Nouvelle

Échange

Musicien, écrivain

Leonard Cohen, par-delà la mort, nous a réservé une nouvelle surprise, et c’est avec elle que nous terminons notre série hivernale de bonnes feuilles étrangères. Un ballet de lépreux, son premier et fabuleux roman, est accompagné de nouvelles, dont celle d’aujourd’hui. « Tout n’était qu’une vaste plaisanterie, une plaisanterie magnifique », dit Nancy à Tony, jeunes patients soumis aux électrochocs de l’Institut Allan Memorial, lors de leur virée nocturne. À paraître au Seuil, dans la traduction de Nicolas Richard.

En descendant furtivement l’escalier, il ne détestait pas son père, en se faufilant dans le couloir de l’entrée à trois heures du matin, Tony Francis ne détestait pas son père, en plongeant la main comme un faucon chasseur dans les plis de la penderie, il n’était contrarié ni par son père, ni par sa mère, ni par l’enfance, ni par l’école, ni même par ses propres erreurs. La main identifia la douceur luxueuse de la veste sport en cachemire de son père, elle plongea dans une poche, explora l’espace confiné vide, se retira, s’agrippa à la poche de l’autre côté, y plongea et en sortit les clés de la voiture. Il pouvait laisser son père tranquille tant que son père le laissait tranquille. Même si son père essayait de l’embêter, le docteur Stryker, à sa manière silencieuse, avait enseigné à Tony une douce indifférence, lui avait enseigné, pendant les mois à l’hôpital et par la suite pendant les heures dans son cabinet, que dans le fond ça ne comptait pas, ce que son père pensait de lui, ne comptait pas, il avait toute sa vie devant lui. Et puis un sacré laps de temps s’était écoulé depuis la fois où le jardinier l’avait trouvé ivre en train de se débattre sur le siège avant de la vieille Olds, la porte du garage fermée et le moteur qui tournait, il avait amené Tony de force dans la salle de séjour en lui disant : « Je ne comprends pas, Tony, un garçon de seize ans, qui a l’avenir devant lui. » Son père ne tenait pas à envoyer Tony à l’hôpital, mais sa mère avait pleuré, menacé d’elle-même de s’en aller et de jeter véritablement l’opprobre sur lui si c’était ça qui l’inquiétait tant. Ne savait-il donc pas que son fils était malade ? Elle lui lança sa haine à la figure lorsqu’il fut d’accord pour envoyer Tony dans un hôpital, à condition que ce soit un hôpital en dehors de la ville. Avait-il honte de son propre fils ? Eh bien oui, qu’elle aille au diable, il avait honte. Mais au moment où elle avait commencé à faire sa valise, il avait capitulé.

« Très bien, très bien, emmène-le donc où ça te chante. » Elle l’emmena voir le docteur Stryker, qui était célèbre, et Stryker lui trouva une place à l’Institut psychiatrique Allan Memorial, ce qui était difficile à obtenir car la liste d’attente était longue et l’établissement avait la réputation d’être l’un des meilleurs en son genre au monde. L’Institut était hébergé dans un château aménagé de style Renaissance italienne, cadeau de Lord et Lady Allan, construit sur le versant sud du mont Royal. Ils commencèrent avec Tony par un traitement à base de médicaments, de paroles et d’électricité, qui eut pour effet de le rendre un peu plus heureux et lui apprit à ne pas prendre les choses trop à cœur. Il se fit beaucoup d’amis, ce qui participait du traitement, des femmes délaissées par leur mari pour des serveuses, des mères dont les fils les avaient trahies, des garçons et des filles de son âge qui ne comprenaient pas véritablement ce que l’on attendait d’eux. C’est à l’un des bals de récréothérapie qu’il fit la connaissance de Nancy Spector.

« Tu rends visite à un patient ? » demanda-t-elle

Et Tony avoua que non, il était ici en tant que patient.

