Récit

Où es-tu ?

Écrivain

Sous-titré « Voyage à Val-de-Fontenay », ce récit de l’écrivain et homme de théâtre Matthieu Mével est né d’une résidence artistique, elle-même dans le cadre d’une mission urbanistique autour de ce quartier de Fontenay-sous-Bois. La question du lieu, celui où l’on habite, travaille, se « situe », inclut celle de l’attachement à ce lieu. Faut-il toujours savoir d’où et où l’on est ?

En octobre, le ciel est une merveille à Rome. Depuis quelques mois, une idée ne me quitte plus. Je voudrais vivre comme un nomade, changer de ville au gré de mes humeurs, me déplacer avec les saisons. J’ai pris une décision importante ce matin : chaque mois d’octobre, je reviendrai à Rome pour voir le ciel. Les Italiens ont donné un nom à cette quinzaine de jours bleus comme des yeux : le ottobrate. Le bleu est d’une pureté immense et électrique. Le ciel blanchâtre de l’été s’en est allé, les premiers vents d’automne nettoient le ciel. Rome se remet au travail avec la flemme d’un vieil aristocrate ruiné. On retrouvera ce bleu de peinture avec le printemps. Demain, j’irai profiter une dernière fois de la mer à Ostia. Je viens de poser une grande feuille A4 au milieu de la table de ma cuisine-salon, c’est une vue aérienne de l’est de la commune de Fontenay-sous-Bois. Ce qui saute aux yeux, c’est que le site, photographié depuis le ciel, est découpé par une voie ferrée et une autoroute, comme une blessure. Je note également un tracé rouge en pointillé, on dirait des points de suture. C’est le périmètre de la concession : la ville a dessiné un territoire sur lequel elle voudrait agir. Sur le bord de la feuille, en rouge : « un pôle majeur de l’Est parisien, 300 000 m2 de bureaux existants, 600 000 m2 programmés d’ici 2030 dans le cadre de la concession Val-de-Fontenay/Alouettes[1]. »

 

 

Située à 3 km à l’est de Paris, Fontenay tient son nom de ses sources, qui ont toutes disparu au cours du XXe siècle avec l’urbanisation. Sa proximité avec le bois de Vincennes lui donna sa particule pour qu’elle se démarque des communes homonymes. La ville culmine à 111 mètres. Elle est divisée par une ligne de crête, qui départage les bassins de la Seine et de la Marne. Une pente descend du côté du bois et l’autre vers la gare du Val. Le bois, le plateau, le village, le val, ce sont les mots qui portent la trace de l’histoire de Fontenay, où la vie dans les villas qui jouxtent Vincennes n’a pas grand chose à voir avec celle dans les tours des Larris. En haut de la butte se dresse la seule tour qui dépasse vingt étages, elle porte étrangement le nom du leader du « style à la française » : La Redoute. Elle regarde de haut le quartier des Alouettes qui était occupé au XIXe siècle par une prairie humide, avec ses prés et ses pâtures. En 1960, la plaine de cultures fruitières est déclarée « zone à urbaniser en priorité » par l’État, et la ville perd lentement, dans les années 1970, ses dernières terres agricoles. J’ai grandi dans une petite ville maraîchère de la banlieue ouest. Au lycée, les copains disaient pour se moquer gentiment : « Montesson les salades ». Je voudrais raconter cette banlieue qui s’est remplie comme un verre d’eau. Quand la terre est remplacée par de l’habitat, du commerce, des bureaux. Née de l’expansion urbaine des années 1970/80, Val-de-Fontenay est implantée sur la partie basse de la ville, où l’on cultivait la « Belle de Fontenay », une pomme de terre. En 1982, dans le film La Boum 2, les deux amoureux prennent le bus 118 porte de Vincennes, et se retrouvent, bien malgré eux, dans la zone d’activités de Val-de-Fontenay. C’est un peu mon histoire, sans Sophie Marceau. J’ai pris le RER et je suis arrivé à bon port. Qu’est-ce que je fais là ? Val-de-Fontenay est désormais le pôle tertiaire le plus important de l’Est parisien.

