Nouvelle

Bouche d’enfer

Écrivain

Bahia, 1694. Son âpreté, sa chaleur, ses esclaves, son alcool de canne, et ses jésuites. Deux d’entre eux sèchent les mâtines pour regarder partir, lors de son exil forcé, leur idole : le poète pornographique et satirique Gregório de Matos e Guerra dit « Bouche d’enfer », figure véritable de la littérature du Brésil colonial. C’est là qu’Arthur Larrue nous invite aujourd’hui. Un poète est-il un « dieu par accident » ?

I

L’hiver 1694, à Bahia, était irrespirable. Dans l’enceinte de la ville fortifiée, l’air chaud, sitôt inspiré, vous asséchait la gorge et la langue. Il vous donnait l’impression de boire du sable. La nuit entière, les deux jésuites s’étaient saoulés ensemble, en amis et en secret. Au petit matin, en suivant les ombres des jacarandas, des corderies longitudinales, des raffineries de sucre et des églises, ils se dirigeaient vers la plage pour y cuver l’alcool de canne dont ils étaient pleins et regarder manœuvrer les bateaux dans la baie. Ils comptaient aussi continuer de parler de Dieu. Celui qui ouvrait la marche s’appelait Vasco. Il se vantait de ne pas croire en Dieu mais en l’Église, c’est-à-dire dans la communauté des croyants mais surtout dans l’institution ecclésiastique, sa pompe et sa hiérarchie, son histoire de pierre et d’argent. Il défendait cette idée avec une faconde insupportable. Celui qui le suivait s’appelait Gonçalo. Lui arguait au contraire que l’existence de Dieu ne pouvait faire de doute, si l’on en jugeait par la cruauté des souffrances qu’il s’était infligées – à lui-même ou à son fils, l’un étant simultanément l’autre dans l’unité de l’Esprit Saint – pour se punir d’avoir « tant merdé le monde ».

Vasco et Gonçalo portaient des chapeaux de paille à larges bords, des habits de lin blanc tachés et des sandales de cordes. Les ongles de leurs orteils et de leurs doigts étaient noirs. Leurs barbes mal taillée étaient noires elles aussi et elles avaient conservé quelque chose de duveteux, comme de la moisissure. De l’acné poussait sur leur peau hâlée. Quoique Vasco ait une année de plus, leurs deux visages semblaient identiques. Leur morphologie l’était tout autant. Ils étaient râblés. Ils avaient les jambes courtes. Ils étaient très sales. Ils ne prenaient aucun soin de leur corps car leurs esprits n’étaient pas seulement ivres d’alcool mais ivres d’études et de lectures, celle des premiers fragments disponibles de L’Histoire du futur de père Antonio Vieira, celle de la traduction latine de L’Éthique à Nicomaque, mais surtout et avant tout, celle des satyres obscènes de Gregório de Matos e Guerra, le poète bahianais que Bahia appelait « Bouche d’enfer ».

Si Vasco ne croyait pas en Dieu, il croyait à une littérature horizontale, faite pour témoigner de la vie des hommes sur la Terre, de leurs complexités, de leurs aspirations, de leurs âmes, c’est-à-dire de leur lâcheté et de leurs problèmes ; Gonçalo croyait lui à ce qu’il appelait « une littérature verticale », c’est-à-dire à une littérature qui affirmait la performance d’un être quasi invisible, omniprésent et omniscient, dont les qualités de langage et d’esprit étaient supérieures à la moyenne des hommes et poussaient ces mêmes hommes à devenir meilleurs, presque contre eux-mêmes, à rebours d’eux-mêmes, et par l’astreinte de la lecture, qu’il estimait être un équivalent de la prière. Pour Vasco, un auteur était un homme parmi les hommes. Pour Gonçalo, un auteur était un Dieu ou, à la rigueur, un demi-Dieu ou un Dieu ponctuel, ou un Dieu par accident ou par malentendu.

Vasco disait : « un Dieu dérisoire, quoi ! »

Gonçalo répondait : « Un Dieu quand même ! »

Car la distinction entre littérature horizontale et littérature verticale, et la suprématie implicite de la seconde sur la première, Gonçalo la défendait bec-et-ongle. Chaque fois qu’au cours de leur nuit d’ivresse, il avait prononcé l’expression « littérature verticale », souvent secoué par un hoquet d’ivrogne, il avait pointé le ciel du doigt en prenant une expression autoritaire.