Elle avait dix-neuf ans et avait commencé à chuchoter avec la langue dans son oreille quelques secondes après qu’ils avaient commencé à danser. Une infirmière, que tout le monde appelait Melzie, s’était approchée et avait pris Nancy par le bras en lui demandant gentiment si elle n’était pas trop fatiguée pour danser, avant de la raccompagner dans l’enceinte de l’hôpital. C’était au printemps, à l’époque où les bals se tenaient en extérieur, sur la terrasse de ce qui avait dû être le jardin d’hiver de Lady Allan. Il était immédiatement tombé amoureux de Nancy, le son de sa langue dans son oreille avait provoqué un picotement dans son entrejambe, promesse de satisfaction de tous ses fantasmes. Une fois Nancy emmenée, il s’assit sur l’herbe et regarda les lumières de la ville en contrebas, se demandant quand il pourrait s’en aller d’ici. Puis il se promena derrière les bâtiments, remonta la vieille montagne et se tint sous les lilas qui étaient en pleine floraison. Milzie remarqua qu’il n’était plus au bal et partit à sa recherche. Il fut content de la voir s’approcher, d’observer ses chaussures blanches qui avançaient dans l’herbe sombre, il avait envie qu’elle lui parle. De fait, elle lui parla en redescendant la pente jusqu’à la terrasse et elle dansa avec lui cinq fois.

Son père lui avait à peine adressé la parole depuis qu’il était revenu de l’hôpital, mais il avait appris à ne pas trop s’en inquiéter. D’autant que quelque chose de très important occupait dorénavant ses pensées, en l’occurrence Nancy Spector, qu’il avait rencontrée cette fameuse après-midi à l’Institut Allan. Il ne l’avait pas revue depuis le bal et lorsqu’il tomba sur elle devant le buste de Lord Allan, il ressentit le même picotement à l’entrejambe. Ils se rendaient l’un et l’autre à un rendez-vous, chacun avec son médecin. Elle était déjà en retard, il fallait qu’elle se dépêche, mais elle lui dit qu’elle adorerait le revoir pour parler de la Vieille Ruine, c’est ainsi qu’elle appelait l’Institut. Le soir même ce n’était pas possible, le lendemain non plus, attends un peu, est-ce qu’il pourrait la retrouver tard le soir même ou pensait-il ne pas pouvoir sortir ?

« Si si, je peux sortir », lui dit-il de sa voix la plus grave et ils s’entendirent sur un carrefour où se retrouver.

Il alla ensuite voir Stryker mais ne lui parla pas de son rendez-vous avec Nancy Spector.

Il avait la clé de la voiture à la main et agitait le porte-clés en cuir comme s’il s’agissait d’un petit oiseau à la nuque brisée. Il descendit les marches du sous-sol et pénétra dans le garage qui sentait l’huile et les feuilles. Il se glissa dans l’Olds, le siège en cuir lui procura une sensation de fraîcheur qui lui traversa le pantalon. Tout se combinait à merveille, il avait l’impression d’être un maître technicien. Quand il mit le contact, le déclic lui fit penser à celui d’un luxueux obturateur d’appareil photo. Le son du moteur s’amplifia dans le garage. Il actionna la télécommande pour relever les portes automatiques du garage, partit en trombe dans l’obscurité du jardin. Et si son père l’apprenait ? Ce n’était rien comparé à certains forfaits qu’il avait commis, comme le vol d’argent dans la caisse de l’école ou lorsqu’il s’était fait surprendre dans la salle de bains avec sa cousine. En plus, il n’empruntait la bagnole que pour quelques heures, et puis, le vieux s’était montré relativement attentionné avec lui depuis sa sortie de l’hôpital. Nancy Spector était au carrefour. Elle portait un pull rayé italien et un pantalon noir. Elle ouvrit elle-même la portière, alors que Tony s’apprêtait à sortir pour la lui ouvrir. Il se sentit soudain timide quand elle vint se blottir contre lui.

« C’est super d’être riche, pas puissant, juste simplement riche. Je ne porte pas de soutien-gorge, je ne supporte pas les soutiens-gorges en été », dit-elle, le tout dans un souffle.

