sentiment de gêne, comme une intimité troublante, et il secoue la tête, et la sensation s’arrête, en même temps qu’il m’explique comment marche le collyre, ça mélange des trucs de neurobiologie et d’IA de pointe, ce sont des transfuges de Deep Mind et d’Open AI qui ont mis le collyre au point.
Seb sait tout ça parce qu’il y a des tutos qui se mettent en marche une fois qu’on est shooté. Sauf qu’ils n’apparaissent pas sur un écran extérieur, mais tout bêtement sur son écran mental. D’après Seb, c’est hyper intuitif, tu prends vite le coup, tu peux interagir avec la réalité avec ton esprit aussi facilement qu’avec des joysticks, d’où ses tours de magie avec l’ascenseur, l’hôtesse d’accueil ou les données de mon téléphone.
D’où aussi que pour l’instant ils vont laisser le truc en mode R&D, parce que si tous les tarés qui peuplent la planète peuvent arrêter le métro ou scanner votre vie intime, on serait vite fait pas sortis de l’auberge et dépassés par tous les prodiges qu’on serait capables de se faire les uns aux autres.
Néanmoins, je commence à me détendre. Le fait qu’il soit dans un discours cohérent me rassure énormément. Il y a une fréquence de rapport au monde que ma coach appelle la fréquence de bon sens qui est la garantie que l’on peut négocier sur des bases saines, même avec un sociopathe. Il semble nettement s’être calé dessus. Il a l’air moins ouf, son discours est articulé. « Ok, dit-il, on fait équipe. Moitié-moitié. »
J’acquiesce, en fait je m’en fous d’avoir un ou deux milliards. Un, c’est déjà pas mal, et en plus s’il est Superman, cela peut finalement avoir son utilité. Adaptabilité. C’est aussi une des conditions de l’évolution. Et de notre survie dans ce monde sans pitié. Je tends la main pour qu’on tope, tout en disant, « deal, et je n’ai qu’une parole », ce qui est vrai, quand je vois qu’il refait une tête bizarre, encore plus bizarre que quand il est devenu ouf chez le bottier, une vraie tête de cinglé. Il roule des yeux en billes de loto, en murmurant, « Je viens de là, putain, je viens de là, c’est moi dans ce petit berceau, pauvre petit bébé, pauvre petit bébé », et je comprends qu’en cherchant le numéro de compte et le code dans mon téléphone il s’est arrêté sur les vidéos de surveillance dont je lui ai parlé où on le voit se faire renifler par les rats, et aussi sa famille se faire écrabouiller par la vendetta, les coups de feu, sa mère égorgée, les deux sœurs la tête fracassée l’une contre l’autre, c’est même pas un film gore, c’est l’assertion définitive et sans la moindre possibilité de contre-expertise que non, l’homme n’est pas intrinsèquement cool et que non, il n’y a pas du bon en chacun de nous.
Je sais que c’est une rude constatation, mais elle est le fruit d’études imparables. On est juste une horde de chacals, et certains de ces chacals sont plus méchants et ont plus faim que les autres. Ceux qui pensent le contraire sont des êtres inadaptés, pas en phase avec la réalité. Tels de quasi-déments, ils errent dans une réalité parallèle, comme Seb avec son game, mais d’un autre genre, où la gentillesse finirait par triompher.
C’est en tout cas de cette façon que Tante Marthe et Parain Vitaly m’ont expliqué la life, et même si j’ai fini par faire en sorte qu’ils se fassent dessouder, je dois avouer que, malgré tout ce que je peux penser d’eux, eh bien, oui, ils avaient raison.
Et je crois que c’est de ça que Seb est en train de prendre conscience. Ce qu’il voit c’est un cran au-dessus de Tarantino, avec en plus un truc qui tue, c’est le cas de le dire : l’odeur indéniable de la vérité.
C’est un point sur lequel j’aimerais bien échanger avec les cinéastes, la façon dont est représentée la violence. Dans les films, c’est toujours un truc hyper pensé, avec des enchaînements comme dans un corps de ballet, d’ailleurs c’est réglé par des chorégraphes, alors que dans la vraie vie, c’est différent. Il y a les mêmes coups de pistolets, le même sang qui gicle, mais ce n’est pas la même scansion. Ça pue la mort en vrai. Comme si le temps se grippait d’une façon particulière.
Seb a l’air captivé. Voir tout ça en immersion sur son écran intérieur, cela a de quoi perturber. L’ennui c’est qu’il n’est pas que captivé. Il a carrément buggé. Il répète la même phrase en boucle « Pauvre petit bébé, pauvre petit bébé », ce qui est des plus mauvais signes. C’est un faible, cela se confirme. Dès le début de ma thérapie, c’est quelque chose sur lequel ma psy a attiré mon attention, redescendre dans notre subconscient infantile, dans nos traumatismes enfouis, ne doit pas nous faire oublier que le but est de les intégrer à notre moi d’adulte, et si possible positivement, comme des expériences structurantes. Seb en est très loin. Il bavouille, avec des larmes qui coulent, comme une loque émotionnelle. Tant et si bien que je n’ai d’autre ressource que d’appeler ma coach.
Coup de bol, elle répond à la première tonalité whatsapp. De quoi s’agit-il ? « De quelqu’un sous psychotropes, scotché sur un souvenir de petite enfance trauma, à savoir des rats lui reniflant le bout du nez en le mordillant pour se mettre l’eau à la bouche. » Plus le reste de la tuerie en backoffice. « À quel âge le trauma ? » me demande ma coach. « Dans les deux mois », je réponds.
Au silence qui suit, je comprends que la partie est loin d’être gagnée. À deux mois, votre cerveau enregistre les faits, avec le trouble sensible que le petit être ressent, mais sans lui attribuer du sens. De revivre le truc avec votre moi adulte vient valider une séquence qui n’avait peut-être pas plus d’importance que ça. Et la valider en mode plus-plus, genre en mode burin dans la cire vierge.
Ce n’est plus une perturbation émotionnelle que vous avez potentiellement, c’est bel et bien l’indélébile empreinte de l’horreur à jamais tatouée dans vos neurones.
« Et la solution ? » « La colère, répond ma coach, voire la haine. Réagir. Devenir plus cruel encore, pour conjurer l’épouvante. »
Je vois la situation telle qu’elle est : j’ai un déb bugué, dont le cerveau contient la bagatelle de deux milliards de dollars, kéblo sous un trauma infantile à base de rats et de crânes d’enfants éclatés.
Blocage pouvant potentiellement se détendre pour peu qu’une haine farouche vienne permettre au pus psychique de s’évacuer.
Ok. Passons à la médication. Si je ne savais pas que je vais avoir autre chose à faire de ma life vu que je vais devoir gérer mes deux Billions, je crois que je me lancerais dans le coaching.
« C’était un type super Vitaly. Il en avait les tripes tordues de ne pas pouvoir te parler ni s’approcher de toi. Mais à cause de la vendetta il ne voulait pas te faire prendre de risque. »
En vrai, je pense que Vitaly n’en avait rien à battre, qu’il avait payé la pension du déb juste pour sacrifier à un vague code ancestral, pour faire genre style nous, les Albanais on a de la mentale.
