Rome sangl inaire
Mise en garde : quoique la tragicomédie se déroule en Italie, les flèches pourraient viser sa voisine de l’ouest. Quelque ressemblance avec la réalité médiatique ne serait toutefois en rien fortuite : jusqu’à la date du 1er août 2023 (et sauf flash-back), les évènements sont consignés, rapportés, mais aussi qualifiés comme tels, dans partie de la presse italienne. Ce n’est qu’après cette date que le récit devient à proprement parler fictif. Nous avons, en effet, sacrifié à la mode en sciences humaines d’écrire un récit de science-fiction[1], au double sens d’une histoire portant sur un futur incertain, mais fondé sur des éléments scientifiques et, en l’espèce, juridiques. Le texte est sous-titré Essai de prospective juridique. Car lorsque les juristes se lancent dans la fiction, ils écrivent pudiquement ou avec beaucoup de sérieux – nous ne saurions trancher – qu’ils font de la prospective. Alors voilà, nous sommes au début de l’année 2023, et ce n’est pas la Villa Borghèse qui vient de fermer et de priver, comme en 1885, les Romains de leur promenade suburbaine[2], mais la Villa Pamphili.
§1. Rome, le 18 janvier 2023, les portes de la Villa Doria Pamphili, près la place San Pancrazio et les rues Donna Olimpia et Vitellia, sont closes. Pour la deuxième fois en quelques jours, les usagers du troisième plus grand parc public de la capitale italienne ont dû renoncer à leur promenade. Car des animaux sauvages occupent les jardins et font obstacle au passage sûr des riverains. Sur les portails du domaine, une affiche de la police locale annonce : « entrée fermée pour cause de sangliers ». Au petit matin, les forces de l’ordre sont intervenues et, sous les ordres du capitaine Marinone, une harde de huit individus a pu être appréhendée. Dans le respect des règles de droit pour la gestion de l’espèce Sus Scrofa sur le territoire de la capitale, lesdits spécimens ont été narcotisés, capturés et enlevés.
§2. Cela fait quelques années déjà que les ongulés ont descendu le long des cours d’eaux et traversé les espaces verts pour entrer en ville. Empruntant les dénommés corridors écologiques, qui relient la campagne et les collines aux zones urbaines, ils se sont comme divisés en factions puis, postés aux quatre coins de la cité, l’ont encerclée. Dans un premier temps, les avis d’observation s’étaient multipliés : certains humains avaient déclaré en avoir aperçu au nord-ouest de la ville, à proximité de la réserve naturelle d’Insugherata, rue Casale Sansoni, également dans le quartier de Trionfale, et un peu plus bas encore, rue Torressina. D’autres affirmaient les avoir rencontrés plein ouest, au Montespaccato, ou plus au centre, rue de la Camilluccia, au-dessus de la réserve naturelle de Monte Mario. La présence de porcs sauvages avait encore été signalée de part et d’autre du parc régional urbain de Pineto : rues Mattia Battistini, Monti di Creta, Pineta Sacchetti et, en-dessous : place Villa Carpegna. Et on en avait vu certains remonter la rue Baldo des Ulbaldi jusqu’à la place Irnerio, en direction du Vatican. Au sud-sud-ouest, on savait de source sûre que les suidés arpentaient la réserve naturelle de Castelporziano, le parc régional Decima Malafeden et même, aux côtés de la Via Appia, celui des Aqueducs. Au sud-est, ils avaient pénétré le parc Catone du Mont Porzio, près de Frascati, et arpenté le beau sentier de Tuscolo. Non loin, à quelques mètres de la rue des Corsi, au parc des Castelli Romani, on en avait retrouvé un dans un état de putréfaction relativement avancé, verdi et rosé, sans que les raisons de son décès soient élucidées[3]. La capitale avait aussi été prise par le nord : depuis Saint Oreste, les onguligrades avaient gagné le parc de Veio, puis la réserve naturelle de Marcigliana, la Villa de Livia, et le Colle Salario avant de parvenir à la porte de Rome. De là, ils avaient continué leur route jusqu’au Parc de la Serpentara, et s’étaient infiltrés dans les Villas Glori et Ada. Ainsi, en quelques années, la Ville de Rome – rebaptisée Rome Sauvage – s’était trouvée entièrement envahie puis conquise par les sangliers. Désormais, les citadins ne sortaient plus dans la rue sans crainte de croiser l’un d’eux. Que ce soit dans les quartiers de Trastevere et du Prati, en particulier sur les places, respectivement, de Trilussa ou Mazzini, ou bien encore, le long du Tibre, le risque de heurter la bête noire existait en tous lieux, à toute heure du jour et de la nuit.
§3. Dans la capitale, transformée en jungle, la situation était devenue hors de contrôle, et les dégâts humains et matériels incommensurables : les bêtes avaient commencé par saccager les parcs romains. Elles avaient retourné la terre des sentiers, troué les pelouses de vastes souilles, maculé les arbres de housures. Elles avaient détruit les cultures des terrains agricoles, et l’urgence sanitaire avait été déclarée après que la peste porcine eut été diagnostiquée chez six d’entre elles. Car les éleveurs, craignant que les cochons sauvages n’infectent leur parentèle domestique, avaient appelé à l’aide. On s’accordait toutefois pour dire que le véritable fléau était celui de la divagation des ongulés dans les rues : les passants étaient régulièrement agressés, et leurs préjudices autant physiques que psychiques. Il y avait, par exemple, cet homme qui avait fini à terre après avoir été poursuivi en scooter, et cet autre qui disait avoir vu la mort en face après qu’il se fut fracassé la tête au sol, emporté par la laisse de son chien excité à la vue de ces étranges compères. Il y avait aussi cette femme et sa mère qui n’osaient plus se promener dans les bois après en avoir rencontrés et s’être faites coursées, et cette ménagère qui avait désespérément couru, ses cabas de courses aux bras, se réfugier dans un supermarché. Si ces dernières étaient parvenues à se sauver, si les premiers avaient survécu, tous ne réchappaient pas à la rencontre animalière. Ainsi, un quinquagénaire avait heurté l’un de ces mastodontes à bord de son véhicule ; le cinquantenaire était tombé dans le coma, le mammifère avait trépassé et l’automobile ne formait plus qu’un tas de ferraille. Dans le nord-ouest de la ville, les plus faibles – handicapés ou personnes âgées – avaient dû renoncer à leur promenade quotidienne. Terrorisées, elles restaient cloîtrées chez elles, et l’état d’urgence avait fini par être déclaré dans le quartier. Sur toutes les places de la ville, on assistait régulièrement à des mouvements de panique déclenchés par l’arrivée en meutes de suidés. Depuis quelque temps, les urgences des hôpitaux étaient débordées par l’arrivée de victimes de sangliers, et on avait perdu le compte des accidents provoqués par ces bestiaux. Sur les réseaux sociaux, les uns et les autres témoignaient des assauts subis, et exposaient leurs dos écorchés et contusions.