 

 

Le périmètre de la concession fait des zigzags autour de sa capitale fantôme : la gare. C’est l’une des plus fréquentées de la région Île-de-France. Située sur deux niveaux, elle est desservie par la ligne A du RER en souterrain, et par la ligne E en surface. Elle a ouvert en 1977 pour desservir la ZUP. La fréquentation a atteint 16 922 056 voyageurs en 2017, chiffre qui devrait encore augmenter avec les lignes 1 et 15 du métro, ou le prolongement du tramway T1. La ligne RER / A86 coupe la concession en deux. À l’ouest, un quartier d’affaires a vu le jour dans les années 1980 autour de l’hypermarché Auchan, à l’est, les gigantesques hangars du Péripôle côtoient Les Dunes où la Société Générale a mis les employés de son back-office. On trouve aussi un tissu déchiré de PME, ainsi que quelques rares pavillons isolés, comme des liliputiens au milieu d’une bataille de géants.

C’est une journée bleue et fraîche du mois de septembre. L’été s’éloigne du bassin parisien en traînassant comme un dimanche. J’arrive à la gare du Val-de-Fontenay et je grimpe sur une passerelle pour accéder de l’autre côté. En bas, le quai ressemble à un nœud dans les cheveux d’un enfant : les voies du RER E précèdent l’A86 dans un imbroglio de voies ferrées et routières, au loin quelques tours s’élèvent dans le ciel. Avenue du Val-de-Fontenay, mon premier constat est sans appel : il n’y a pas plus de bois à Fontenay que de bruyères à Bécon. Quelques vendeurs de maïs se trouvent devant la gare, le panneau des informations de la mairie indique des Cours de danse indienne Bollywood à partir de 7 ans. Au milieu des immeubles du quartier d’affaires, je songe à cette phrase d’Eric Rohmer : « je suis contre la peine de mort, sauf pour les architectes. » J’écris une carte postale à mes filles pour leur dire que je suis arrivé.

 

 

Mes chères filles,

Val-de-Fontenay est peuplée de tortues géantes. C’est la saison des vents, l’océan est crépu comme mer qui moutonne. Je suis sur un bout de jungle luxuriante qui sort de l’eau comme de la lave transformée en granit. Mon hôtel Mercure est perché sur une colline qui donne sur l’anse de Consolation. Ici, les oiseaux chantent à toute heure. De ma fenêtre, je regarde les roches de granit oubliées comme des ballons sur la plage. Le vent souffle dans les bougainvilliers, un crachin breton s’est posé hier sur ce coin de paradis.

 

 

 

Dans le Mercure Paris Val-de-Fontenay, où j’ai réservé une chambre standard, des hommes d’affaires sont attablés au bar, surnommé, un peu exagérément à mon goût, la rhumerie. Des écrans diffusent une partie de tennis, la musique est omniprésente. On a retrouvé dans les notes de George Orwell, pour un livre qui ne vit jamais le jour, les indications suivantes : 1/ On n’y est jamais seul. 2/ La musique est omniprésente. 3/ La température est réglée artificiellement. C’est une jolie définition de l’atmosphère qui règne au Mercure, où la chambre standard est à 140 €, et la privilège à 160 €. Au-dessus d’un petit groupe d’hommes, plongés dans une discussion sérieuse, quelques livres sont posés négligemment sur des cageots de bois. « Toutes les infos reviennent à moi… J’en ai parlé à X… et il en parlé à Y… et Y était au courant… Faut qu’on y aille doucement… On a lancé l’appel d’offre… Tous les documents sont pas passés par la passerelle… Il m’a dit : vous savez Monsieur, c’est un appel d’offre public, mais il m’a rappelé dans l’après-midi (ils rient)… Y a plus d’un million d’honoraires à pomper avec l’architecte… » Lorsqu’ils me dévisagent, en baissant la voix, je cesse sur-le-champ de recopier ce qu’ils se racontent dans mon cahier, comme si je risquais moi-même la prison. La serveuse ne doit pas être française, car elle dit « avec plaisir » à tout ce que je lui demande. Elle a un léger accent. Elle m’apporte l’addition sur un vieux J’aime lire de 2011 dont le titre est : Thierry contre les kidnappeurs. Comment sait-elle que j’aime lire ? Je quitte la rhumerie pour aller déambuler dans le quartier d’affaires. Un jeune noir, qui porte une veste du PSG, cherche un établissement pour une demande d’asile : « je ne suis pas d’ici », lui dis-je bêtement. C’est l’heure de déjeuner : des costumes sombres et des chemises claires vont et viennent.