Le déb relève la tête. Je vois qu’il essaye d’analyser cette nouvelle data. Je pousse l’avantage. « C’est lui que tu vois à la fin de la vidéo, qui te prend dans ses bras. »
Effectivement, sur la vidéo, un type chasse les rats et prend le nourrisson dans ses bras. Et c’est vraiment Vitaly. À l’instant où je vois dans les yeux du déb qu’il percute, je ne lui laisse pas le temps de respirer, et je commence le reset. « Et moi ce qui me tord les tripes, c’est de savoir que ce porc de Silver et ma pute de mère l’ont fait flinguer. »
« Silver, c’est celui qui a le bouc ? » Il doit être en train de scanner mon dossier photo, ou mon historique Zoom, et de relier le nom à une image. Je suppose que pour son cerveau ordinateur c’est un jeu d’enfant. Mais non, waouh, c’est plus balaise que ça. Il… il s’est connecté à Silver en temps réel. « Il est avec ta mère, en train de parler de nous. »
C’est-à-dire, Superman ? Tu as activé ta super oreille et tu les entends parler ?
Oui. Il a activé sa super oreille, et même ses super yeux, parce qu’il s’est branché au téléphone de Silver, et à celui de ma mère, et il a activé le micro et la caméra des deux, et pour que je sois bien avec lui plongé dans l’action, il connecte mon téléphone à ce qu’il voit.
On peut parler de magie ? De super power ?
Oui. On peut parler et de magie et de super power. Il commence à m’impressionner. Je suis avec Silver et ma mère comme si je m’étais glissée dans leur téléphone. C’est vite marrant de jouer à la caméra-espion. Ma reum et Silver sont en pleine spéculation. Négocier avec Lesfeur d’abord, pour récupérer le mot de passe – il sera toujours temps de le fumer ensuite –, puis avec nous, pour qu’on aille à la banque et qu’on vire la tune sur un compte où ils auront accès.
Ensuite ?
Plutôt que d’écouter leurs misérables supputations, je carbure à deux cents à l’heure, et je demande au Super Déb s’il a la connexion facile avec d’autres camarades de jeu. « Tu veux dire Lesfeur ? » Là je vois qu’il faut que j’arrête de l’appeler le déb, non seulement parce qu’on est pas dans le politiquement correct, mais en plus parce que c’est moi qui cours derrière.
Il en profite d’ailleurs pour un petit aparté. En scannant mes données, il a vu que j’étais fan d’Elon Musk. Ce n’est pas quelque chose que j’avoue facilement, parce que le côté midinette, vous l’avez compris, n’est pas exactement au premier plan dans mon profil. Mais Musk, c’est autre chose. Oui, je le kiffe. Le type s’envoie en l’air dans l’espace, en roulant sur un tapis volant électrique, tout en creusant un tunnel avec des trains supersoniques. Tout ça en défonçant la bourse avec du Bitcoin. Et puis qui prénomme son fils X Æ A-Xii ? Et sa meuf, Grimes, a l’air trop cool. J’adore ses chansons. Légères, fraîches, et ultra connectées.
Seb hoche la tête tristement. Pour me faire comprendre que oui, Grimes est cool, Elon aussi, ils tirent vers le haut, clairement, mais c’était avant. Avant que les rats ne le dévorent. Pour l’instant il a un compte à régler. J’abonde. Je me sens confiante. Il n’a pas complètement perdu pied. Le mot de passe flotte entre deux fréquences neuronales. Il suffit juste de ne pas le brusquer. Patience. Finesse. Persévérance. Elon Musk n’a pas réussi du premier coup. Il suffit que je le dorlote, en le maintenant dans cette idée fixe qui lui donne une raison de ne pas sombrer. Si le responsable est in fine Silver, l’exécutant n’est autre que la crapule qui guettait devant la banque, l’ancien flic, le nervi Déschène.
Ce que Seb l’IA a bien compris.
Le visage de Lesfeur s’affiche. Il est en face time. Super D l’a appelé comme ça, d’un clic neuronal. Et il me le passe. La discussion est directe. Nous allons droit au but. L’union fait la force. Il a les codes et le numéro du compte. C’est nous qui avons l’autre partie de la clef avec nos empreintes digitales et notre ADN, et pas Silver et ma mère. Il tique. Je vois qu’il me croit. Il nous a vus entrer dans la banque. Je ne lui laisse pas le temps de réfléchir, parce que je me dis qu’on peut faire d’une pierre deux coups, laisser Seb exprimer sa juste vindicte et se débugger, mais aussi récupérer le code d’une autre façon. Deux options valant mieux qu’une.
Je lui propose d’additionner nos forces. Il acquiesce. C’est nettement éligible au rayon bonnes idées, il en convient.
Seul hic, Lesfeur bloque dessus. Pour une raison elle aussi éligible au rayon des bonnes raisons, c’est qu’une fois dans la banque il ne peut avoir aucune certitude qu’on tiendra notre engagement, à savoir lui donner la moitié du butin.
Ce en quoi il a parfaitement raison. Une fois l’argent débloqué, je ne vois pas très bien pourquoi on lui en donnerait. Mais je le rassure quand même. Si, c’est notre intérêt. Il m’envoie paître, et dit qu’on doit trouver un moyen de le sécuriser. Dès qu’on l’a, il aboulera les infos. Et il raccroche.
Là-dessus, Seb me précise encore mieux comment marchent ses super pouvoirs. Bien que son cerveau soit buggé, je sens qu’il est fier d’être peut-être un de ces nouveaux humains, sur les traces de notre mentor commun : Elon. Si je n’étais pas à ce point prise dans le tourbillon, je kifferais certainement moi aussi ce moment historique, Seb le Déb s’est transformé en Iron Seb avec quelques gouttes de collyre dans l’œil.
Le fonctionnement est d’ailleurs assez simple, grâce à des trucs tout petits qui viennent se coller dans ses cellules cérébrales (la nano tech) son cerveau est un mode blutooth/wifi7G, et se connecte d’une impulsion au réseau, ce qui en soi est déjà assez balaise, mais en plus, et c’est là toute l’astuce, il est capable de faire faire ami-ami avec les différentes entités qui rôdent dedans.
Son cerveau est devenu une machine.
Et la machine s’est dotée d’un cerveau, c’est-à-dire d’une capacité de synthèse et de connexions.
Ce qui veut dire en clair qu’il est capable de croiser les IA et de faire en sorte qu’elles coopèrent. Google/ChatGPT puissance 10. Google/ChatGPT pote avec tous ceux qui ne sont pas Google mais qui sont quand même des King dans leurs parties. Le festival des Dieux réuni dans un seul Dieu : Seb !
Ce même Seb qui est maintenant mon nouvel ami.
C’est incroyable comme le regard que l’on porte sur quelqu’un est non seulement subjectif, mais tributaire du contexte. Finalement je commence à trouver Seb plutôt cool. Super cool même.