Tout en titubant derrière Vasco, il disait : « C’est comme pour gravir une montagne, tu n’arrives jamais au sommet en ne visant que le sommet. Tu dois tenter d’atteindre les étoiles qui sont au-dessus, ou le soleil, selon l’heure de la journée. Les astres seuls, avec tout le désespoir que porte leur altitude inhumaine, te donneront la force d’aller jusqu’au bout de ton ascension. Les poètes, c’est pareil. Les prosateurs, c’est pareil. Pas tous. Pas tous les poètes ni tous les prosateurs. Ils ne sont pas tous des astres mais il leur arrive de l’être. Parfois et rarement. J’ai la tête qui tourne. Ne peut-on pas ralentir un peu ? Le sommet ne suffit pas à ton effort. Il reste prisonnier de la terre quand l’enjeu est, précisément, de s’en désembourber. Je n’aime que les plumes verticales. Si je n’admire pas, je m’endors. Tu comprends, Vasco ? Où est-ce que tu m’emmènes ? Où est-ce qu’on va comme ça ? Je suis si fatigué et bourré que si je tombe, je m’endors. »

Vasco marchait devant. L’autre le suivait tant bien que mal.

« Hâte-toi ! On a rendez-vous avec Dieu… »

En réalité, ils séchaient la messe du Collège et ils encouraient des sanctions.

« … Dieu n’est pas le genre à se languir. »

Après avoir dévalé la pente de la citadelle, ils prirent en direction de la Pointe de Terre et du fortin hollandais. Ils peinèrent sur le sable de la plage. Ils s’aspergèrent d’eau salée en s’insultant. Ils remontèrent leurs habits et ils les tinrent au-dessus de leurs mollets, pour se baigner les pieds. Ils s’installèrent enfin, à bout de souffle, la tête tournoyante, sous un palmier d’allure gracile. Là, des oripeaux de sac de grain et des nippes entassés sur des planches constituaient une espèce de paillasse. Ce recoin, à l’abris des regards mais offrant une large perspective sur la baie, devait servir de point de ralliement nocturne aux esclaves. Désormais, la discussion des jeunes religieux s’inscrivit dans la cacophonie des oiseaux multicolores.

– Gonçalo, toi tu confonds Dieu et l’invisible !

– Je fais ce que je veux. Redonne-moi cette gourde !

Dedans, il subsistait encore quelques décilitres de cachaça. Celle-ci était chaude. Elle leur faisait monter les larmes aux yeux. Elle leur donnait envie de vomir. Sans elle, les deux se seraient peut-être endormis. Elle les rapprochait de leur fantasme de jeunes théologiens idéalistes et orgueilleux qui était de littéralement exploser par l’esprit. Vasco, aussi fortement que Gonçalo d’ailleurs, croyait qu’une idée suffisamment aimée pouvait vous métamorphoser. Puisqu’ils regardaient chaque matin, à la messe du Collège, le pain se changer en corps et le vin en sang, puisqu’ils en mangeaient et en buvaient, alors ils voulaient reproduire la même opération magique sur eux-mêmes et, quelque part, se transformer en quelque chose. Ils n’auraient pas su dire quoi. Gonçalo et Vasco étaient vierges. Les seules femmes à moitié nues qu’ils avaient jamais vues de toute leur vie étaient les négresses ou les mulâtresses des abords du débarcadère ou des baraquements aux esclaves. Ils avaient surpris les flammes de l’enfer miroiter sur leur peau d’ébène ou de palissandre. Ils n’avaient jamais eu aussi peur de toute leur vie.

– Si tu te rendais à mes vues à moi, compadre, si tu te contentais juste de voir ce que tu vois et ne pas inventer, en même temps, ce que tu ne vois pas, tu pourrais le dire comme je te le dis à cet instant : Dieu n’existe pas.

– Je ne vois pas le vent, abruti. Pourtant, il gonfle les voiles.

– Rends-moi cette gourde.

– Le vent souffle. Tiens. Prends. Laisse-m’en ou je te trucide.

– Quand je disais « voir », je disais aussi « sentir » ou « toucher » !

– Moi aussi.

– Le vent, tu ne le vois pas mais tu le sens. Je me trompe ?