Je me suis promené pendant tout le mois de septembre dans le périmètre de la concession, la gare orange, le Auchan, les Alouettes… Je connais désormais le quartier comme si j’y avais grandi. Mes yeux se sont posés sur les bandes violettes clignotantes du comptoir du Petit Duc qui rappellent subtilement les fenêtres en aluminium du Mercure. La gare est orange, le Petit duc est violet, Fontenay aime les couleurs. Au bout du sentier du Noyer Baril, un panneau indique Le Perreux. Quand on passe sous la voie ferrée (et l’autoroute) par le petit tunnel qui relie le Val aux Alouettes, on entre dans la partie la plus abandonnée de la commune. La Société Générale a sans doute apporté beaucoup d’argent à la ville, mais elle a aussi privatisé une partie de l’espace public. On ne peut pas circuler à l’intérieur de ces trois gros vaisseaux, l’espace est fermé par des grilles, comme un trou dans la ville. Derrière les dunes, je m’arrête pour regarder un vrai trou. À vingt mètres de profondeur, des grues jaunes s’agitent au-dessus des hommes, qui portent des casques bleus et blancs. C’est dans ce trou énorme que se posent les fondations d’un bâtiment en construction. Pour l’instant, du ciment consolide le trou sur les côtés avec de gigantesques rondins pour tenir les parois, une pelleteuse creuse la terre, les hommes déplacent des grilles, des tubes, des machines. On dirait des fouilles archéologiques.

 

 

Mes chères filles,

Val-de-Fontenay est une verte prairie qui se jette dans la mer comme une cascade de montagne. Cette terre volcanique est le plus beau paysage que j’ai jamais vu de ma vie. Dans des déserts verdoyants, des familles de moutons tondent l’herbe qui s’échappent de la roche noire des volcans et des lacs ; les chutes d’eau qui tombent des montagnes donnent ce vert à des paysages gorgés d’eau. Ici, les sentiers se perdent dans le brouillard près des cimes, et des torrents d’eau sortent de la terre comme du feu.

 

 

J’ai donné rendez-vous à Soumaya dans un bar à côté du polygone orange, qui sera bientôt l’une des gares les plus importantes du Grand Paris. Elle porte de grandes lunettes rectangulaires et une veste en jean, je remarque que ses chaussures en toile sont sans lacets.

— Tu es étudiante ?

— J’ai fait des études de design aux Beaux-Arts de Valenciennes. Je l’ai dit au maire. Monsieur, si y a du boulot ici…

— Tu vis où ?

— J’habite au Larris, les tours avec des bandes jaunes. C’est un super beau quartier urbanistiquement.

— C’est-à-dire ?

— Sa dimension sculpturale, le rapport des formes, des couleurs, des matières.

— Comment c’est les Larris ?

— Plastiquement, j’aime bien. Y a 6 tours, et 500 personnes par habitat, en tout, y a 8 000 habitants, c’est la taille d’une ville moyenne.

— Tu savais que la mairie avait essayé d’en empêcher la construction dans les années 1960 ?

— Tout le monde voulait les détruire. Moi, j’aime vivre en hauteur. On est au deuxième. Avant on était au quinzième, mais ma mère s’est rendue compte que l’échelle des pompiers pouvait pas arriver et on a déménagé plus bas. Regarde c’est beau (elle me montre une photo de la dalle et des tours). C’est la vue de mon lit. Moi j’aime bien ! C’était le top dans les années 70 !

— T’as quel âge ? T’as grandi à Fontenay ?

— J’ai 25 ans. J’ai toujours vécu là, sauf les 4 ans où je suis partie à Valenciennes. J’ai fait mon diplôme national d’art plastique sur les Larris.

— Pourquoi ce quartier t’intéresse tant ?

— Parce que j’y ai grandi. Je suis partie, parce que je le supportais plus. J’avais aussi envie de comprendre l’attachement complexe que j’ai avec ce lieu en le prenant comme sujet de travail.

— Il est comment cet attachement ?

— C’est un peu l’amour vache.