Il fronce les sourcils. Marmonne je ne sais quoi dans sa barbe. Cool, mais flippant. On dirait un sorcier en train de proférer des incantations. Un sorcier connecté à Grand Google.
Il répète « Vue d’ensemble, vue d’ensemble », et croyez-le ou non, mais toute la situation commence à se géographier, à la vitesse d’un bit au galop. Avec tellement de data que je suis obligée de prendre ma tablette, c’est juste trop pour l’écran de mon smartphone.
C’est plus que Super Google, c’est Super Google dopé aux hormones avec une pointe de LSD. On plonge dans l’intégralité du dossier en live-temps réel.
Ce qui veut dire qu’on est connecté non seulement à Silver, ma reum et Lesfeur, mais aussi au banquier, à sa pute, à sa femme, qui se fait sauter par son pote flic, lui-même en train de recevoir les poulets canadiens, Nours et Mercière, eux-mêmes en cheville avec les politicards et le fisc de chez nous, à Peter et aux Dominicains qui sont en transe à l’idée de se faire repasser de leur part du magot, et clairement Super Google trie les infos, et les agence selon des dénominateurs communs.
C’est une sarabande infernale mais aussi signifiante.
Car, croyez-le si vous voulez, mais le premier élément fédérateur qui sort c’est… non, vous n’allez pas trouver, je le sens, c’est les deux grosses briques. Tout le monde salive dessus, et moi j’ai une vue plongeante sur le décolleté de tout les protagonistes, en train de baver, de s’affoler, et c’est édifiant. Plus qu’édifiant même.
Silver et ma reum sont en surchauffe cérébrale pour voir comment court-circuiter d’abord Déschène, et ensuite moi et Seb, ce qui leur fait deux paramètres à résoudre, et cela n’a rien d’évident, je peux leur concéder.
De partout les nuages s’amoncellent. Le fisc est à fond sur nous, avec les poulets Nours et Mercière, qui ont traversé l’Atlantique pour venir bloquer la tune, avec en arrière-fond une grosse pression politique : d’abord cela ferait une bonne impression de mettre hors d’état de nuire notre gang, genre nous qui vous dirigeons, on est les rois de la sécurité du bon citoyen ! Aucun politique ne cracherait dessus, mais en plus cela permettrait de récupérer les deux milliards. Tout bénéf.
J’ai de nouveau une oppression.
Je ne sais pas s’il vous est déjà arrivé de sentir que la terre tourne. Normalement on ne le ressent pas. C’est notre côté fourmis, inconscientes du mouvement incessant de l’univers, concentrées sur la goutte de miel au pied de la table de la cuisine. Là je le ressens. Et ça va très, très vite, on met le cap sur le point où l’action converge : l’Hôtel Beaurivage. Sur la tablette, reliée en bluetooth à ses neurones, la localisation de tous les protagonistes est encore visible. Ça fait comme des nageoires de squales en route pour un festin sanglant.
Seb ne dit plus rien. Putain, il a rebasculé dans son jeu vidéo. Je le vois, il a arrêté de baver, de rouler ses yeux en billes de loto, et il a un petit sourire concentré.
Là, je sens que c’est chaud. Parce qu’il est capable de tout, et surtout de faire tout partir en vrille. L’idée ce n’est pas qu’il se venge, mais que son cerveau cesse de bugger et soit capable de nous ressortir le numéro du compte et le mot de passe gentiment.
À ce sujet, le banquier me rappelle, pour me signifier que si je ne revenais pas avec les infos dans les vingt-quatre heures, il serait désolé de bloquer l’argent. En me présentant sans le mot de passe avec Seb, j’ai activé un process de sécurité qui ne dépend pas de lui.
Sur la tablette, je le vois sous forme de personnage de jeu vidéo. Un banquier avec des dents archi blanches qui éclate d’un rire démoniaque. Son plan est parfait. Dans 24 heures il effacera toute trace de la tune, qui sera engloutie dans un labyrinthe d’écriture, et créditée sur des comptes qu’il pourra gérer comme bon lui semble.
Entre-temps, tous ceux qui ont un rapport avec les deux milliards auront péri.
Le salopard ! Il a exactement le même plan que le mien. Nettoyage par le vide, et une fois que le combat aura cessé faute de combattants, par ici la bonne soupe.
La tablette, analysant toutes ces infos anxiogènes, affiche une time-line qui commence à décompter les secondes et les minutes.
Dans vingt-trois heures, cinquante-huit minutes et treize secondes, les deux milliards seront kéblo dans une banque suisse, aspirés dans le process de fourbe qu’aura trouvé Dents Blanches pour se les mettre dans la fouille.
Je crois que les scénaristes américains appellent cela « remonter l’horloge ». De quoi donner un peu de piquant à l’aventure. Ça crucialise les enjeux. C’est clair que l’on en avait besoin. Il y avait un risque patent que l’on commence à s’ennuyer.
Est-ce qu’avec ce panorama j’ai une vision exhaustive et suffisamment claire du drame duquel je suis maintenant clairement l’héroïne ? J’ai beau ne pas être sous collyre, cela doit être contagieux, car mon cerveau carbure à deux cents à l’heure.
Pas sûr. Et comme je comprends que Seb/IA n’est pas 100% mais pas non plus complètement dead, j’ai une intuition de génie, je m’adresse à lui en mode ChatGPT :
« Seb-Gépète, crois-tu qu’il soit possible de disposer de paramètres supplémentaires nous permettant de mieux maîtriser cette situation dont l’enjeu comporte une cagnotte capable de rendre maboul même un ascète ayant activé son option renoncement aux biens matériels ? »
La réponse est sans appel.
OUI.
Il hoche la tête avec un air lugubre.
OUI.
Mais encore ?
Géolocalisation.
Émotion.
« Peux-tu préciser, ô Génie de la Lampe Magique ? »
Je m’attends à ce qu’il me réponde avec une voix entre Dark Vador et Réplicant de classe 3, mais non, il se reprend de nouveau et parle d’une voix quasi normale, ce qui me fait presque encore plus flipper.
« Deux milliards, c’est une somme énorme. L’intensité de la motivation des êtres réunis autour de ce but a atteint un seuil critique. »
En fait, ô Génie, j’étais aussi arrivée à cette conclusion. Mais je n’ai pas le temps de formuler cette appréciation un brin déconsidérante pour ces capacités d’analyse, qu’il me pond un graphique avec le profil de chacun et tous leurs fils secrets et les rouages qui les animent, assorties de leurs points faibles, et l’endroit où ils sont situés sur la carte du trésor, avec leurs temps de déplacement, et tout ce qu’ils vont rencontrer sur leur parcours.
Pour l’instant tous convergent bien vers l’hôtel Beaurivage, pour le Grand Raout de printemps, comme une nuée de petite Cendrillon
Je ne serais pas à ce point attractée moi aussi par les deux milliards, prise par toute cette agitation mafieuse, avec les jets d’angoisses qui me pulsent dans le cerveau leurs toxines asphyxiantes, je serais fascinée par ce qu’il est en train de vivre : la fusion homme-machine.