§4. Dès l’année 2019, des mesures avaient, pourtant, été prises et un protocole d’accord adopté entre la région du Lazio, la métropole romaine et la commune de Rome pour la gestion de l’espèce Sus Scrofa sur le territoire de la capitale, en vue de lutter contre d’éventuelles agressions, contre la diffusion de possibles maladies, et pour répondre au risque de collisions sur les routes[4]. Plus tard, au printemps 2022, le Lazio avait encore adopté un plan d’interventions urgentes pour la gestion, le contrôle et l’éradication de la peste africaine chez les sangliers[5]. La région était intervenue sur la base, notamment, d’une ordonnance relative à la lutte contre la peste porcine, qui étendait les possibilités d’abattages sélectifs à de nouvelles hypothèses, et permettait, sous certaines conditions, de destiner les animaux chassés à l’autoconsommation. Bien sûr, les défenseurs de la cause animale n’avaient pas manqué de critiquer cette disposition du 18 mai 2022, qui autorisait l’abattage des sangliers en dehors des périodes de chasse aux portes de Rome, et prévoyait leur éventuelle utilisation à des fins alimentaires, après analyses sanitaires. Le lendemain de son adoption, le 19 mai, une manifestation avait été organisée au sud de la réserve naturelle d’Insulgherata, dans le quartier de Trionfale, rue Casale Sanson : on y avait réclamé justice pour les sangliers, demandé à ce qu’une voix leur soit donnée, et l’on s’était ému de leur possible transformation en chair à saucisses. Les contestations ne s’étaient pas arrêtées là : à l’automne, de dangereux environnementalistes avaient organisé des raids pour détruire les pièges à ongulés, peu à peu installés dans les parcs et réserves naturelles depuis l’apparition de la peste porcine. Guidés par un individu œuvrant sur internet, pas moins de seize délinquants avaient saboté des cages, coûtant chacune – et au bas mot – trois mille euros. Certains adhéraient à des mouvements écologistes, d’autres semblaient n’être affiliés à aucun groupe. En toute hypothèse, les bandes de casseurs agissaient a minima à trois, et ils rendaient compte de leurs méfaits en ligne. La préfecture avait fini par déployer un plan de sécurité : désormais, les agents missionnés pour installer les dispositifs anti-suidés se trouvaient accompagnés des forces de l’ordre. Au-delà de la sûreté des employés, était assurée celle de la cité. Car s’il convenait de prévenir de nouveaux dommages économiques et gaspis d’argent public, il fallait aussi éviter que le conflit ne s’embrase entre les habitants des quartiers sinistrés – privés de leur liberté de se déplacer – et les activistes animalistes, qui pour faire échapper les sangliers au boucher, en venaient à oublier que ces derniers s’attaquaient aux pauvres gens.
§5. Fort heureusement, le 22 octobre 2022, l’efficace extrême-droite avait accédé au pouvoir, et le gouvernement Meloni s’était aussitôt mis au travail. Nonobstant le phénomène global et scientifiquement avéré de l’érosion de la biodiversité, l’honorable Foti avait expliqué qu’il s’agissait de lutter contre la croissance démographique des animaux sauvages. Il avait ajouté qu’il fallait combattre, en premier lieu, l’augmentation de la population des sangliers, et qu’il agirait avec détermination. Le chef des Frères d’Italie avait alors présenté un amendement à la loi de finance pour permettre aux régions de gérer, selon leur bon plaisir, la population des sangliers. Adoptée le 24 décembre 2022, la loi relative au budget de l’État vint modifier l’article 19 de la loi du 11 février 1992, numéro 157, portant sur la chasse et la faune sauvage. Il était désormais prévu que les régions, et les provinces autonomes de Trento et de Bolzano, assureraient pour une meilleure gestion du patrimoine zootechnique et pour la protection du sol, de la santé publique, de la sélection biologique, du patrimoine historico-artistique, des productions zoo-agro-forestières et de la pêche…, mais encore – était-il ajouté – pour la protection de la biodiversité, de la sécurité publique et de la sécurité routière, le contrôle des espèces de la faune sauvage, même dans les territoires interdits à la chasse, y compris dans les aires protégées et dans les zones urbaines, également pendant les jours sans chasse et durant les périodes fermées à la chasse. Quand les abattages devaient auparavant être réalisés par des gardes-chasse, soit par des officiers publics dûment autorisés, éventuellement avec l’aide des propriétaires et des gestionnaires des terrains concernés, pourvu que ces derniers soient détenteurs d’un permis de chasser, la nouvelle règle énonçait que ces actions seraient coordonnées par des agents des corps de police, mais possiblement exécutées par des chasseurs des environs pourvu qu’ils aient bénéficié de cours. Il était encore énoncé que la viande des animaux tués à ces occasions pourrait être mangée, après avoir été soumise à des analyses sanitaires. Enfin, l’amendement prévoyait que le gouvernement adopterait rapidement un plan quinquennal extraordinaire pour la gestion et le contrôle de la faune sauvage, et décidait de l’allocation d’une somme de 500 000 euros.
§6. La mesure fit l’objet de virulentes protestations de la part de l’opposition. On releva, d’abord, que la disposition – aussitôt rebaptisée amendement Far West – pourrait difficilement assurer la sécurité publique et que son application porterait bien plutôt atteinte à celle-ci, dès lors que des chasseurs seraient possiblement autorisés à tirer sur la faune sauvage en quelque saison et en plein cœur des villes. On nota, ensuite, que l’amendement, ajouté in extremis, à 6h35 du matin, n’intéressait pas les finances publiques, sans que le budget accordé pour son exécution puisse tromper. Surtout, le cavalier législatif apparaissait contraire à la Constitution et, plus précisément, au second alinéa de son article 9, énonçant que la République protégeait l’environnement, la biodiversité et les écosystèmes dans l’intérêt des générations futures, puisqu’il facilitait la chasse des animaux sauvages au mépris des considérations écologiques. Du reste, la mesure visait la faune sauvage sans discriminer entre les animaux protégés et non protégés – le gibier, en particulier, les sangliers – de sorte qu’elle apparaissait prise en violation de la directive européenne du 21 mai 1992, dite Habitats, protégeant certaines espèces sauvages, tels les loups ou les ours. Le président de Legambiente, Stefano Ciafani, avait ajouté que la règle était contraire à la stratégie de l’Union européenne sur la protection de la biodiversité, ainsi qu’aux orientations prises lors de la récente COP 15 de Montréal-Kunming. Le député Angelo Bonelli, membre de l’alliance vert-gauche et porte-parole d’Europe-écologie les verts, avait lui aussi dénoncé l’amendement, qui autorisait l’abattage des animaux, y compris dans des zones en principe interdites à la chasse – et tout ceci, ajoutait-il – pour faire une faveur au lobby de la chasse et des armes. Était ainsi effacé un siècle de conservation italienne. Scandant les paroles : « pas touche aux sangliers », les extrémistes ou talibans écologistes s’étaient alors retrouvés au mois de janvier, devant le Panthéon, pour manifester contre la modification législative. Encore la proposition initiale de Foti pour la régulation de la faune sauvage avait-elle été retoquée, et des conditions ajoutées dans le texte final : ce dernier énonçait qu’une telle décision d’abattre les sangliers, notamment, pour des motifs de sécurité routière, c’est-à-dire en dehors du cadre légal propre au droit de la chasse, ne pourrait être prise qu’après « avis de l’institut supérieur pour la prévention et la recherche environnementale ». Il était spécifié que les personnes mobilisées devaient être en possession d’un permis de chasse et avoir suivi une formation ad hoc. Enfin, il était affirmé que la régulation des sangliers, réalisée dans ce cadre, ne constituait pas une activité cynégétique. Comme devait le relever le ministre Francesco Lollobrigida, non seulement il n’était pas d’amendement dans la loi de finances qui parla de la chasse, mais il était, tout à l’inverse, notifié que le dispositif de régulation de la faune sauvage – opportunément créé pour combattre des pathologies mettant en danger la vie de centaines de millions d’animaux – ne constituait pas une activité de chasse.