— Moi, j’ai plus de lieux d’attaches. Ni la ville où j’ai grandi, ni une maison à la campagne… Je m’intéresse à cette question de savoir d’où l’on vient… Tu es revenue ici après tes études…

— Oui, si j’avais été seule, j’aurais pris un studio à moi, plus petit. Quand je regarde les prix de l’immobilier, le seul quartier qui peut m’aller à Fontenay, c’est Val-de-Fontenay. Avec les futures lignes de métro, ça sera encore plus pratique. Mais je pense que ça va encore déplacer la population en périphérie et les prix vont augmenter. Je ne pense pas pouvoir acheter ici avant que ça augmente trop, donc je devrai quitter Fontenay… Un trois pièces, c’est déjà 200 000 euros dans mon quartier où ça pue la poubelle. C’est bête, car j’aimerais bien m’installer ici…

— Tu as fait une école de design. Comment tu définirais le bar où on est ?

— On dirait une aire d’autoroute. Tu as lu Non-lieux de Marc Augé ? Ça parle de ça, c’est pour les gens qui viennent bosser, qui passent. Tout est en bois recomposé avec un plaquage.

— C’est quoi ?

— Du plastique, du faux bois. On est un peu dans un décor. C’est pas des lieux où y a de la vie. Les gens, ils passent sans créer un lien social, un attachement particulier.

— Tu rentres à pied le soir ?

— Quand je suis obligée, j’appelle ma sœur au téléphone. Quand je rentre tard, je mets pas de jupe…

— Tu as été ennuyée ?

— Oui, 5 ou 6 fois. Depuis que j’ai 19 ans, ça a suffi pour que je me méfie. Quand je prends le premier RER pour aller à Lille, le matin on voit des gens bizarres. Après c’est pas l’insécurité !

— Quand vous sortez avec ta sœur, vous allez où ?

— On va sur la dalle des Larris, on marche vers l’école Henri-Vallon, le parc Anne-Franck. Quand j’étais adolescente, le seul endroit où j’avais le droit de sortir, c’était le centre commercial Auchan.

— Vous y faisiez quoi ?

— On faisait les magasins avec notre argent de poche, on buvait un coca au Macdo. Le dimanche matin, je vais encore à Auchan. Et mes courses bio, je les fais en ligne. Ça arrive au Point Relais derrière chez moi.

— Qu’est-ce que tu dirais de Val-de-Fontenay ?

— Y a pas de lieux où se rencontrer ici. C’est fait pour les gens qui se croisent au boulot. Dans le centre commercial, y a le restaurant chinois, le Macdo. Y a pas d’histoire. C’est pour les gens qui n’ont pas d’histoire. Pour les gens qui vivent ici, on s’emmerde un peu quand même.

— T’aimes quoi ici ?

— J’aime les couleurs incongrues comme la gare orange. C’est un peu Las Vegas.

— C’était comment de grandir aux Larris ?

— C’était sympa quand toute la famille vivait là, dans la même tour. On pratiquait vraiment les couloirs. Tu vois ce que Le Corbusier appelle des rues intérieures ?

— Non.

— Ma grand-mère, elle mettait sa chaise dans le couloir pour nous surveiller. On utilisait les couloirs. Maintenant, je connais plus mes voisins. Quand j’étais petite, je passais beaucoup de temps avec ma grand-mère sur la dalle. Je cueillais des amandes aux arbres… C’était un jardin. Habiter ici, c’est devenu une transition. Les gens changent souvent. Ils ont moins d’attachement, moins de respect, moins…

— Et pourquoi tu restes là ?

— C’est agréable à vivre. Y a des espaces verts. Pour une banlieue, y a pire. J’aimerais pas vivre dans le 77, dans les champs, et mettre deux heures pour aller bosser.

 

 

Mes chères filles,

Au-delà de la montagne de coraux, je suis sur la pointe des pieds, l’océan est sombre. Ma chambre est posée au milieu de la vallée sur des pilotis. Dans mon lit qui fait face à la mer, j’entends les murmures du vent qui essaie de se frayer un chemin par la baie vitrée. La gare est agrippée sur le dos d’un volcan enfoui dans l’océan. Saviez-vous que les coraux sont des animaux ? Ils se regroupent en cercles autour d’un volcan, qui s’est enfoncé dans l’eau au cours des siècles, pour donner naissance à ces îles plates comme des galettes bretonnes. Au-delà des dunes, j’ai vu une raie manta plus majestueuse qu’une soucoupe volante.