Le Grand Moment pressenti par les sorciers des GAFA, par Elon lui-même, la singularité, le moment où on deviendra des vrais MacBook, avec des mains et des pieds, et plus rien à voir avec les restes de Cro-Magnon qui flottaient encore dans la substance de notre être.
Le seul hic, et c’est ça qui est fascinant, bien que cela ne fasse pas du tout, du tout, mon affaire, c’est que toute cette affluence de tech dans ses neurones à lui n’ont pas raison de cette chose toute bête qui nous anime la plupart du temps : nos affects.
Le cœur a ses raisons que la raison ignore.
Je ne sais pas quel petit futé a sorti ça, mais c’est juste magistral. C’est un des premiers trucs que m’a expliqués ma psy, quand j’ai commencé mes séances. Il y a ce qu’on pouvait penser d’une part, et ce qu’on ressentait de l’autre, et la deuxième proposition prenait souvent le pas sur la première.
Si vous mettez dans la balance deux milliards bien chaud et savoureux, et un pauvre rat, même affamé sous le nez d’un nourrisson, n’importe qui d’un peu sensé n’hésiterait pas une seconde. Il prendrait les deux milliards.
Seb non. Il a kéblo, et quand je lui demande à tout hasard s’il n’a pas changé d’avis, si le code et le numéro du compte n’ont pas refait surface sur l’océan agité de son psychisme perturbé, il fixe la route et accélère de plus belle.
À partir de ce moment, la machine qui était déjà en surchauffe s’emballe définitivement, car Seb nous fait basculer dans un jeu vidéo, avec le but à atteindre, qu’a enregistré son cerveau, c’est-à-dire se venger.
Et là je ne sais pas ce qu’il se passe. J’ai l’impression que tout… rebugue gravement.
J’ai l’impression d’être… d’être… d’être Seb le Déb.
C’est-à-dire ? Et bien, je suis toujours moi, mais je suis Seb.
Ça tourne dans ma tête – mais est-ce la mienne ? J’ai des frissons. Des décharges électriques.
Whoua.
Là c’est chaud. Je suis Seb le Déb, et quelqu’un me regarde.
Petit doute sur mon identité.
Mais regarde qui, si moi je ne suis plus moi, alors que je ne suis pas Seb, tout en l’étant.
« Du calme. »
Un genre d’Elon. Plusieurs genres d’Elon d’ailleurs. Ils me parlent, je comprends à peine ce qu’ils me disent. Quelque chose du genre : « Êtes-vous en état de débriefer ? » À côté de moi, Seb est… oui, est bien moi. Putain, là, en termes de connexion neuronale, ça grésille. Ce qui me reste de cerveau est en train de fondre. J’entends une voix, un ton suave, enfin qui se veut suave, rassurant (comme si j’étais déb, ou cérébralement en danger), qui me murmure : « On va repositionner la mémoire récente, no stress. »
Avalanche de data. Avalanche de data vers mon cerveau. Écran mental dans sa capacité maximale d’absorption. Film intéressant. C’est ce que je me dis. Ou plutôt ce que me dit l’assistance qui me guide.
Il y a un article, des twittes, des flashs Instagram, un torrent d’infos, melting-pot d’images. IA. VR. XR. Métaverse. En veux-tu ? En voilà. Et surtout NeurExp. Le moment charnière. Quelques années auparavant. Le point de bascule, clairement. Les agréments donnés par le gouvernement américain pour les « expériences ». L’opinion, les journalistes, les élus, le monde déchaînés, incrédules. La science-fiction définitivement dans nos murs. Pire, dans nos corps. Il n’est même plus question de greffe d’une puce dans le cerveau, comme le prévoyait Elon. Il est question de… je sens des gouttes de sueur qui me brouillent la vue… de modifications d’ADN. De nanotech. D’intervention au niveau du fœtus. De fœtus créé de toutes pièces à partir de cellules souches !
Putain, il est question de MONSTRES !!!
Réponse de NeurExp : « Pas des monstres, l’humain de demain ! » La singularité. La fusion. Nouvel homme. Nouvel être. Conçu de toutes pièces.
Et moi là-dedans ? Une startup adjacente. Une licorne. Ma licorne. Un gros, gros paquet à la clef. Ou rien. Au départ, certainement, la cupidité. Putain, la cupidité. J’ai des tremblements. Dans les Elon qui me regardent, il y a des types du gouvernement. Darpa ? Non, pire que l’office noir du gouvernement US. Des… Danger. Un Consortium. « Êtes-vous en mesure de débriefer ? » Problème de l’identité. Le problème de l’identité est une des failles majeures du système. Qui suis-je putain ? Moi ou le Déb ? Les flashs s’intensifient. Réintroduction des mémoires vives. Film plus précis. Film de moi. Film de moi qui devient… moi.
Le Vrai MOI. Je suis ce film. Je suis ce jeune capitaine d’industrie audacieux. Des rendez-vous. Grand bureau. Immenses baies vitrées. Building. Déjeuner. Salle de réunion. Hommes en costumes, femmes puissantes. Geste assuré. Regard clair. Choix pertinent. Réflexion judicieuse. Et surtout des résultats, là où personne n’en avait vraiment. Les Comex avaient apprécié. Les « expériences » des grands labos avaient plus ou moins tourné court. La fameuse fusion n’avait pas donné lieu à l’avènement du Nouvel Homme. Par contre, avec ma startup, j’avais proposé une alternative. Et des résultats patents dans un monde au bord de l’incendie. Un Métaverse qui marchait. Pas le truc foireux de Zuckenberg et des autres. Je suis… ô mon Dieu ! L’homme le plus riche du monde ! Je… au bon moment au bon endroit.
Comment était-ce arrivé ? Une épiphanie. Tout était parti de là. La synthèse. Le vide et le plein. Qui n’a jamais réfléchi à cette question n’a jamais fait de philosophie. Qui a créé l’Incréé ? Si Dieu a créé la terre et tout l’univers, alors qui a créé Dieu ? Et si au commencement il n’y avait Rien, alors pourquoi et comment il y a-t-il Tout ? Et si… et si le Vide n’existait pas ? Qu’il s’agisse d’un concept erroné. Un artifice, une pièce absurde que nos pauvres cerveaux, allez savoir pourquoi, avaient conçu dans un moment d’égarement.
C’est ça qui avait permis le déclic. Qui avait modifié le cours des recherches.
