Bouche d’enfer
I
L’hiver 1694, à Bahia, était irrespirable. Dans l’enceinte de la ville fortifiée, l’air chaud, sitôt inspiré, vous asséchait la gorge et la langue. Il vous donnait l’impression de boire du sable. La nuit entière, les deux jésuites s’étaient saoulés ensemble, en amis et en secret. Au petit matin, en suivant les ombres des jacarandas, des corderies longitudinales, des raffineries de sucre et des églises, ils se dirigeaient vers la plage pour y cuver l’alcool de canne dont ils étaient pleins et regarder manœuvrer les bateaux dans la baie. Ils comptaient aussi continuer de parler de Dieu. Celui qui ouvrait la marche s’appelait Vasco. Il se vantait de ne pas croire en Dieu mais en l’Église, c’est-à-dire dans la communauté des croyants mais surtout dans l’institution ecclésiastique, sa pompe et sa hiérarchie, son histoire de pierre et d’argent. Il défendait cette idée avec une faconde insupportable. Celui qui le suivait s’appelait Gonçalo. Lui arguait au contraire que l’existence de Dieu ne pouvait faire de doute, si l’on en jugeait par la cruauté des souffrances qu’il s’était infligées – à lui-même ou à son fils, l’un étant simultanément l’autre dans l’unité de l’Esprit Saint – pour se punir d’avoir « tant merdé le monde ».
Vasco et Gonçalo portaient des chapeaux de paille à larges bords, des habits de lin blanc tachés et des sandales de cordes. Les ongles de leurs orteils et de leurs doigts étaient noirs. Leurs barbes mal taillée étaient noires elles aussi et elles avaient conservé quelque chose de duveteux, comme de la moisissure. De l’acné poussait sur leur peau hâlée. Quoique Vasco ait une année de plus, leurs deux visages semblaient identiques. Leur morphologie l’était tout autant. Ils étaient râblés. Ils avaient les jambes courtes. Ils étaient très sales. Ils ne prenaient aucun soin de leur corps car leurs esprits n’étaient pas seulement ivres d’alcool mais ivres d’études et de lectures, celle des premiers fragments disponibles de L’Histoire du futur de père Anto