 

 

L’ancien maire est arrivé à Fontenay parce qu’il n’était pas bon élève, il est venu vivre chez une amie de son père, avant de prendre des décisions urbaines pour la ville pendant une quarantaine d’années.

— Quelle est l’histoire du Val-de-Fontenay ?

— Le grand ensemble (la ZUP) n’a pas été décidé par la ville, mais par l’État, suite à l’appel de l’abbé Pierre en 1954. Le programme prévoyait une architecture de tours et de dalles, un peu dans le style Le Corbusier. Je conteste pas tout. Les nouveaux logements étaient grands, salubres…

— C’était à l’époque de votre prédécesseur, qui s’était fait élire en 1965 sur la défense de la petite propriété contre la ZUP…

— Les tours de La Redoute et des Larris étaient déjà lancées. On pouvait rien faire. On s’est battus pour que le RER A soit souterrain. Le projet initial coupait la ville en deux, ça a été une bataille très importante… On a créé un service d’urbanisme municipal pour être un contre-pouvoir de l’État. On a fait appel à des jeunes architectes comme Zublena, qui a construit pas mal de logements dans la ZUP, en baissant la hauteur, en créant des rues…

— Quelles ont été les plus importantes décisions de politique urbaine ?

— 1/ On a repris l’entretien des espaces verts qui dépendaient des locataires pour en faire des espaces publics gérés par la ville. 2/ On a fait de la ville basée sur une architecture plus variée, avec des maisons-terrasses. 3/ On a refait des rues, pour faire disparaître l’architecture de dalles, qui était à la mode.

— De quand date l’installation du quartier d’affaires ?

— On souhaitait limiter le nombre de logements pour rester en dessous de 60 000 habitants, donc il fallait trouver des moyens de combler la perte économique. C’est là qu’est venue l’idée d’installer des entreprises. Y a eu des débats chez les cocos. C’était du tertiaire et du commerce, pas des entreprises productrices de biens. On était en conflit avec Georges Marchais qui nous disait : « vous vendez la ville au capital ».

— Vous étiez de quel côté ?

— Du côté des bureaux. Ça a bien marché. Et Val-de-Fontenay, entre 1980 et 2000, est devenue la rente économique la plus importante de l’Est parisien… La patinoire et la piscine ont été financées avec l’implantation du groupe Auchan. Même si au niveau de l’urbanisme, c’est tartignole… Maintenant, il va falloir trouver une solution au coût du foncier si on veut que les gens puissent rester vivre ici… Moi j’appartiens à une génération où la propriété, on en avait rien à foutre, on était contre d’une certaine façon. D’ailleurs, j’ai jamais été propriétaire…

 

 

J’ai aimé parler pendant des heures avec l’ancien maire, qui avait l’âge de mon père. On est au mois de décembre et Val-de-Fontenay a changé de robe. Il neige de gros flocons mouillés. J’ai été acheter deux cahiers Clairefontaine à Auchan. J’en voulais un, mais ils se vendent par deux, et c’est le même prix. Je mange des penne au bar de la gare. Derrière moi des employés de la RATP prononcent une phrase que l’on pourrait tous méditer une vie entière : « je ne suis pas à la bonne place. » Les derniers employés ont quitté le bar. Les bus défilent le long de la baie vitrée. Ils font le tour du polygone qui est leur point de départ et leur point d’arrivée. Au loin, les bureaux se dressent avec leurs menuiseries violettes en aluminium. J’attends un promoteur qui préférera que je ne révèle pas son nom. Il vit dans le VIIe où il est locataire. À Paris, on demande : qu’est-ce que tu fais ? À Rome : où tu vis ? Ce sont deux façons de situer quelqu’un. Le projet du promoteur s’appelle Wood Park. « Ce sera un lieu de vie pour 82 familles », me dit-il. Je songe à toutes ces familles qui vont venir vivre en forêt à Fontenay-sous-Bois. Félix est arrivé à Fontenay en 1936 à 16 ans, un peu comme l’ancien maire. Il faut bien vivre quelque part. C’est un émigré juif polonais. Dans trois mois, il aura à 100 ans. Sa sœur était malade. Ils vivaient dans le XXe dans un taudis insalubre et ses parents ont trouvé un viager qui était dans leurs moyens. Ils avaient fui la Pologne, parce qu’ils étaient juifs. Il ne sort plus guère de chez lui désormais. « Quand vous sortiez à droite, c’était presque la campagne, y avait deux maisons, et 9 000 m2 de poiriers, ça s’appelait La Plaine, des petites maisons de bric et de broc, que les gens avaient construits eux-mêmes. Puis un bout de terre se vend à un promoteur, il construit une petite résidence. En face, c’était un terrain vague, ils ont construit dessus. Tôt ou tard, les promoteurs offrent un prix que personne ne peut refuser. » J’ai demandé à Félix s’il avait utilisé l’A86 : « j’ai presque 100 ans. Je ne sais pas si on vous l’a dit. Je l’ai pris une ou deux fois, il y a 12 ou 13 ans. C’est pas mon coin favori. » Son pavillon est divisé en deux, en dessous, il loge une femme du Cap-Vert. Elle lui fait les courses et les repas en échange du logement.