Je savoure les retrouvailles avec ce moment. Mon moment. Le moment où la roue s’est arrêtée sur la bonne case. Einstein disait qu’il n’avait eu que deux idées, mais qu’elles étaient suffisamment intéressantes pour que ça l’occupe le reste de sa vie. C’est mon cas aussi. Le vide n’existait pas. Il n’y avait qu’un Tout, où Tout existait simultanément, rendu tangible par la mise en relation des différentes Parties de ce Tout. Un ballet incessant, toujours mouvant, et qu’il suffisait d’orchestrer pour transformer ce que l’on pensait être la réalité en un chewing-gum plaisant à sculpter. Énoncé de cette façon, cela peut sembler un concept abscons, juste une spéculation sur les rouages intimes de l’univers, par un cerveau en mal d’occupations. Mais dans la réalité cela changeait tout. Dans l’appréhension du monde. Dans les mathématiques. La physique. Le zéro n’était qu’une articulation. Il n’y avait pas de début, et encore moins de fin. Il n’y avait pas non plus, ce que l’on savait déjà, ni espace, ni temps. Mais autant de temps et d’espace qu’il était possible d’en créer.
— Restez concentré.
— Essayez d’identifier les bugs.
— Vos mémoires vont se repositionner petit à petit.
C’est ce qui avait été la première marche. La suite était juste une question de chance et de bon sens. Le monde était en train de changer. La révolution numérique, à la bascule du millénaire, avait inventé un monde nouveau, aussi inédit que celui produit par la révolution industrielle un siècle plus tôt. Mais, la vérité, c’est que l’on n’avait encore rien vu. En quelques années, tout ce substrat qui se constituait sur le socle de la Toile et des GAFA, comme les briques éparses du vivant lorsqu’elles avaient flotté aux origines de nos mondes avant de s’assembler en des phrases cohérentes, avait soudain émergé grâce aux IA.
Nanotech. Génie génétique. Crips. Pharmacologie mutante. Et l’ordinateur quantique, qui, adossé aux IA, avait décuplé les possibles. Cartographie du cerveau. Neurobiologie. C’est là où ils – le gratin, la strate la plus haute de la pyramide – avaient tenté les « expériences ». Avec l’idée de créer un nouveau prototype de l’humain qui devait nous sauver – le monde était au bord du gouffre. Des esclaves sur-performants à leur service, pendant qu’eux atteindraient l’immortalité. Codage des mémoires, corps de synthèse dont on pourrait disposer aussi simplement qu’on changeait de pyjama. Mais rien n’avait marché comme l’avaient imaginé ceux qui dirigeaient la Terre depuis leur tour de verre et d’acier.
Par contre, dans le même temps j’avais développé mon Elixir. J’avais juste réussi les bonnes mises en relation. Et un gros coup de bol avec le collyre. J’avais créé le premier vrai monde virtuel. Pas le truc foireux, où l’on devait se coller sur la tête un casque aussi lourd qu’un heaume moyenâgeux, pour vivre trois expériences du niveau d’une sortie de fin d’année de maternelle, mais un vrai monde, plus vrai que le vrai, où tout était permis.
AVANT METALIFE, SACHEZ-LE, VOUS VIVIEZ DANS UN BROUILLARD UN PEU CONFUS !
Putain, je suis juste un génie ! Je revois mon ascension. Les unes de journaux, les flashs en temps réels, les twittes. Les gens sidérés. L’adhésion instantanée. Une goutte de collyre. Dis-moi, miroir, quelle belle histoire vas-tu me proposer ce soir. Avec l’IA, c’était du velours. Vos désirs sont des ordres, messires. Que préférez-vous ? Un trip mystique dans l’Himalaya avec des moines en extase, nus dans la neige ? Ou carrément la chasse au dragon sur la planète Rouge ? Pendant un moment, on avait cadré les choses, avec des templates. Paramètres sous contrôle. Envie d’une variante ? Aucun problème. Vous êtes avec les moines tibétains sur la planète Mars. Et le dragon fait des ravages sur le toit du monde. L’effet de surprise était tel que ça avait marché du tonnerre. Mais pour peu de temps. Avec une génération nourrie aux plateformes et à Instagram, il fallait de la nouveauté. On avait donc dosé les sorties des nouveaux hits. « On », c’est moi, avec mes partenaires. Et mes partenaires c’est tout le monde qui compte. Toute la tech est derrière moi. Car c’est moi qui possède tous les brevets.
NANOTECH + HIGHPHARMA + NEUROBIO + IA + VFX +TECH3D + BIO + QUANTIC + PHOTOVOLTAÏQUE+ BLOCKCHAIN = LA VRAIE VIE, CELLE DONT VOUS N’AVIEZ MÊME JAMAIS OSÉ RÊVER, EST À… UN CLIC DE VOS NEURONES !
Pas les brevets sur les techs elles-mêmes. Mais ceux sur les traits d’union, la petite molette indispensable entre les différentes techniques. Et tout ça contenu dans un élixir magique. Le collyre. Synthèse et synergie.
Qui est monté à votre capital ? Vous avez levé des fonds ? Non. Juste des partenariats. Je possède cent pour cent de l’entreprise et des brevets. Juste une réflexion intelligente avec toutes les R&D de vos grosses boîtes obèses, gavée par vingt ans d’orgie capitaliste.
Personne ne m’avait vu venir. Même pas Elon. Apple et Méta en étaient encore à se tirer la bourre avec leurs casques en fonte qui donnaient la migraine.
Le succès avait été fulgurant. Tout le monde y avait intérêt. Nous étions bel et bien au bord du précipice. L’IA avait produit ce qu’elle devait produire. Une civilisation plus efficace, qui allait encore plus vite, mais avec moins de joueurs. Car dans cette caravane complètement folle, dont le seul moteur était le profit et la rentabilité, que faisait-on des tous les demi-robots pas spécialement futés, pas spécialement motivés, qu’on avait dressés depuis des générations à effectuer des tâches ingrates et répétitives, afin que la Machine fonctionne et permette d’engraisser le haut de la Pyramide ? C’était un vrai débat. Mais le temps qu’on l’entame, des grincements se faisaient entendre de partout. Pire que des grincements. Le plafond était en train de se lézarder. L’immeuble allait s’effondrer.
— Je suggère de distribuer un revenu universel.
— Mais comment pourront-ils alors consommer ?
— Il faut le bon ratio : qu’ils reçoivent suffisamment sans qu’ils ne se vautrent dans l’oisiveté.
— En même temps, cela semble inévitable.
Et ce n’était pas le rez-de-chaussée qui était le plus touché. Les vrais besogneux, qui suaient dans leur burnous, étaient à peu près préservés. On avait toujours besoin de mains calleuses et de dos courbés pour monter les murs de parpaing, ou pour nettoyer la merde. Mais dès le premier étage, c’était une déflagration sans équivalent. Je suis désolé mon vieux, mais ce que tu ponds en un mois pas très bien, la Nouvelle IA vient de le créer parfaitement en moins de quatre minutes chrono.
Le revenu minimum (R.U.S, pour Revenu Universel Suffisant) avait été voté en urgence, pratiquement à une échelle mondiale. Restait ce petit souci quand même. Qu’allaient faire tous les laissés pour compte de leur journée, avec leur RSA qui ne leur permettait à peine de s’acheter un burger ? Mais l’heure n’était pas aux tergiversations. Ce que l’on entendait depuis le cœur de la Machine, ce n’était plus d’inquiétants craquements, mais le début d’un effondrement stellaire.