§7. Que l’action de tirer sur des animaux sauvages dans les rues de Rome constitue ou ne constitue pas une activité de chasse au sens juridique du terme ne changea toutefois rien au fait que des chasseurs apparurent bientôt en ville. Une fois le plan quinquennal et les règlements dûment adoptés sur la base de la loi modifiée, soit un an plus tard, à l’été 2024, le pire des scénarios imaginés par les environnementalistes ne manqua pas de se réaliser. Comme l’avaient prévu la Ligue de protection des oiseaux, l’Organisation internationale pour la protection des animaux, le World Wildlife Fund, la Ligue pour la protection des animaux sauvages et l’Alliance des Verts et de la gauche, ce fut un carnage, un massacre, une hécatombe. Ce fut – car ces dernières requalifièrent aussitôt l’évènement – un animalcide, sinon un écocide, doublé de dizaines d’homicides involontaires. Il y avait des fusils partout, et nul n’était en mesure de vérifier si les groupes armés étaient agrémentés, c’est-à-dire titulaires d’un permis de chasse, correctement formés, et sollicités par les autorités. Dans les parcs romains, y compris, dans les jardins d’enfants, on entendait, de jour comme de nuit, les balles siffler. On pouvait soudainement apercevoir des hommes en tenue kaki débouler aux quatre coins des rues, ou les découvrir assis sur de bas sièges pliables, plus ou moins cachés derrière un arbre ou un réverbère, dans l’attente de proies à viser. Des accidents se produisaient régulièrement, et bientôt la ville fut à feu et à sang : frappés d’une balle perdue de calibre 12, effrayés par le bruit d’un tir, les uns décédaient de leurs blessures, les autres d’une mauvaise chute ou d’un infarctus. Quant aux sangliers apeurés, ils partaient en tous sens à l’arrivée des chasseurs. Les compagnies avaient vite fait de se désorganiser et lorsqu’elles perdaient leur laie cheffesse ou matriarche, elles oubliaient rapidement les règles de savoir-vivre et les marcassins ne respectaient plus en rien la bonne distance d’avec les humains[6]. Avec la pression de la chasse, les femelles s’accouplèrent précocement et avec de nombreux mâles. Car les sangliers présentent cette spécificité que, confrontés au stress cynégétique, ils se reproduisent à un rythme accéléré[7].
§8. Quatre mois plus tard – décembre 2024 – les laies donnèrent des portées de grande taille et la population de porcs sauvages explosa. Le phénomène était encore amplifié par le fait que la majorité des sangliers circulant en ville n’appartenait pas au genre autochtone des Sus scrofa Majori, mais à un hybride ou une espèce d’Europe de l’Est, importée en Italie pour les besoins de la chasse, et à raison, précisément, de son haut potentiel reproductif. La plupart des humains n’osaient plus sortir dans la rue sans protection. Beaucoup avançaient casqués, revêtus d’armures de fortune, parfois achetées dans les magasins de souvenirs du centre-ville. Après que Rome eut été vidée de ses touristes, les déguisements plastifiés de gladiateurs avaient, en effet, trouvé de nouveaux acquéreurs, et permis aux boutiquiers d’écouler un peu de leurs stocks avant de fermer. La ville paraissait d’autant plus désertifiée que la circulation automobile avait presque entièrement cessé. Le risque de percuter un ongulé avait d’abord obligé les conducteurs à rouler très lentement avant de les décourager complétement de se déplacer en voiture. En revanche, le nombre d’animaux en ville avait, lui, augmenté : outre les suidés, il était de nombreux canidés divagants. Tenir son chien en laisse était devenu trop périlleux : on risquait de se trouver emporté par le cabot subitement excité à la vue d’onguligrades, de sorte que les propriétaires de ces mammifères s’étaient résolus à enfreindre les règlements, et à les laisser faire leurs besoins et leur promenade sans être attachés. L’immense majorité des bêtes avait profité de l’opportunité pour quitter leurs maîtres et rejoindre leurs comparses. Des meutes de chiens s’étaient alors formées comme autant de gangs de quartiers faisant face aux hardes de sangliers.