Tony marmonna que ce n’était pas grave, il ne savait pas ce qu’il était censé dire à ça. Alors qu’ils roulaient en centre-ville, elle lui confia qu’il lui avait plu dès la première fois qu’elle l’avait vu, parce qu’il ressemblait à Keats, sauf qu’il était certainement plus grand que Keats et, espérait-elle, en meilleure santé que Keats. N’avait-il jamais vu de photo de Keats ? Il répondit que non en espérant qu’elle ne lui poserait pas d’autres questions parce qu’il avait déjà entendu le nom, mais ne savait pas exactement ce que Keats avait accompli dans l’histoire, et en plus ils ne l’avaient pas étudié au lycée. Elle lui demanda ensuite s’il avait dit à son médecin qu’il la rencontrait ce soir, et il répondit que non, avec un air de défi, comme s’il niait une accusation de mouchardage. En tout cas, elle en avait parlé au sien, et il avait dit : « Nancy », il n’allait pas lui dire quoi faire et quoi ne pas faire, il était là uniquement pour l’aider à comprendre pourquoi elle ferait ou ne ferait pas ceci ou cela, afin qu’elle prenne ses propres décisions d’une manière plus éclairée.

« Jetons un œil du côté des chers pauvres pédés », dit Nancy, et elle lui demanda de l’emmener jusqu’au Saint-Moritz, à l’angle de Stanley et Sainte-Catherine.

Il gara la voiture et lorsqu’il en sortit, il se sentit bien moins en confiance sous l’éclairage des lampadaires, sans l’Olds autour de lui. Elle répéta qu’elle n’avait pas de soutien-gorge, mais ici de toute façon personne ne s’en soucierait. C’était un endroit spacieux, tout en chromes, sans une seule autre femme. Des hommes étaient assis à la fontaine ou, en petits groupes conspirateurs, à des tables en arborite. Ils semblaient faire une grande consommation de produits capillaires, leurs têtes paraissaient lustrées et humides sur les côtés. La plupart étaient minces, ils portaient des pantalons de coutil cintrés avec la ceinture derrière et ils étaient nombreux à avoir des pullovers à col en V à même la peau. Plusieurs hommes saluèrent Nancy et elle les salua en retour de manière amicale. Elle chuchota à l’intention de Tony que c’étaient des tapettes plutôt vulgaires et qu’aucune tapette un peu chic n’aurait voulu être vue ici, mais ils étaient merveilleux quand même, elle se sentait chez elle parmi eux, des gens beaux, tendres, vachards et merveilleusement tarés. Pendant qu’elle parlait de cette extravagante façon, Tony ne savait que faire de ses mains. Il nicha ses poings dans ses poches, se penchant en arrière en même temps, en un geste qu’il voulait masculin. Il laissa à ses mains le soin de contenir la douleur de son entrejambe. S’il avait été plus vieux, il aurait su où l’emmener. Non, il ne l’aimait plus. Elle était, comme aurait dit sa mère, ordinaire. Il n’empêche, en étant un tant soit peu viril, il pourrait passer une sacrée nuit. Où pouvait-il l’emmener, le croirait-on dans un motel, avait-il assez d’argent ? Nancy était presque aussi grande que lui. Elle avait des cheveux longs. Tony trouvait qu’elle n’avait pas tout à fait le genre de cheveux adéquats pour être longs, ils avaient tendance à friser un peu. Elle était mince, ses doigts sveltes, la bague à l’un de ses doigts, elle la faisait tenir grâce à du ruban adhésif enroulé autour. Elle avait des yeux petits, noirs, toujours en train d’essayer de capter les siens, comme si ses yeux à lui étaient des trous et ceux de Nancy des crochets, mais il n’avait pas envie de la regarder trop directement. Elle le fixa par-dessus la tasse de café et annonça qu’elle serait la femme mûre pécheresse de sa vie. Elle espérait qu’il ne la décevrait pas en lui annonçant qu’il n’avait pas gardé pour elle sa vertu de jeune homme de seize ans, seize ans, cela remontait à si longtemps. Quand elle le vit douloureusement baisser les yeux en entendant le nombre seize, elle lui dit très gentiment que c’était dur pour elle d’être gentille. Elle lui effleura la joue.