J’avais émergé juste à ce moment-là. « Si vous rajoutez cette pièce finement sculptée à cet endroit précis de la mécanique, ce qui était un problème devient l’impeccable bourgeon fleurissant en une magnifique orchidée. Essayez donc mon collyre, vous ne serez pas déçu du résultat. » Perdus dans un rêve, où, qui plus est, ils pouvaient recréé un simulacre d’économie à base de cryptos, les populations mondiales, telle la rivière prête à déborder de son lit, retrouvaient in extrémis des couleurs. Tout n’était pas perdu. Un nouvel équilibre était possible.
« Vous avez raison, au moins quand ils regardent la télé, ils ne font pas de bêtises. »
Bingo. Pas Bingo en fait. Même pas Super Bingo. Beaucoup, beaucoup, beaucoup plus. Ils avaient tous voulu me racheter. J’avais ri. Ce n’était pas une option. Un nouvel entrant sonnait à la porte des Maîtres du Monde. Autant se faire à cette idée. Et tout le monde avait été bien obligé de l’accepter. Mais quelle importance, finalement. De tout temps, de nouveaux visages avaient émergé, l’univers était un perpétuel renouvellement. Et à nouveau paradigme, nouveaux paramètres. D’autant que sans l’arrivée du Collyre, toute cette belle organisation, cette civilisation en strates, qui profitait à ceux qui tenaient les manettes, aurait voler en éclat.
Je m’étais donc assis autour du cercle, j’étais devenu moi aussi un Maître du Monde. Mes Séquences, telles des bouffées d’air pur dans un monde asphyxié, avait sauvé la civilisation. Il n’y avait, dans l’histoire, pas d’équivalent. C’était plus fort qu’une religion, qu’une mode artistique, qu’un média addictif, qu’un engouement politique, qu’une drogue puissante, que les RS, que de l’alcool, du tabac ou du café. C’était tout ça à la fois. Et c’est moi qui était au volant. Le collyre était devenu une nécessité vitale, jeu égal avec le sexe. Ce qui n’était même pas vrai, car le Collyre incluait le sexe. Of course.
« La frustration sexuelle, de même que les passages à l’acte délétères dans le monde tangible, font désormais partie du passé. »
Un monde d’amour et de plaisir à la demande. Ni Bouddha, ni Jésus, n’y était parvenu.
C’était agréable de revoir le film. Le Collyre me déroulait la story, de façon plaisante, dans sa version optimale, celle que mon cerveau attendait. Sans fioriture, sans enjoliver les choses, sans me donner le beau rôle. Un film à peu près objectif.
En même temps que l’on avait voulu me racheter, on avait voulu me copier. Tous les R&D du monde, Silicone Valley, Chinois, Asie, avait fait chauffer les labos, et ils avaient tous plus ou moins réussi. Mais seulement plus ou moins. Ça ne marchait pas vraiment. C’était comme le Coca-Cola, la recette était imparable, et ils étaient même très loin d’avoir réussi Pepsi. Les tentatives qui avaient vu le jour s’étaient soldées par des échecs cuisants. J’avais trouvé un algorithme, et il ne tenait même pas dans la composition chimique du Collyre, ni dans les innombrables brevets que j’avais déposés, non il tenait toujours dans ce même truc, cette vision du Tout engendrant perpétuellement Tous les Tous, et dans cette danse infinie se trouvait non seulement un Passé, un Présent, un Futur, mais tous les Temps en même Temps. Et c’est cette compréhension, que j’aurais été bien en peine de synthétiser dans une équation, qui guidait le façonnage des séquences – des Bardo, comme les aurait nommés un Bouddhiste tibétain.
J’avais pourtant essayé de l’expliquer. Un peu laborieusement, j’en avais conscience.
— Je ne sais pas si vous avez vu le documentaire sur Arnold Schwarzenegger, où il explique que le Power qu’il avait c’est d’avoir une vision claire de là où il devait aller ? Monsieur Univers, puis Star d’Hollywood, puis Homme Politique, sénateur de Californie. Il n’avait qu’à se plugger sur cette image et la suivre, comme les Rois Mages l’étoile divine. C’était un peu la même chose avec mon Tout étant Tout. Sauf que, dans mon cas, il s’agit d’une vision globale, systémique, la compréhension intuitive de ce qui façonnait les Mondes. C’est ça qui sous-tend toute l’architecture du Collyre et de l’écosystème qui l’accompagne. Que les réalités n’existent que par leurs mises en relation. Enfin je veux dire, nous sommes les enfants d’une hypothèse conjecturale née au milieu d’une infinité d’autres hypothèses conjecturelles, qui s’est cristallisé en système. C’est… si on remonte juste avant l’instant T, ou plutôt si l’on établit une passerelle entre notre réalité et l’espace où cette réalité n’est pas encore figée, on peut créer… enfin, je veux dire, c’est assez évident, ce que l’on veut. C’est… nous sommes des conjectures qui ont été validées. Rien d’autres, vraiment, je vous jure.
À part quelques astrophysiciens, chez qui cela avait provoqué un début de résonance, « Vous voulez dire que chercher à unifier la relativité d’Einstein et la physique quantique n’aurait aucun sens ? Qu’il s’aiît juste de deux réalités qui coexistent ? », la majorité m’avait regardé d’un air torve : « Arnold Schwarzenegger aurait des parts dans votre collyre ? » De toutes les manières, l’important était que cela marche. Et que je ne sois pas hostile à une collaboration.
Je n’étais pas certain de bien comprendre moi-même comment je m’y étais pris. Je suppose que dans ce genre d’aventure il y a toujours une part d’aléatoire, voire d’incompréhensible. Peu importait donc que je sois perçu comme une espèce de cinglé débitant des sornettes quasi surnaturelles. Après tout, Elon lui-même était toujours passé pour un siphonné de première. Le concept d’un flux organique –d’un bouillonnement serait plus exact – non causal –, mais créant séquentiellement des ersatz de causalité – était trop abstrait, et surtout totalement antinomique avec le principe d’une rentabilité. Qui, justement, elle, se basait là-dessus. Capitaliser sur une transformation et une consommation de biens et de services dans un continuum identifié.
Peu importait. Cela fonctionnait, et là était l’essentiel. Ma deuxième épiphanie s’était révélée de nature plus… technique. Comment le cerveau humain se saisissait-il de cet… ce potentiel lorsqu’on lui en donnait l’occasion ? Parce que c’était bien joli de créer un espace virtuel fluide, encore fallait-il le remplir.
Le collyre agissait de deux façons. Il débranchait légèrement le cortex préfrontal, qui régissait une grande partie de notre rapport au réel, et boostait la glande pinéale, l’incitant à produire de façon plus importante du DMT (ce qu’elle faisait au naturel en infime quantité). Il permettait également au cerveau d’émettre et de recevoir un signal radio.
Ça, c’était la salle de cinéma. Restait à y projeter un film. C’est là où tous les GAFA avait bloqué, alors que l’on aurait pu penser que, justement, ils allaient y exceller.