§9. Les choses en étaient à ce stade lorsque dans les premiers jours de l’an 2025, une escadre de sangliers s’introduisit dans le palais Chigi et renversa la cheffesse du gouvernement. Grièvement blessée à la suite de cette chute dans les couloirs de sa somptueuse demeure, la vénérable dame fut rapidement démise de ses fonctions. L’accident fut immédiatement imputé aux écoterroristes, accusés d’avoir tout orchestré, et l’on se dépêcha de retrouver quelques-uns de ces individus fichés pour les inculper – les bêtes ayant voulu dévorer la dame à terre – d’une tentative d’homicide volontaire. Dans le même temps, le Président de la République commença à procéder aux consultations d’usage en vue de remplacer la Présidente du Conseil, et il chargea le Président du Sénat de remplir cette mission exploratoire. Mais c’était sans compter sur une étrange décision de justice qui finit d’embraser la capitale : depuis janvier 2023, les environnementalistes tentaient d’organiser un référendum abrogatif de l’amendement Far West. Ils avaient péniblement fini par obtenir les signatures de plus de 500 000 électeurs et introduit leur demande en septembre 2024. Sous le regard de militants écologistes occupant la place Cavour, la Cour de cassation avait opéré les vérifications matérielles requises et constaté que les conditions étaient réunies au regard de la loi. Enfin, le 20 février 2025, le Conseil constitutionnel avait statué sur la conformité de la demande à la Constitution. À la surprise de tous, les juges suprêmes avaient cependant refusé de prononcer l’admission du référendum et le chef de la République n’avait pu décider de sa tenue par délibération en Conseil des ministres. Fondé sur l’alinéa 2 de l’article 75 de la Constitution, relatif au référendum et excluant de son domaine les lois fiscales et budgétaires, l’arrêt relevait que l’amendement Far West avait été adopté lors du vote d’une loi de finance, et qu’il ne pouvait donc pas être abrogé par la voie plébéienne. La décision était éminemment critiquable en droit. Car l’amendement contesté venait modifier la loi sur la chasse de 1992. Sauf la somme de 500 000 euros allouée pour la gestion et la régulation de la faune sauvage, mais qui n’était pas visée, les électeurs demandaient bel et bien l’abrogation d’une disposition d’une loi ordinaire. Quoi qu’il en soit, le haut Conseil avait refusé au peuple la possibilité de s’exprimer par les urnes, et des émeutes éclatèrent dans tout le pays. Au cri de « maintenant[8]», de dangereux séparatistes verts appelèrent à renverser le pouvoir en place. Quatre mois après, les troupes dissidentes avaient considérablement grossi, et on ne comptait plus le nombre de leurs exploits et manifestes sauvages. Dès lors, et dans sa grande sagesse, le magnanime Sergio Mattarella choisit d’exercer son droit de dissolution du Parlement[9]. Les contestations étaient, en effet, d’une telle ampleur que la composition du Parlement ne paraissait plus représentative de l’état de l’opinion publique. Les présidents de la Chambre des députés et du Sénat ne pouvaient en disconvenir de sorte qu’ils apposèrent leur contreseing à la décision présidentielle de dissoudre les deux chambres. Sans doute, les deux hommes s’exécutèrent-ils de mauvaise grâce, mais les sieurs Fontana et La Russa ne pouvaient contester que le vétéran Mattarella usait de son pouvoir aux fins pour lesquelles celui-ci lui avait été attribué, à savoir la résolution des crises. De toute évidence, le débat devait être porté devant le corps électoral. Et c’est ainsi qu’une décision de justice entraîna l’autodissolution du pouvoir en place, et que des élections parlementaires furent organisées de manière anticipée[10].
§10. Les membres du parti Europa Verde s’engagèrent joyeusement dans la campagne avec ce slogan : « les sangliers ne sont pas le problème, mais la solution ». Pour résoudre la difficulté du traitement des déchets dans la municipalité, en particulier, de Rome, il était proposé d’engager des sangliers. Depuis des dizaines d’années déjà, les poubelles demeuraient longtemps pleines, débordant d’immondices, et des détritus jonchaient les rues de la capitale, exhalant des odeurs nauséabondes. Avec l’arrivée des onguligrades dans la cité, le problème avait redoublé. Aussi, plutôt que de rechercher les moyens de détourner les animaux des bennes, on proposait de donner aux porcs sauvages la fonction d’éboueurs publics dont leurs homologues domestiques bénéficiaient dans les villes médiévales[11]. De même, pour en finir avec l’insuffisance des transports publics, on proposait de réemployer les animaux, en particulier les ânes, et la possibilité d’utiliser les suidés était étudiée d’autant plus sérieusement que les voies n’étaient plus encombrées de voitures et qu’il devenait possible de les réaffecter à la mobilité douce. Quant à la régulation de la population de ces derniers, il ne fallait surtout pas en confier la tâche aux chasseurs dès lors qu’ils avaient eux-mêmes importé l’espèce invasive, et se trouvaient à l’origine directe du problème. Il convenait d’en confier la tâche à leurs prédateurs naturels : « laissons faire les loups et mère-nature ; réintroduisons des meutes », suggéraient les écologistes, s’appuyant sur des études scientifiques, lesquelles attestaient que la présence des carnassiers permettait de limiter la diffusion des ongulés, et que 94 à 95 % du régime des loups de la région était constitué de sangliers. Pour éviter que ceux-ci ne continuent de détruire les cultures et les espaces verts, les politistes souhaitaient utiliser le budget de 500 000 euros, voté pour la gestion de la faune sauvage, à la recherche des modes de communication avec lesdits mammifères. Ils imaginaient dresser des barrières sonores, visuelles ou olfactives mais, dans l’attente, pensaient continuer d’ériger des clôtures autour des cultures. La politique envisagée à Saint-Oreste, était, par ailleurs, présentée comme un contre-modèle : le plan de cette commune de la province romaine visait à éliminer les aires incultes et abandonnées à proximité des zones urbaines ou intérieures à elles, puis à interrompre les sentiers le long desquels les sangliers se déplaçaient depuis et vers le centre urbain. Au seuil de la sixième extinction biologique, l’idée de détruire les corridors écologiques au prétexte que ceux-ci étaient empruntés par les sangliers paraissait des plus imbéciles aux yeux des environnementalistes, et l’on invitait inversement à en finir avec la fragmentation du territoire, et à multiplier les ouvertures, chemins et passages.
§11. À la suite d’un été caniculaire qui emporta un grand nombre de personnes âgées en même temps que la conviction des Italiens de la catastrophique réalité du changement climatique, les écologistes remportèrent les élections. Ce fut un véritable raz de marée : multipliant leurs scores par douze, les Verts obtinrent plus de 40 % des suffrages exprimés, de sorte qu’à la Chambre des députés, ils gagnèrent 350 des 630 sièges, sans qu’un second tour ait besoin d’être organisé. Le score d’Europa Verde dans la circonscription de Rome fut encore plus impressionnant, avoisinant les 54% des votants. C’est que les Romains avaient été brutalement plongés dans un climat de violence inédit et que l’immense majorité d’entre eux aspirait à ce que les chasseurs soient rapidement bannis. En outre, avec la fuite des touristes, la fin des automobiles et le retour des animaux dans la cité, certains commençaient à entrevoir quels bienfaits apporterait une sortie de la société industrielle. Ils devinaient l’immensité des défis à relever, mais ceux-ci paraissaient susceptibles de donner comme un nouveau piment et sens à leur vie. Loin des rêves technocentristes et post-humanistes, ils paraissaient prêts à réattérir[12], et semblaient gagnés par un genre inédit d’amor fati que leur procurait l’observation des vies animales libres, en particulier, des compagnies de suidés et des bandes de chiens errants.