 

 

Je connais désormais Fontenay comme on connaît un cousin germain, qui aurait fait d’autres choix de vie. J’ai toujours aimé ceux qui cherchent leur place dans une forme d’inquiétude. Parfois, je me laisse tomber dans un grand trou imaginaire. Je cherche en écrivant à marcher dans ma propre vie. Je suis resté dans la chambre de mon hôtel Mercure ce matin. J’ai fait des rêves insensés, j’essaie de les écrire pour les fixer. Enfant, je faisais souvent le même rêve. Je tombais dans l’immensité tandis que ma mère criait. Je n’ai jamais bien compris si elle s’inquiétait de ma chute, ou si elle me reprochait ma maladresse. Mais je me souviens d’autre chose : je m’éveillais parfois la nuit sans savoir où j’étais. C’était une sorte de trou de mémoire. Je savais être éveillé, mais je ne pouvais pas me repérer dans l’espace. Dans un état de semi-sommeil, je longeais les murs de ma chambre en touchant les meubles, j’avançais à tâtons jusqu’à ce que mes mains puissent me fournir une explication. La raison m’était aussi inutile qu’un jouet dans un grenier, le noir était total. Mes mains cherchaient dans le noir quelque chose qui puisse me raccrocher à la réalité. Je viens d’écrire à un ami : « où es-tu ? C’est une parole de l’Évangile non ? J’écris sur Val-de-Fontenay, je voudrais appeler mon texte : où es-tu ? » Il m’a répondu : « c’est dans la Genèse. Dieu dit ça à Adam. En lui demandant “où es-tu ?” il veut dire : où en es-tu avec la vérité ? Es-tu dans la demeure de la vérité ? »


[1] En 2019, Marne-au-Bois SPL, aménageur public en charge de redévelopper le quartier de Val-de-Fontenay à Fontenay-sous-Bois, a confié une « Mission de maîtrise d’œuvre urbaine pour une approche urbaine innovante, partenariale et intégrée de l’opération Val-de-Fontenay Alouettes » à un groupement conduit par l’agence d’architecture et d’urbaniste AWP. Dans le cadre de cette mission de maîtrise d’œuvre urbaine, Marc et Matthias Armengaud, co-fondateurs de l’agence AWP, m’ont accueilli en résidence artistique en même temps qu’un musicien, Rob Mazurek.

 

Matthieu Mével

Écrivain

Rayonnages

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Notes

[1] En 2019, Marne-au-Bois SPL, aménageur public en charge de redévelopper le quartier de Val-de-Fontenay à Fontenay-sous-Bois, a confié une « Mission de maîtrise d’œuvre urbaine pour une approche urbaine innovante, partenariale et intégrée de l’opération Val-de-Fontenay Alouettes » à un groupement conduit par l’agence d’architecture et d’urbaniste AWP. Dans le cadre de cette mission de maîtrise d’œuvre urbaine, Marc et Matthias Armengaud, co-fondateurs de l’agence AWP, m’ont accueilli en résidence artistique en même temps qu’un musicien, Rob Mazurek.