– Je sens Dieu. Je le vois et je le sens. Je ne le sens pas avec mon nez ni avec ma peau ni même avec mes pieds qui puent mais je le sens quand même. « Le vent souffle où il veut, et tu en entends le bruit ; mais tu ne sais d’où il vient, ni où il va. Il en est ainsi de tout homme qui est né de l’Esprit. »

Évangile de Jean. Tu fais semblant d’être con comme une porte ou quoi ?

– Je voudrais être plus simple encore, beaucoup plus simple qu’une porte.

– Tu me fais rire, Gonçalo. Tiens, finis cette horreur…

– Je voudrais être une porte ouverte, Vasco. Une porte ouverte.

Gonçalo téta la gourde. Il restait quelques gouttes infimes. Alors qu’il renversait la tête en arrière, alors que la totalité de son tronc s’était tordu pour lui permettre de boire l’odieux liquide, Vasco lui annonça qu’ils allaient exfiltrer Bouche d’enfer. Le ton de sa voix s’était aggravé. Ses yeux, qui jusque-là n’avaient pas cesser de s’agiter, comme si ses pupilles étaient des billes de caoutchouc en train de rebondir contre des parois de pierre, s’étaient immobilisés.

– Ils vont exfiltrer Bouche d’enfer ?

– Ils vont exfiltrer Bouche d’enfer.

– Pourquoi ? Quand ?

Il ne demanda pas qui.

– Aujourd’hui même, compadre. Le galion que tu vois là-bas, celui qui est gréé, c’est celui-là qui va l’emmener en Angola. Je ne te l’ai pas dit parce que je voulais nous préserver. Je voulais nous garantir une nuit de joie, en son honneur, vois-tu. Je voulais que nous soyons joyeux à corps perdu, pour lui. Tant pis si j’étais un peu plus mélancolique que toi cette nuit. Ton entrain à toi m’a soutenu, Gonçalo. Tu me pardonnes ?

– On est venu ici pour le voir partir, c’est ça ?

– Oui, compadre.

– Dès la première gorgée d’alcool, tu savais où nous…

– Où nous allions boire la dernière goutte. Oui, compadre. Et je voulais qu’elle soit pour toi. Pour rien au monde, je ne l’aurai bue moi. Je sais trop combien tu l’aimes et combien tu allais en avoir besoin…

Ils étaient tous deux avachis, l’un contre l’autre, et leurs têtes étaient tournées vers la baie. Non pas vers le large qui allait bientôt avaler Bouche d’enfer mais vers la ville qui allait garder son souvenir. Vasco se pressa contre Gonçalo. Ils étaient tressés ensemble, sur la paillasse. Soudain, Gonçalo s’anima et se libéra de l’étreinte de son camarade.

– Bordel de merde. Putain de saloperie. Bordel de putain de saloperie de merde. Te rappelles-tu du poème… du poème où Bouche d’enfer remerciait la religieuse qui lui avait offert un chorizo. Te rappelles-tu ce poème, Vasco ?

Et Vasco, sans hausser la voix, récita le poème À la sœur qui offrit au poète un chorizo de sang. On aurait dit qu’il récitait ce poème au ciel ou à la mer. Il le récitait en fait à son ami, pour son ami, pour prouver à son ami qu’il communiait avec lui dans l’amour de Bouche d’enfer, dans l’admiration de Bouche d’enfer, et déjà dans le regret et le manque de Bouche d’enfer. Ils n’avaient pas besoin de se regarder pour le comprendre. Ils écoutaient les mots. Même Vasco écoutait. Il écoutait sa propre voix comme si elle émanait de Bouche d’enfer lui-même.

 

I

Il se raconte dans les conciliabules
Que le pélican, au lieu de bulles,
Sustente de boudins pur-sang
Les petits chérubins de son sang.
Et vous, Dona Fábia Carrilhos,
– Je ne peux là-dessus me tromper –
Vous devez être pélican.
Puisque de ce chorizo vous m’enchantez
Fait du bien spongieux sang
D’un oiseau inconstant.

II

Avec ce gros chorizo
Bien fait bien gros…

 

Gonçalo se tordait déjà de rire et Vasco, n’y pouvant plus, s’esclaffa à son tour. Il dut interrompre sa récitation. Puis, les yeux mouillés de larmes, en se redressant, il regarda son ami en train de se tortiller sur la paillasse. Gonçalo n’avait pas lâché la gourde. Elle ne contenait plus rien mais il la tenait ferme.