§12. Ce furent ces naturalistes-amateurs qui, une fois les élections gagnées, commencèrent à discuter d’une révision constitutionnelle pour créer une confédération de milieux naturels et qui, à l’échelle de la cité romaine, imaginèrent accorder la citoyenneté aux suidés. Sous le nom de Caracalla#2023, ce groupe de militants expliquait que ces animaux divagants étaient les pérégrins d’aujourd’hui, et qu’il convenait de leur offrir le droit de cité romaine dès lors qu’ils habitaient la ville. En plus de renvoyer à la Constitution Antonine de 212, les environnementalistes se référaient au mouvement contemporain des droits de la nature. Ils citaient volontiers la Constitution bolivienne de 2009 reconnaissant la personnalité juridique à la terre-mère ou la déclaration du Parlement des îles Baléares du 28 février 2007 sur les grands singes. Sur la place du peuple ou peuplier, des gens se rassemblaient pour discuter cette question de la nature-sujet de droits[13]. On recensait les fleuves, les montagnes, les forêts et les marais concernés, pesait le pour et le contre, listait les objections et recherchait les contre-objections. Une citoyenne française se réclamant dangereusement des Soulèvements de la Terre fit observer que les textes adoptés d’un bout à l’autre du globe sur ces droits de la nature étaient étrangement ressemblants. Elle montra que la structure, mais aussi les règles retenues pour faire respecter les droits du fleuve Wanganui en Nouvelle-Zélande, ceux de la rivière Magpie au Québec ou bien encore ceux du fleuve Tavignanu en Corse, étaient similaires alors même, faisait-elle remarquer, que les cosmologies des maoris, des amérindiens québécois et de la collectivité corse d’habitants étaient a priori largement distinctes. Aussi regrettait-elle que cette ouverture aux droits des autres peuples ne débouche sur un phénomène de standardisation ou d’homogénéisation du droit sans apporter de réelle diversité ou richesse juridique. Certains rebondirent sur ce point en affirmant que le mouvement de personnification de la nature n’était autre qu’une nouvelle forme de colonisation des droits, et l’on rappela les origines occidentales modernes de cette proposition de donner une voix ou des représentants aux êtres de la nature.
§13. Nul ne savait plus que dire et faire quand une jeune et mince brune en tenue de sport, doctorante en philosophie de la nature et se réclamant du groupe d’artistes-marcheurs Stalker, se leva pour faire cette suggestion : et si l’Urbs consentait à se faire coloniser par la pensée totémiste ? Et si les Romains élisaient délibérément le sanglier au rang de totem, puis se réunissaient pour créer des droits d’ascendance aborigène, ne créeraient-ils un précédent original à partir duquel d’autres milieux de vie – en Italie, en Europe et ailleurs – pourraient innover ? D’autres idées jaillirent : et pourquoi pas une Constitution totémiste des perruches, plus gaies et colorées que les ongulés, et qui pourrait allier les villes de Rome, de Bruxelles et de Paris, également conquises par l’espèce invasive ? Et pourquoi pas, encore, une Constitution animiste du Tevere ? De fait, si une entité naturelle devait être célébrée, n’était-ce pas l’eau, ce bien ô combien précieux et qui viendrait bientôt à nous manquer cruellement ? Un svelte belge aux allures de lettré – foulard, sacoche et oreille percée – fit doctement remarquer de ses doigts bagués qu’une Constitution analogiste au sens descolien du terme serait plus adaptée[14]: non seulement, c’était en Italie que l’analogisme avait commencé de briller au XIVe siècle, mais la cité éternelle regorgeait encore d’œuvres et de monuments témoignant de cet âge d’or[15]. Et l’homme de donner en exemples les fresques astrologiques de Jacopo Zucchi des Palais Ruspoli et Firenze, puis celle de la chambre des muses de la Villa Médicis : dans chacun des angles du plafond, se trouvaient trois des douze signes du zodiaque, associés aux planètes, saisons et divinités, symbolisant autant de caractères ou tempéraments, ainsi qu’aux éléments de l’air, de l’eau, du feu et de la terre. Ce voisinage et cet enchaînement de figures reflétaient le système cosmologique et analogique en vigueur depuis l’Antiquité. Aussi, était-ce en ce domaine que la Renaissance avait brillé de ses derniers rayons[16].
§14. Le savant homme avait perdu l’attention des gens, mais la pétillante spontanéité avec laquelle la jeune femme avait proposé de prendre les sangliers pour totem avait, elle, marqué les esprits. Et c’est peut-être pour rendre grâce à cette joyeuse énergie que l’on fit observer que si tous et toutes discutaient présentement sur la place du peuple-peuplier, c’était, qu’on le veuille ou non, en raison des sangliers, de sorte qu’il fut décidé que, désormais, chacun-chacune s’astreindrait à devenir respectivement femmes-laies ou hommes-sangliers. Mais c’était oublier les transgenres qui crièrent immédiatement au scandale : comment pouvait-on imaginer mener une politique trans-espèce tout en sacrifiant à la division hétérocentrée des hommes et des femmes ? Où donc iels étaient-iels ? Ce fut a priori plus par souci de satisfaire la demande exprimée que par réelle conviction (car le bienfondé de la critique fut peu discuté) que le groupe de réflexion s’empressa d’inventer un tiers genre : du masculin « sanglier » et de la terminaison féminine en « ère », les « sanglières » étaient nées. Dans le même mouvement, l’assemblée choisit de rebaptiser Rome La SangLinaire, en mémoire des sangs mêlés, humain et porcin, qui avaient coulé au cours de cette révolution. L’objectif était d’élaborer une déclaration des droits des romains, humains et suidés, qui ferait néanmoins place aux multiples autres entités de la nature. Dans une perspective totémiste, on envisageait de partir du caractère des sangliers, de leurs goûts et besoins particuliers pour dessiner les droits fondamentaux des habitants de la cité. Les études des anthropologues relatives aux aborigènes étaient mobilisées ainsi que les travaux des éthologues dédiés aux suidés. Dans l’optique de réinventer des rituels et, en particulier, le carnaval de Rome, on réfléchissait à la délégation qui monterait jusqu’au Quirinal, au Palais Chigi, au Montecitorio et au Capitole pour apporter le projet de charte aux chefs de l’État et du gouvernement ainsi qu’aux députés, sénateurs et conseillers municipaux. Ce serait à la tombée de la nuit, à l’heure non plus du loup, mais de la laie, du sanglier ou de la sanglière-garou, qu’ils partiraient masqués d’une hure, avec boutoirs, grès et défenses, et déguisés d’un manteau de poils de jarre, orné de pinceaux, pinces, vrilles et gardes. C’était la première fois que l’on organisait une manifestation non pour contester, mais pour asseoir le pouvoir en place, et les participants se laissaient doucement gagner par l’ivresse des rêves : à Rome, brillait le soleil de l’avenir[17].