Avant même que leurs trucs ne soient au point, ils avaient recruté à prix d’or des scénaristes, des cadors des studios, tous ceux que les majors s’arrachaient, les rois du gaming, les as de narration et de l’interactivité. Qui avaient infesté de leurs récits médiocres et convenus les Multiverses lancés en catastrophe, symptômes d’une tech en panique de se faire doubler sur le terrain même qu’ils avaient rendu possible. Qui plus est par un inconnu sorti de nulle part, qui se piquait de refuser leur pourtant sidérante offre financière.
Mais le train avait déraillé avant même d’être sorti de la gare. Les programmes n’étaient pas au point, les ersatz du collyre ne fonctionnaient pas très bien. Rappelons qu’on parlait d’un gri-gri qui transformait le cerveau en radio-émetteur, avec la capacité de pénétrer dans rien de moins qu’un monde parallèle, grâce à un projecteur interne.
Ce fut une boucherie. Les utilisateurs étaient frappés de démence, de crises de fureur. Les fameuses danses de Saint-Guy du Moyen-Âge, provoquées par des ingestions de pain contaminé à l’ergot de seigle, un homologue naturel du LSD 25, paraissaient à côté à peine un bad pour ado en mal de sensation. Les « mondes virtuels » furent voués aux gémonies, le mien compris, jusqu’à ce que l’on s’aperçoive que ce qui plongeaient les foules dans l’horreur, le désarroi et la folie, c’étaient les créations malsaines des grands de la tech, animés par leur attitude de rapaces cupides. Je profitais de ce moment pour sortir plusieurs nouvelles séquences, que je conçus semblables à des enchantements. Des trips tellement précieux, suaves et charmant, que l’on en sortait meilleur et grandi, là où mes pâles imitateurs, se croyant encore dans l’ancien temps des jeux vidéo bellicistes et des séries d’horreurs Netflix, avaient proposé des plongées dans des mondes flippants, violents.
C’est à ce moment, je le constatais froidement, que j’avais dérapé. Je m’étais pris pour Dieu. En fait, je ne m’étais pas pris pour Dieu. J’étais Dieu.
Cela m’avait frappé avec le sceau de l’évidence. Le monde était un Récit, et c’est moi qui l’écrivais en permanence. Ou plutôt qui suscitait Son Écriture. Car ce qui faisait la force du collyre s’était de se plugger sur les fréquences de la personne. De ce fait, la subjectivité avec laquelle le joueur-voyageur s’emparait des séquences était importante. L’effet miroir fonctionnait à plein. Personne ne voyait exactement la même chose. Chaque séquence, aussi originale soit-elle, résonnait subtilement avec les aspirations, les désirs, les rêves secrets ou les besoins basiques du Voyageur.
En une poignée d’instants – mais le temps avait-il encore une signification ? – la réalité usuelle, celle sur laquelle nous avions appris à vivre et à marcher, avait quasiment cessé d’être pour devenir l’habitacle d’une autre dimension, immatérielle, certes, mais tellement incroyable, tellement pratique, qu’elle nous avait laissés, moi compris, pantois. Rapidement, il avait fallu réguler l’accès aux Séquences. Certaines personnes, isolées, s’étaient laissé mourir de faim et de soif, certainement sans même sans apercevoir.
C’est à ce moment que les géants de la tech avaient prêté allégeance. Réguler au coup par coup, dans l’urgence, ne suffisait pas. Il fallait une concertation globale, une vision, animée par une entité qui en fixe la ligne directrice. Nous courions sinon à notre perte. Alors qu’en contrôlant le Collyre, ses effets et son utilisation, gérer la destinée de la Terre serait un jeu d’enfant, une plaisanterie. Tout le monde en convenait. Du moins ceux qui avaient encore un cerveau capable de penser en dehors des bulles de magie, au sein desquelles il était si agréable de s’abandonner.
C’est de cette façon que le Consortium avait été créé, ressemblant à s’y méprendre à une assemblée de mafieux, se partageant un énorme gâteau, infiniment délicieux – quel décideur n’avait jamais rêvé de pouvoir diriger d’une main de velours, comme un chef d’orchestre, ce monde si instable, si complexe, qu’était notre planète – mais dont l’envoûtant parfum aiguisait l’appétit des nombreux acteurs qui n’avaient pas trouvé place autour de la table.
Les politiques, les milliardaires de tout poil – mais hors tech –, tous ceux qui objectivement n’étaient d’aucune utilité pour faire fonctionner le Monde (c’est ainsi que s’étaient d’elles-mêmes baptisées – en toute simplicité – les Limbes du Collyre : the World) avaient compris dans la seconde que leur temps allaient s’achever. La page qui allait se tourner serait irrémédiable. Pas besoin d’être futurologue pour le pressentir. Le Collyre nous plongeait dans une autre ère. Peut-être d’une façon plus radicale encore que lorsqu’en frappant deux silex, nos lointains ancêtres avaient allumé le premier feu.
Nous – le Consortium – avions donc été en butte à de farouches oppositions. Malheureusement pour cette armada de pisse-froids, la messe était dite. La puissance des GAFA, ajoutée aux pouvoirs magiques consentis par le Collyre, ne laissait pas de place aux tergiversations. C’est ce que j’avais pensé, et ce à quoi tout le monde s’attendait. Mais il y eut un dernier baroud d’honneur de l’ancien monde. C’est là où le dérapage était devenu manifeste. Et c’est ce qui m’avait conduit à me plonger moi-même dans le game, à me retrouver dans la tête d’Alyosis la mafieuse félonne, face à Seb le Déb, alias moi.
En gros, il a été question de nous arrêter, moi, et les autres du Consortium. Après avoir fait voter des lois interdisant de se servir des datas sans le consentement des participants aux séquences. Ce n’était pas particulièrement innovant en termes de législation, mais là où le bât blessait avec le Collyre, c’est que l’utilisateur devait valider non pas un formulaire, mais plusieurs centaines. Comme je l’avais expliqué, le Collyre fonctionnait grâce à une mutualisation de technologies, auxquelles je m’étais adossé, en créant des traits d’union, des virgules, les reliant. Mais c’était un gros barnum. Il y avait des dizaines et des dizaines de logiciels, de systèmes. Ce qu’imposait la nouvelle loi revenait à exiger un process impossible à satisfaire. Je ne le tentais même pas.
— Sans une mise en conformité dans les plus brefs délais, le World et ses dérivés seront interdits.
Ainsi, puisque ne pas s’y soumettre enfreignait la fameuse Loi, mais que l’on ne pouvait cependant endiguer le désir des Voyageurs de continuer à se promener selon leurs désirs, dans les Limbes et les Claires Contrées du Rêve, on demanda au World de cesser. Je m’y refusai. Cela n’avait pas de sens. Toute cette mascarade ressemblait à un mauvais théâtre, où des vieillards malades agitaient un sinistre tromblon pour sauvegarder leurs intérêts et leurs privilèges. Un mandat d’arrêt international fut lancé contre moi. Ma tête fut mise à prix. Alors que les populations, interloquées, perplexes, ne savaient plus quoi penser, les rumeurs les plus infâmes se répandaient. J’étais dépeint comme un monstre, un mégalomane, assoiffé de pouvoir, et déterminé à asservir les populations de la Terre. On parlait d’Illuminati, de Reptiliens, de forces obscures, diaboliques à coup sûr, non terrestres probablement.