« Ris, Gonçalo ! C’est ainsi qu’on dit adieu aux poètes ! »

L’autre se redressait enfin. Il rajustait les pans de son habit. Vasco le serra contre lui, en le tenant par l’épaule. Depuis qu’ils étaient parvenu dans ce recoin, ils avaient tous deux ôté leur chapeau de paille et ils pouvaient donc s’accoler sans gêne. Ils avaient les cheveux gras, noirs et coiffés en arrière. La tête penchée, les jambes écartées et les coudes sur les genoux, Gonçalo regardait le sable et l’espèce de spirale qu’il dessinait du bout de ses sandales. Son questionnement était très vague. Il ne se demandait plus si Dieu existait. Il s’interrogeait plutôt sur la signification que Dieu avait donnée au monde en le créant et si, au lieu d’un sens qu’on aurait tracé en tirant un trait dans le sable, il ne fallait pas plutôt se figurer une spirale. Après quelques secondes, il dissipa son dessin. Il n’y avait pas plus de trait que de spirale. Il n’y avait que le silence de Dieu et l’exil de Bouche d’enfer. Il y avait aussi l’insistance de Vasco à lover son corps contre le sien. Gonçalo se dégagea de lui.

– Pourquoi nous l’enlèvent-ils, Vasco ? Est-ce que tu le sais ?

– Parce que Bouche d’enfer n’arrête pas d’emmerder Bahia.

– Bouche d’enfer fait rire et chanter Bahia.

– Les Bahianais que Bouche d’enfer emmerde ne rient pas, Gonçalo.

– Ils ont du pouvoir…

Ils avaient des faces grises et longues. Ils étaient les notables, les officiers de l’armée luso-hispanique, les marchands d’esclaves, les percepteurs de la couronne, les juristes et les inquisiteurs. Ils se composaient sans cesse des airs sévères avec des sourcils en forme d’accents circonflexes et des lèvres pincées en forme de parenthèse.

– Oui, le vrai pouvoir, soit celui de tuer sans être tué.

– Juste pour des poèmes, Vasco ? Vraiment ?

Gonçalo relevait la tête vers son ami. Vasco lui souriait.

– Pour ses poèmes à lui, claro.

– Les chiens ! Les ânes ! Les puces de lit ! Je suis désolé pour les chiens, les ânes, et je suis même désolé pour les puces de lit, qui sont des créatures de Dieu, comme nous autres, qui sont même des brouillons ou des esquisses de nous autres, car les puces de lit sont bien plus anciennes que nous et elles nous survivront très certainement. Dieu les a créées d’abord, puis il nous a créé nous, comme s’il avait d’abord eu besoin de s’entraîner avec des puces de lit…

Fut-ce la cachaça ou la colère qui interrompit le discours du jeune jésuite Gonçalo ? Quelque chose débordait en lui. Sa voix l’emportait comme un courant et il se débattait, dans le flux de ses mots, comme s’il ne savait pas nager. Vasco avait recommencé à lui caresser le dos.

… Les persécuteurs de Bouche d’enfer voudraient effacer les preuves de leur médiocrité. Ils voudraient ne plus sentir le sang dans leur chorizo, Vasco. Ils luttent contre l’Esprit dans la chair, c’est-à-dire contre la métaphore, c’est-à-dire encore contre la faculté de montrer la vérité sous le masque, avec le masque, puisqu’il y a toujours un masque voire une multitude de masques. Ils voudraient être morts et faire mourir autour d’eux les vivants !

– Tu as une bouche d’enfer toi aussi, compadre.

– Je veux vivre, Vasco.

– Tu veux vivre sans mourir…

– Oui, c’est cela. Je n’ai pas envie de mourir et je crois en la vie éternelle.

Gonçalo fixait Vasco comme si Vasco avait le pouvoir de le sauver de la mort dont il parlait, qui n’était pas la mort biologique mais la mort symbolique, laquelle déclenchait selon lui, de façon sournoise mais définitive, la mort biologique. Pour Gonçalo, on vieillissait en renonçant. On mourrait en abandonnant. Il n’avait pas dix-huit ans et ses convictions étaient celles de son âge.

« Ne me regarde pas moi, compadre. Regarde-le. Il est là, devant toi. »

D’un imperceptible mouvement de menton, Vasco venait de désigner, à travers la trouée que ménageaient les herbes folles, entre la plage et leur recoin, les quatre silhouettes bottées qui trépignaient, les pieds dans l’eau, en attendant l’annexe qui les embarquerait sur le galion. Les vaguelettes semblaient les lécher avec bienveillance. Elles semblaient les bercer comme des enfants en mal de sommeil.