§15. Dans le même temps, au Parlement, on réfléchissait à la manière de mettre en œuvre le programme sur lequel les représentants italiens avaient été élus. On avait notamment promis de faire du problème porcin la solution au traitement des immondices. Mais, en pratique, comment allait-on procéder ? Fallait-il domestiquer les sangliers ou les laisser dans un état de semi-liberté ? La cité devait-elle se les approprier et les considérer comme des biens meubles attachés à la terre de Rome ? Devait-elle, plus précisément, les qualifier de meubles par nature, à l’égal des esclaves romains dans l’Antiquité, et d’immeubles par destination, tels les bœufs d’une exploitation agricole ? À l’Assemblée nationale, le bruit courait que le peuple romain travaillait simultanément à la rédaction d’une déclaration des droits humano-porcins et l’on brûlait d’en faire la lecture. Aussi, un député proposa-t-il d’anticiper sur ce texte et de reconsidérer la question de l’élimination des déchets en posant que les sangliers étaient des personnes, non des biens : de même que les humains pouvaient être employés par d’autres personnes humaines ou groupements de personnes humaines, les sangliers devaient pouvoir louer leur force de travail à des personnes physiques ou morales, en particulier, à la commune de Rome[18]. Tels les éboueurs-humains municipaux, les cochons sauvages devaient pouvoir signer un contrat de travail qui leur assurât une juste rémunération et des droits au repos ou au chômage, en plus des mouettes et des Tsiganes qui – osa un humoriste –, participaient, elles et eux aussi, au tri sélectif. Dans l’hémicycle, les critiques fusèrent, alors, de tous bords : tout d’abord, les onguligrades n’avaient pas à percevoir de salaire. Car l’ingestion d’épluchures et autres rebuts, faite à l’occasion dudit ramassage d’ordures, constituait en soi une rétribution en nature. Au fond, il suffisait de leur reconnaître un droit de glaner ou de grapiller. Prévoir des congés n’avait, ensuite, aucun sens, dès lors que les bêtes étaient arrivées en ville précisément pour ne plus avoir à fouger et travailler. En d’autres termes, les ongulés étaient, à Rome, en perpétuelles vacances, n’ayant plus à rechercher leur pitance. Un sénateur fit cependant observer que l’on raisonnait mal. D’après lui, il fallait se placer du point de vue du potentiel employeur, c’est-à-dire de la municipalité de Rome. À partir du moment où celle-ci tirerait parti de l’industrie des porcs, il conviendrait de les payer. Sans quoi il s’agirait d’un nouveau travail invisible, à côté du travail domestique, ajouta un groupe d’écoféministes. Et celui-ci d’expliquer : la dette à l’égard des femmes et de la nature était infinie. La société industrielle était assise sur leur commune exploitation, et celles-ci œuvraient dans l’ombre, sans véritable contrepartie, ni considération. Il fallait donc salarier les porcs éboueurs comme les femmes au foyer.
§16. Mais d’autres critiques se firent entendre sur les bancs : si Rome concluait des contrats de travail avec les sangliers, alors cela signifiait que les bêtes se trouveraient subordonnées à la municipalité. Car tel était le critère du contrat de travail : la subordination de l’employé à l’employeur, et sa vérité : la location de la force de travail du premier au second[19]. À l’examen, on ne sortirait pas de la pensée esclavagiste. Assujettis à un maître, les ongulés perdraient partie de leur liberté, et ces cochons sauvages seraient traités comme leurs acolytes domestiques. On pouvait craindre que les bêtes ne soient baguées et, avec, le retour du livret ouvrier sous une forme numérique. C’en serait alors fini de la liberté d’aller et de venir non plus seulement des animaux d’élevage, mais aussi d’une partie de la faune sauvage. Les défenseurs du salariat animal firent toutefois observer que des contrats à durée déterminée ne contraignaient jamais que pour un temps, et que les salariés employés à durée indéterminée demeuraient toujours libres de démissionner. Aussi, pourrait-on interpréter le départ ou la fuite d’un onguligrade hors de la ville comme un acte de démission. Du reste, on créerait un syndicat de défense des droits des sangliers qui assurerait la traduction humaine des revendications porcines[20]. De manière plus générale, on se lancerait dans la rédaction d’un code du travail animal, qui transcrirait les besoins de chacune des espèces susceptibles d’être employées en droits à respecter. Cependant, les tenants d’une société post-salariale n’en démordaient pas : il fallait rémunérer les sangliers pour leur travail, mais celui-ci devait demeurer libéral. Le statut à transposer n’était, dès lors, pas celui du salarié, mais celui de l’artisan travaillant à son propre compte et demandant rémunération pour la réalisation de prestations de service ou la production de fruits industriels. Pour faire advenir une société d’après le salariat, un représentant ajouta que d’aucuns pensaient s’inspirer du régime des intermittents du spectacle, que c’était là une option envisagée pour que des concepteurs, par exemple, de logiciels libres puissent dignement vivre de ce travail, qu’il y avait peut-être là un pont à dresser entre les multiples créateurs de biens communs[21], y compris les sangliers œuvrant pour la salubrité.
§17. « Communiers des genres humain et animal du monde entier, unissez-vous[22]! » cria alors quelqu’un au fond de la salle. Aussitôt, d’autres se levèrent et entonnèrent la troisième Internationale. Le chant ne fut toutefois pas du goût de tous, et certains réclamèrent le silence et, surtout, un peu de bon sens : comment diable osait-on assimiler les sangliers aux « damnés de la terre » ? Avait-on oublié qu’à cette heure, ils continuaient de tout détruire sur leur passage et ce, en toute liberté ? C’était bien plutôt à Rebbibia que ces délinquants avaient leur place, dans des établissements pénitentiaires où ils seraient employés, surveillés et, enfin, punis[23]. Cette voie répressive ne manqua pas de séduire un groupe de la minorité, qui proposa d’inventorier les immeubles publics vacants à Rome pour les transformer en hospices où ces animaux vagabonds seraient contraints de travailler à l’élimination de déchets. Ainsi les sangliers deviendraient des forçats, oui, des animaux d’élevage industriels, certes, mais ce ne serait que justice. Ces députés se firent naturellement insulter : « fascistes ! », leur opposa-t-on, « néo-nazis », abondèrent les animalistes, sentant un relent concentrationnaire. Puis, le calme revenu, une femme au timbre sec, grave et impérieux, lequel contrastait avec sa minceur, la délicatesse de son visage et la clarté de ses yeux, se fit entendre : l’assemblée se fourvoyait. Ce n’était ni la piste du travail gratuit, ni celle du travail salarié, non plus celle du travail libéral, encore moins celle du travail forcé, qui toutes supposaient une vision comptable du monde, qu’il convenait de suivre, mais celle de la grande libération des forces vitales, y compris porcines. Ce qu’il fallait, c’était laisser Rome en libre évolution, comme on avait pu le faire ici ou là pour des forêts. Cela signifiait s’interdire la moindre intervention, s’autoriser un seul droit de passer, et renoncer à la logique du projet. En d’autres termes, il fallait laisser l’Urbs se réensauvager, retourner, peut-être, à l’état de ruines, et attendre son éventuelle renaissance. Un long silence s’ensuivit. On sentit comme la voûte du Palais Montecitorio s’ouvrir sur l’ancienne Curia Innocenziana, puis un vent souffler : les déités romaines étaient rentrées. L’idée d’abandonner la ville aux sangliers avait incontestablement pour elle la beauté des temps sacrés. C’était l’abdication des mortels devant la puissance animale et la confiance renouvelée en la cité éternelle, qui saurait trouver en elle la manière et la force d’un jour ressusciter. Mais les parlementaires n’eurent pas le loisir de poursuivre leurs rêveries. Car les nationalistes s’étaient réveillés : « anarchiste ! », clama l’un, « déserteuse ! », assena un autre, « traître à la patrie », renchérit un troisième. La nouvelle Antigone ne se fit toutefois pas plus lapider. Car un ratiocineur – ou sage homme – intervint, qui, sentencieux, les rappela à l’ordre : « cessez donc de vous quereller. En toute hypothèse, cette proposition est irrecevable puisqu’elle est hors-sujet ». La suggestion revenait, en effet, à renoncer à l’emploi des porcs en éboueurs. Or, l’ordre du jour de l’assemblée annonçait une réflexion sur la manière d’organiser le traitement animal des ordures. On remisa donc au ciel des idées la solution de l’abandon ou de l’abdication, et on fit la synthèse des autres possibilités envisagées. Il faudrait à présent les rédiger puis les soumettre au vote, sauf à ce que se dessinent de nouvelles pistes. Pour le moment, la fatigue était grande et il fut mis fin à la séance.