Cette hypothèse était renforcée par les dernières séquences que j’avais lancées, qui avait plongé les Voyageurs dans une sorte d’extase. Accusé d’être le Diable, j’avais proposé des Paradis. Mal m’en avait pris. La tempête se déchaîna. Ces artifices n’étaient rien d’autre que l’œil de Ka. Une hypnose grossière, destinée à capter les dernières parcelles de datas m’échappant encore. Seul asseoir ma tyrannie motivait un tel accès de bienveillance, cela tombait sous le sens.
Là, c’est devenu trop. J’étais Dieu. La Maître du Récit. Et même si certains pouvaient en douter, au minimum, je venais de sauver le monde d’une déchéance certaine. Les Séquences que j’avais proposées avaient clairement permis que la civilisation ne se délite pas. Alors que j’aurais pu me contenter de programmes lénifiants, abêtissants (si j’avais voulu asseoir un quelconque pouvoir – ce qui était grotesque, j’étais bien au-delà de cette ambition ridicule –, je ne m’en serais pas privé), j’avais au contraire distillé du savoir, de la poésie, de la subtilité, des ouvertures vers des imaginaires féconds. J’étais outré. Par la médiocrité des attaques, mais aussi par l’ingratitude des Joueurs, dont on sollicitait l’avis à longueur de sondages, qui faisaient office de référendums, et qui renvoyaient des avis mitigés, hésitants. Pensait-on que je puisse être effectivement un nouveau César, voir carrément un Néron ? Hum, les réponses étaient loin d’être claires. Ne se prononce pas. Que j’étais frappé d’hubris ? Oui, c’est possible. Un danger pour l’humain à court ou moyen terme ? Soixante-sept pour cent répondaient par l’affirmative.
Le Collyre fonctionnait sur les propriétés quantiques du cerveau, tel que l’avait suggéré Roger Penrose, aux racines selon lui de la conscience. En modifiant légèrement le fonctionnement des neurones, il laissait une place libre à une nouvelle interprétation de la réalité. Il jouait sur cette zone de votre psyché quand elle s’empare du vécu de votre journée pour le fondre dans la pâte à modeler des songes. Comme un peintre ou un compositeur, je teintais les imaginaires. Non, je ne jouais pas de la lyre en regardant Rome brûler ! Et j’allais le prouver.
Alors que les flashs d’actu détaillaient en boucle ma cavale, mes méfaits, la fortune que j’avais évidemment amassée – l’homme le plus riche du monde de tous les temps –, je réapparus, en mettant en open source le World. Désormais, n’importe qui pourrait plonger dans ses propres Séquences, et les créer. De cette façon, il serait évident que nul désir d’asservissement ne motivait mon entreprise. Que nous nous trouvions aux portes d’un Nouvel Âge, où la diffusion du savoir, l’acquisition des schèmes du bonheur, serait aussi évident et automatique que l’avait été la lecture au début de l’école laïque. Je me fendis d’une vidéo à travers le World. J’y apparaissais sobrement, calme, posé. Dieu soucieux des êtres qu’il éveillait de sa Lumière.
L’ennui, c’est que cela avait complètement foiré. En se retrouvant avec la bride sur le cou, la majorité des Joueurs avait perdu pied, et, probablement parce que leurs Moi n’étaient pas assez structurés, s’étaient projetés dans d’autres identités. Là, il ne s’agissait plus de scènes de délires un peu flippantes, mais tout simplement d’une population entière dont la qualité la plus fondatrice, à savoir qu’ils avaient la conviction d’être quelqu’un, était en train de s’évaporer, au profit d’une quantité de personnalités mouvantes qu’ils croyaient être sporadiquement. Et on ne parlait pas d’un jeu de rôle sympa et ponctuel, mais bien d’une perte de repères définitive. J’avais donc plongé dans les méandres du Game, pour essayer de réparer le bug. Et j’étais en train de reprendre conscience devant le Premier Cercle du Consortium, auquel s’étaient joints les pontes du Darpa, et divers représentants des Services Secrets.
— C’est bon, j’ai dit, no stress, je crois que j’ai la soluss.
L’empathie. Là était la clef. Ce qu’il fallait c’était de pouvoir donner un sens à l’expérience. Toujours ce truc du récit. Donner une histoire au cerveau de Sapiens, et il s’apaisera. Ce que venait de proposer le World, être un autre, était en fait une stratégie mûrement pensée. Une façon extrême d’expérimenter l’altérité. C’est ce que nous allions expliquer. Tout en reverrouillant l’accès aux Séquences.
— Dans le monde troublé et complexe dans lequel nous évoluons, que chacun fasse l’expérience de l’Autre devrait nous mener vers plus de compassion, d’écoute, de capacité de partage. Back to les fondamentaux du Vivre Ensemble ! Et vive le World et sa Grande Sagesse.
Et là-dessus, on allait balancer des Séquences de méditation, d’Amour, de Love, avec des touches bouddhistes, un imaginaire yoga, des flowers, de l’azur rainbow, du ciel bleu.
— Je pense que tout va rentrer dans l’ordre rapidement.
Si avec ça on ne me proposait par pour le Nobel, c’est que quelque chose clochait.
Effectivement, quelque chose devait clocher, car les lumières se sont remises à vaciller. Les pontes du Consortium avaient une tête bizarre. En fait, ils ressemblaient à Alyosis et à Seb. Il y avait même un Vitaly derrière.
— Ça y est, tu atterris ? a dit Seb.
— Pas trop tôt, a renchéri Alyosis.
— Putain, vous êtes lourds, j’allais avoir le Nobel.
— Tu t’es fait quoi comme trip ? Toujours ton délire que t’es le Dieu qui a inventé le World ?
— Oui, mais j’ai rajouté un paramètre. Une histoire de mafia, et j’étais vous deux l’un après l’autre, et le World avait buggé. Plus personne ne savait qui il était.
J’ai regardé dehors. Il pleuvait. Un air moite. Température tropicale. Réchauffement inexorable. Sur le parking, les carcasses des voitures que les sauvageons ont brûlées aux dernières émeutes ressemblent à des poissons aliens qu’on aurait fossilisés dans une rouille mutante.
— On est le combien ?
— Le 24.
— Il vous reste des RUS ?
Je connaissais déjà la réponse. Tout le monde était à sec. No World today, ni les jours suivants. On était bons pour rester au sol jusqu’au 31, le jour des virements. Je me suis demandé pourquoi, vu que j’étais quand même le créateur de tout ça, oui, pourquoi j’avais inventé cette réalité-là ? Certainement par volonté d’effet de contraste. En tant que Dieu, je me devais de soigner les détails.