« L’un d’eux est Bouche d’enfer. »

Chose curieuse : le soleil, déjà très haut dans le ciel, ne les atteignait pas. Ses rayons tapaient contre leur chapeau de feutre, contre leur culotte bouffante et leur cape, si bien qu’il était impossible de distinguer leur trait. Sur eux, il ne s’agissait plus de lumière mais d’encre ou de sang. On aurait juré qu’il ne s’agissait pas d’hommes mais de meubles très rustiques, très sommaires, et enduits de broux de noix, qu’un navire voulant se délester aurait jeté sur la grève. Même les rapières qu’ils portaient au côté étaient noires. Leur métal ne scintillait pas, malgré le jour tropical, comme s’il était oxydé ou encrassé, comme s’il avait été trempé dans du pétrole. Ils avaient des têtes disproportionnées. Ils avaient des grands nez droits comme des hypoténuses. Leurs visages paraissaient avoir été créés pour recevoir ces nez en forme d’hypoténuse et les exhiber, si bien que, comme il était aisé de les confondre avec des meubles, on aurait aisément comparé leurs nez à des coins de table. Gonçalo ne savait pas laquelle de ces formes noires et anguleuses était Bouche d’enfer. Vasco, qui le savait sûrement, lui parlait à voix basse, avec une lenteur envoûtante.

« Tu sais… Tu oublies que ta littérature verticale est cruelle, Gonçalo. Elle n’aime pas vraiment les hommes puisqu’elle cherche à les écraser, à affirmer sa puissance, son pouvoir, sa supériorité. Que sais-je, encore ! Elle me rappelle le Dieu de l’Ancien testament et ses plaies. Combien de souffrances ce Dieu a-t-il envoyées sur Terre, et pour combien de bienfaits ? Des grenouilles, des déluges… Jamais de fleurs ! »

Gonçalo se demandait comment la lumière du jour, qui illuminait tous les alentours, n’illuminait pas les passagers en partance. La voix de son camarade lui parvenait du bout d’un très long tube et l’écho en brouillait les contours, rendant chaque mot assez flou et emmêlé à celui qui le précédait. Gonçalo était beaucoup plus ivre que Vasco, dont l’élocution restait impeccable.

« Je ne regarde pas partir Bouche d’enfer sans éprouver un peu de répit, compadre. En l’envoyant en Angola, ils le sauvent d’un assassinat mais ils nous sauvent aussi nous. Je me dis qu’il aurait tout à fait pu me tomber dessus et me frapper d’un de ses poèmes cruels et ingénieux. Je ne suis pas comme toi, Gonçalo. J’aime les hommes et j’aime les poèmes qui sont écrit par des hommes. Je peux peut-être même croire un peu en Dieu, quand il se fait homme, quand il fait l’effort de se placer à notre hauteur, dans notre chair… comme le Christ, dont je devine les blessures, dont je peux baiser les plaies et lécher le sang. »

En mimant une ventouse avec sa bouche, comme s’il tétait les blessures du Christ sur la croix, Vasco appuya sa tête contre l’épaule de Gonçalo. Il la plaça juste dans le creux de son cou. Plutôt que de continuer à caresser son dos, Vasco s’était mis à ceinturer Gonçalo. Sa main droite s’était placée à la naissance de sa cuisse droite, elle attrapait son vêtement et elle tirait dessus. La longue et lourde robe de lin remontait peu à peu sans que Gonçalo ne paraisse s’en rendre compte. Lorsqu’il sentit la paume chaude de Vasco sur sa peau, son corps entier se figea. Il ne détourna plus les yeux de la barque qui approchait des quatre ombres.

« Je suis heureux, compadre… »

Vasco massait les cuisses velues de Gonçalo.