§18. À la mairie, au Capitole, qui n’était pas encore devenu le chef-lieu de la cité-état de Rome, on avait déjà une bonne connaissance du dossier porcin, et on était moins enclin à se réjouir des changements en cours. Les conseillers municipaux se félicitaient du vent nouveau qui soufflait sur la cité et ils espéraient que ce souffle aurait davantage de force que le Ponentino[24]. Mais dans l’attente, la ville n’en devait pas moins continuer de vider ses poubelles, et avec l’invasion des sangliers, le problème s’était doublement accru, par la dispersion généralisée des détritus dans la rue et le fréquent renversement des bennes, d’une part, par l’accumulation des excréments des sangliers, mais aussi des chiens errants, d’autre part. Si les animaux avaient des droits, concédait-on, ils avaient aussi des devoirs et, d’abord, celui de respecter le droit à la vie et à la santé de leurs pairs humains. Ramasser toutes ces déjections avait un coût, et il fallait éviter que les matières fécales ne se décomposent à l’air libre ou ne se déversent n’importe où. Aussi, craignait-on pour la qualité de l’eau des fontaines de Rome, du Tevere, de l’Aniene, et même de la mer Tyrrhénienne. Par ailleurs, les accidents liés aux canidés et ongulés divagants n’étaient pas moins nombreux, les humains n’ayant pas encore trouvé les moyens de bien communiquer avec eux. Cependant, un soir, au proche théâtre Argentina, un professeur d’histoire médiévale donna une conférence dans laquelle il expliqua qu’au Moyen-Âge les villes étaient également habitées, et les églises fréquentées, par les animaux. La cohabitation n’était pas toujours facile, et il arrivait que les bêtes causent des dommages à leurs frères et sœurs humaines. Des cochons avaient ainsi pu tuer des enfants. En certains cas, des procès avaient été organisés et des porcs régulièrement jugés[25]. Certains d’entre eux avaient fini sur l’échafaud public, mais après que leur avocat eut plaidé leur cause. Or, à l’époque contemporaine, on avait donné aux chasseurs la possibilité de tuer les ongulés sans autre forme de procès. Dans la salle, un auditeur intervint : sans doute, s’était-on montré d’une sauvagerie sans précédent sous l’ère mélonienne. Mais renouer avec la pratique des procès des animaux ne résoudrait rien : si l’assignation en justice des cochons sauvages devait se solder par leur exécution sur la place publique, on donnerait encore le spectacle de la violence et ne réaliserait en rien cet objectif de les accueillir en ville. Le professeur en convint, mais il expliqua que les décisions de justice variaient dans leur dispositif, et que les juges avaient pu condamner des bêtes à déménager et occuper des espaces dédiés. En particulier, des sauterelles ayant dévasté des cultures avaient pu être condamnées à intégrer des terrains et bâtiments spécialement acquis pour elles[26]. Dans le public, on s’échangea alors les noms de lieux propices à l’épanouissement de la vie porcine. Certains proposèrent d’exproprier la famille Torlonia de sa Villa Albani. Il y avait là, en plein centre ville, huit hectares de magnifiques jardins, au charme désuet et jusqu’alors infréquentés, qui pourraient être opportunément réquisitionnés, puis occupés par plusieurs familles de sangliers. D’autres pensèrent à l’ex-hippodrome Tor di Valle, dans le sud-ouest de Rome, qui pourrait être aisément réaménagé pour les ongulés. D’aucuns objectèrent que, peut-être, les suidés ne s’y trouveraient pas bien, car le lieu demeurerait situé en périphérie de la zoo-cité, et les poubelles pourraient être difficiles d’accès. Le Forum romano, avec le Colisée, le cirque Maxime et les termes de Caracalla furent aussi nommés, mais concéder les ruines antiques à des onguligrades n’était pas les offrir à de doux moutons, et nul n’avait assez confiance en eux pour prendre soin des sites, et s’interdire d’y retourner la terre.
§19. La conférence terminée, les gens conversèrent encore longtemps dans la rue. Ils s’attaquaient désormais à cette difficulté de dialoguer avec les sangliers pour les inviter à prendre possession des terres susceptibles de leur être allouées. Parce que l’historien avait précisé que les jugements des insectes dévastateurs étaient rendus par des tribunaux ecclésiastiques, les Romains pensaient solliciter le proche Vatican. C’était là une riche idée car le pape actuel saurait s’adresser aux cochons, et même leur faire un sermon. Peut-être même, un grand prêche pourrait-il être organisé, en Ombrie, à l’Église supérieure de la basilique Saint-François d’Assise où serait faite la lecture de l’encyclique Laudato Si[27]. Il y avait d’importantes compagnies de porcs là-haut, qui auraient sans doute conservé la mémoire du saint-patron des animaux, et seraient toutes ouïes. C’est ainsi qu’au lendemain matin, le bruit courait dans les couloirs de la mairie qu’un grand procès des sangliers pourrait être organisé pour leur demander réparation des préjudices causés aux humains. Les employés municipaux doutaient, toutefois, des pouvoirs diplomatiques du saint Père, et certains affirmaient qu’il valait mieux partir dans le Frioul à la recherche de quelques sorcier ou sorcière qui saurait entrer en communication avec les esprits porcins[28]. Une stagiaire versée en ethnologie s’interrogea sur la cohérence générale du projet : le chamanisme était propre aux ontologies animistes quand le peuple romain voulait une constitution totémiste ; toutefois, des hybridations de ces manières de vivre pouvaient se rencontrer. Par exemple, au Brésil, les Bororos avaient pour totem des perroquets, les araras, et leurs chamanes se transformaient en jaguars. Il était donc permis d’imaginer que Rome devienne un état-cité totem-animiste[29].