« … Oui, je suis heureux de pouvoir te permettre de lui dire au revoir. Il n’y a que trois ou quatre personnes à Bahia qui savent que Bouche d’enfer s’en va. Toi et moi, nous sommes de celles-là. Nous partageons ce secret. »

L’embarcation était sculptée dans le même bois sombre que les quatre ombres. Ses avirons battaient les flots et, quand elle fut suffisamment proche, pour ne pas prendre le risque de s’échouer, le marin supérieur qui se tenait debout à la proue lança un boute à l’une des ombres, puis leur fit signe d’embarquer. Alors, elles s’enfoncèrent plus avant. Elles portaient leurs épées à bout de bras. Elles se hissèrent à bord du canot sans aisance ni grâce. Les rameurs les tirèrent par la ceinture. Gonçalo devina, dans un havresac qui avait des formes de hanches de femme, une guitare. L’ombre qui la tenait devait être Bouche d’enfer. Ce pouvait être Bouche d’enfer ou, à la rigueur, la guitare dont Bouche d’enfer se servait pour accompagner ses poèmes. Ensuite, pleine comme un panier de légumes, la barque retourna au galion en partance. Il sembla à Gonçalo qu’elle resta immobile longtemps, coincée quelque part entre la pulsion des avirons et le courant.

Vasco s’était accroupi devant lui, entre ses jambes découvertes. Il s’était dérobé à sa vue. Il s’était effacé devant le paysage et le départ du poète. Gonçalo regardait Bouche d’enfer disparaître, c’est-à-dire qu’il voyait le galion pivoter pour s’orienter vers le large, qu’il voyait la lumière de Bahia et l’au-delà tremblant de l’Atlantique. Il voyait aussi ce qu’il ne voyait pas, comme l’Afrique noire où s’en allait Bouche d’enfer. Sinon, il voyait la mer, le ciel, les parois blanchies à la chaux des maisons du bourg de Bahia, les flambeaux verts des arbres, les fleurs violettes des jacarandas, les nuées sonores des perruches sculptés dans la lumière, et Vasco, le dos rond, agenouillé sous les replis de sa robe, s’enfouissant dans l’ombre de son entrejambe, tapi comme un crabe sous le sable ou comme un rat dans un tuyau ou comme un pénitent à sa prière. Gonçalo lui demandait ce qu’il faisait. Il lui redemandait encore, sans obtenir de réponse. Bientôt, il ne fut plus en mesure de renouveler sa question.

 

II

 

Quand, soixante ans plus tard, le licienciado Rabelo alla trouver le frère Gonçalo pour évoquer Gregório de Matos e Guerra, dit « Bouche d’enfer », le vieux jésuite édenté était le dernier des témoins de la vie du poète, or il s’apprêtait à mourir d’un instant à l’autre. Il ne se levait plus de sa chaise percée. Il égrainait son chapelet sans dire un mot, en regardant la baie depuis une meurtrière. Il ne célébrait plus la messe et il se désintéressait de ses responsabilités administratives, qui étaient pourtant immenses. Sa réputation était celle d’un individu plein de morgue et d’austérité qui, aux abords de son presbytère, interdisait aux nègres et aux mulâtres de jouer de leurs instruments. S’il le pouvait, plaisantait-on dans Bahia, ce rabat-joie interdirait même aux oiseaux de chanter.

Au cours de leur longue entrevue, le frère Gonçalo se montra peu affable, tantôt prolixe voire délirant, mais le plus souvent avare de mots ou même muré dans un silence entêté. Rabelo eut donc du mal à obtenir de lui des informations précises sur Bouche d’enfer. Tout semblait perdu dans le brouillard. Toutes les paroles du vieil ecclésiastique paraissaient sujettes à caution ou porteuses d’un double sens mystérieux. S’il ne refusa pas les sollicitations de Rabelo, s’il accepta même de le recevoir dans son étude, au presbytère, il s’obstina à l’orienter vers le néant. Le portrait écrit du poète Bouche d’enfer que Rabelo réussit à composer s’en ressent. Il révèle d’ailleurs avant tout, pour ses lacunes et ses approximations, toute la mauvaise volonté du frère Gonçalo à décrire Bouche d’enfer, toute l’obstination du frère Gonçalo à prétendre n’avoir jamais rien eu à faire avec lui.

Troisième fils d’un aristocrate de la région du Minho et d’une riche bahianaise, Gregório de Matos e Guerra naquit en 1636 à Bahia de tous les Saints. Il fit son droit de l’autre côté de l’Atlantique, à Coimbra, où il se dédia à l’ennui plus qu’à l’étude de la loi. Il passa par Lisbonne, où il se dédia essentiellement à l’alcool et aux prostituées, avant de revenir à Bahia, où il vécut la vie d’un juriste mercenaire et vagabond, au service des plus pauvres, où il se livra au stupre et à la poésie satirique. Dans ses poèmes, il pourfendit toutes les hypocrisies et tous les excès de la cité coloniale, surtout celles et ceux des puissants, et obtint le surnom sublime de « Bouche d’enfer », lequel surnom en vint à supplanter son propre nom, ce qui est peut-être unique dans l’histoire de la littérature.

Bouche d’enfer finit par écoper d’un exil forcé à Luanda où il demeura à peine une année, le temps de contracter, d’un moustique ou d’une eau stagnante, un miasme mortel. Le gouverneur angolais l’autorisa à rentrer au Brésil – pas à Bahia, naturellement, mais à Recife – à la condition expresse qu’il ne compose plus le moindre vers et qu’il se hâte de crever. Or, Bouche d’enfer n’écrivait plus. Il était d’accord pour crever. Il voulait crever. Il était malade à crever. Il priait Dieu pour qu’il lui pardonne ses péchés anciens d’une part, pour qu’il lui permette de mourir le plus vite possible et sans souffrance d’autre part. Il brûlait les libelles qu’il avait autrefois signés. Où il avait chanté, il se taisait. Il s’éteignit à l’âge de soixante-trois ans, en l’an de grâce 1696. « Ainsi fut, vu de très loin, Gregório de Matos e Guerra, soit de bonne stature, d’allure fluette, aux membres délicats, au peu de cheveux et tous crépus. Une tête spacieuse, des sourcils arqués et gros, de grands yeux et un nez pointu, avec une petite et jolie bouche, une barbe sans excès, d’une couleur subtile, pour une complexion générale courtoise[1]. »

Hormis les réticences du frère Gonçalo à rendre compte de l’aspect physique de Bouche d’enfer, Rabelo remarqua que, dès qu’il s’agissait d’évoquer le poète qui avait tant marqué Bahia, dont la mémoire restait aussi brûlante que le soleil et dont les poèmes obscènes, à défaut de pouvoir être imprimés, se passaient de mémoire en mémoire, de rire en rire, de potache en potache, de révolte en révolution, et semblaient ainsi promis à l’éternité, le frère Gonçalo parlait étrangement et immanquablement d’écume.

D’écume ?

Oui, d’écume.

Pourquoi d’écume ?

Seul le vieux frère Gonçalo le savait, et lorsqu’il prononçait le mot « écume », il était sur le point de mourir ou de pleurer, comme si ce simple mot avait été tous les mots, toutes les paroles, et même la clef du Paradis.

« Bouche d’enfer, je ne l’ai aperçu qu’une seule fois et je ne l’ai pas personnellement côtoyé. C’était juste après l’invasion des Hollandais, juste après notre reconquête. Que les Bataves aillent bouffer les harengs de la Mer du Nord avec les Anglais et qu’ils nous foutent la paix ! Qu’ils aillent rosir sous d’autres soleils que celui de notre Brésil, diantre ! Gloire à Dieu. Paix sur la terre aux hommes qui l’aiment. J’étais encore au Collège quand, à force d’horreurs innommables, Bouche d’enfer a dû quitter Bahia de tous les Saints et partir dans nos colonies noires. Apprenez que l’écume de ses mots sont pareils aux tourments de l’enfer ! Dites-vous bien que sa langue, c’était un tison, son cœur un poêle… »

À partir du mot « écume », sa tête s’était mise à rougir et à grossir outre mesure, comme si le prélat n’était plus capable de respirer. Ses yeux parurent se projeter hors de leurs orbites. Rabelo fut sur le point d’appeler à l’aide. Après quelques secondes qui parurent être des siècles, le frère Gonçalo dégonfla. Il but une gorgée du verre de vin allongé d’eau qui se tenait à sa portée, sur un plateau nacré et, après s’être essuyé les lèvres avec une serviette de lin, il termina son récit : « Que Dieu nous pardonne. Que Dieu, dans son infinie mansuétude, nous pardonne notre jeunesse. Mea culpa. Mea maxima culpa… »

De grosses larmes d’argent étaient suspendues à ses cils.

C’était tout ce qu’il lui restait d’écume.


[1] Vie de l’excellent poète lyrique Gregório de Matos e Guerra par Manuel Pereira Rabelo.

Arthur Larrue

Écrivain

Rayonnages

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Notes

[1] Vie de l’excellent poète lyrique Gregório de Matos e Guerra par Manuel Pereira Rabelo.