§20. Il fut toutefois brutalement mis un terme à ces élucubrations. Car des avocats et leurs syndicats avaient fini de gravir les escaliers Cordonata et arrivaient sur la place du Capitole. Spécialistes en droit des assurances, ils avaient fait des sangliers et des accidents causés par leurs collisions avec des voitures, motards, cyclistes ou piétons leur fonds de commerce. C’est que les sangliers n’étaient pas jusqu’ici dotés de la personnalité juridique, de sorte que leurs victimes ne pouvaient pas se retourner contre eux. Parce qu’ils étaient des animaux sauvages, les suidés n’avaient pas non plus de maître et propriétaire qui puisse répondre d’eux, et parce qu’ils n’appartenaient pas à une espèce protégée, il n’était pas davantage possible de se retourner contre les autorités responsables de la faune sauvage protégée. Aussi, les humains n’avaient-ils d’autre issue que de se retourner contre les collectivités en charge de la gestion des ongulés : commune, métropole, région. Et les avocats tentaient de faire jouer les assurances des accidentés. Avec les changements législatifs et règlementaires qui s’annonçaient, les conseils craignaient de perdre leur gagne-pain. Directement intéressés à la cause, ce furent, donc, eux qui adoptèrent une démarche pragmatique et firent des propositions concrètes. Ils militèrent en faveur de la création d’un fonds-sangliers qui soit habilité à recevoir des biens, principalement les subsides issus du labeur des ongulés, en même temps qu’à payer des dettes, en particulier, celles accumulées lors des accidents routiers. Plutôt que de condamner les suidés à mort – ce qui n’aiderait en rien – ou de leur allouer des terrains – qu’ils pourraient dédaigner –, il fallait les condamner à des dommages et intérêts. Ainsi les revenus tirés de leur travail permettraient-ils aux sangliers de réparer, par équivalent monétaire, les torts causés. Il serait établi une manière de banque de compensation. Et les avocats proposaient leurs services pour assurer l’intendance de ce nouveau temple, dont ils connaissaient déjà – arguaient-ils – les dossiers.
§21. Restait une difficulté à laquelle les parlementaires n’avaient pas encore répondu : d’où viendrait l’argent employé par la cité de Rome pour rémunérer les bestiaux ? À cette question, les conseils juridiques avaient aussi la réponse : c’était aux chasseurs de payer ! L’Urbs devait se retourner contre les associations de chasseurs et agir en justice contre eux. Car c’étaient eux les responsables de la malédiction porcine, eux qui avaient importé les sangliers en parfaite connaissance de cause, sachant combien cette espèce était prolifique, et à raison même de son fabuleux taux de reproduction. Il était donc légitime de réclamer des comptes aux chasseurs. Avec la somme obtenue en justice, on pourrait commencer à approvisionner le fonds-sangliers et payer les suidés. Du haut du Capitole s’élevèrent alors des cris : les plus enthousiastes et enflammés se disaient prêts à affronter le terrible lobby des armes et de la chasse, jadis flatté par le gouvernement mélonien. Les plus circonspects et réfléchis relevaient que la justice demeurait lente, que le peuple romain ne pouvait attendre une incertaine victoire judiciaire, et qu’il faudrait simultanément lancer un appel de fonds. Les plus vengeurs et sanguinaires répétaient que la justice ne serait faite avant que les amateurs de gibiers ne soient jetés depuis la roche Tarpéienne, puis dévorés, en bas, par leurs proies. Sans doute, la plaisanterie n’était-elle pas de bon goût. Car, dès ce moment, de petits groupes d’humains envisagèrent de partir. Fatigués de tant d’agitations, les fuyards – comme les Romains les dénommèrent alors –, les fugueurs, les fugitifs ou les furtifs[30] – comme ils s’appelèrent entre eux – pensaient se retirer les uns en hautes-mers, les autres en hautes-montagnes, i.e. là où il n’y aurait plus à craindre de croiser le moindre ongulé, mais à redouter autant qu’à espérer une rencontre fortuite avec un fauve.
§22. Quelques années avaient passé depuis que des excursionnistes s’étaient réfugiés dans le parc national de la Majella. Depuis le mont Amaro, où ils avaient eu tout le loisir d’admirer les discrets ours marsicains, les randonneurs s’interrogeaient sur la possibilité de migrer vers le tout récent État vénitien pour gagner ensuite les Dolomites. La question qu’ils se posaient était celle du droit de pérégriner, soit du droit de se déplacer d’un lieu à un autre ou, plus exactement, d’un milieu à l’autre. En effet, la situation géopolitique avait changé : l’expérience de Rome sanglinaire avait essaimé et une confédération de milieux naturels se formait peu à peu. Si l’Urbs, caractérisée par l’alternance de pans de campagnes et de zones artificialisées, était initialement apparue comme un modèle de cité-nature, le lieu par excellence à partir duquel penser un droit de la nature, d’autres villes s’étaient à leur tour présentées comme des archétypes de cités-montagne, -littoral ou -forêt. En particulier, Venise et ses lagunes s’étaient constituées en un nouvel État-cité, après qu’un grand rejet du tourisme de masse fut venu de Mestre, et qu’un projet d’économie frugale eut été présenté par les prud’homies de pêche. Le prix de l’immobilier avait brutalement chuté et les îles étaient réhabitées. Tandis que les trafics maritime et aérien étaient quasi stoppés, une partie des routes se trouvait désormais interdite aux voitures, motocycles et camions, y compris sur la terre ferme. Des pourparlers étaient engagés avec les villes, villages et lieux-dits voisins pour fermer les grands axes aux automobiles et recréer des tramways et lignes de train, ou les redonner aux marcheurs, cyclistes et cavaliers. Outre le choix des moyens de locomotion, on discutait du renforcement des droits de péage : extrêmement pratiques pour juguler le tourisme, ils demeuraient une source de discrimination des plus pauvres. En toute hypothèse, la transition écologique suivait son cours, l’état du droit, en particulier, de passer n’était pas définitivement arrêté, et de multiples nouveaux itinéraires à pied, cheval ou vélo se dessinaient. Comme avant la seconde guerre mondiale, tout un chacun était redevenu libre de traverser l’Italie et ses frontières, sans avoir à montrer ses papiers. Y compris entre Vintimille et Menton, on ne craignait plus de voir des douaniers ou leurs émissaires prendre la liberté de donner des coups de bottes dans les portes des trains pour en sortir les noirs de peau – migrants illégaux ou présumés tels –, et les en expulser. Le devenir-sanglier, -laie ou -sanglière romain, puis les devenirs-végétal, -eau ou -minéral des différents milieux de la confédération italienne rebattaient le jeu des cartes d’identité, et, même en France, le délit de faciès ne pouvait plus être commis en toute impunité. Reconnu par la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 à son article 13[31], le droit au voyage était, enfin, respecté.