« Ne m’écoute pas, Tony, je suis une garce, c’est tout. »

Ce geste lui donna du courage. Il comprit que cela signifiait qu’elle calmait un peu le jeu, qu’elle renonçait en partie à son attitude autoritaire pour être davantage une fille. Il décida de lui raconter son importante histoire, celle où il était question de ses ennuis, le fait qu’il avait toujours l’impression de ne pas être le fils que son père voulait, que ce sentiment lui faisait faire des choses idiotes. Par exemple, l’hiver dernier, alors qu’il s’efforçait vraiment de plaire à son père, celui-ci était rentré un soir et avait fait venir Tony à l’écart, il lui avait adressé un clin d’œil et lui avait glissé un paquet de préservatifs Sheik, lui disant qu’il était quasiment un homme maintenant, il lui avait donné l’adresse d’un endroit où il lui avait pris un rendez-vous, il lui avait dit le nom de la fille qu’il fallait demander à voir et quoi faire. Le jour dit, il s’était acquitté de sa mission et avait détesté, tant cela avait été froid. Ensuite, les choses s’étaient vraiment mal passées et il avait fini dans le garage avec le moteur en marche, à se bagarrer avec le jardinier, ne voulant pas véritablement se suicider, mais désireux de punir tout le monde. Il raconta tout à Nancy, tâchant de ne pas paraître trop immature, tâchant de présenter cela comme un problème, c’est comme ça qu’on lui avait appris à voir les choses. Il espérait que cette révélation les placerait davantage sur un pied d’égalité parce que, après tout, ils s’étaient rencontrés dans un lieu où l’on examinait les problèmes.

Il fut déçu par l’amertume dans la voix de Nancy quand elle dit : « Tu fais partie du club, Tony, tu fais partie du club. »

Mais il tâcha de ne pas trop se laisser miner en se disant, bon, à quoi pouvait-il s’attendre avec elle, son problème à elle, il le connaissait. Quand ils sortirent du Saint-Moritz, les mêmes hommes firent des signes de la main à Nancy. Ils remontèrent dans l’auto confortable. Il ne chercha pas à lui ouvrir la portière cette fois-ci. Elle proposa qu’ils aillent faire un petit tour en voiture. Il espérait qu’il n’y en aurait pas pour trop longtemps. Il espérait ne pas être perdant dans l’affaire parce qu’elle ne se pelotonna pas contre lui comme elle l’avait fait la première fois. Il aurait peut-être dû ne rien lui dire, manifestement ça l’avait refroidie, mais ne l’avait-elle pas invité à parler quand elle lui avait effleuré la joue ? Melzie n’aurait pas réagi comme ça. Ils empruntèrent les routes du cœur de Montréal. Nancy appuya la tête contre la vitre, absorbée par la ville obscure autour d’elle. Les rues étaient en train de changer, partout le victorien tarabiscoté était abattu. À un coin de rue sur deux, il y avait le squelette à moitié couvert d’un nouvel immeuble de bureaux plat. La ville semblait farouchement décidée à devenir moderne, comme soudain convertie à quelque nouvelle théorie de l’hygiène, qui tournait le dos aux pierres vieillies par le temps de l’architecture victorienne. Nancy dit que dans dix ans la rue Sherbrooke ressemblerait à la Cinquième Avenue. Puis elle proposa d’aller jeter un œil à la Vieille Ruine, leur alma mater, au moins ce bâtiment-là ne serait pas détruit.

Il se lança dans la rue Peel, fier de la vigueur avec laquelle la voiture se comportait dans la montée, et il se gara sur l’avenue des Pins. Au-dessus de l’avenue des Pins s’élevait le flanc sud du mont Royal. Il y avait des marches en bois que l’on pouvait gravir à flanc de montagne jusqu’à l’observatoire. Ils sortirent de la voiture, traversèrent la rue et commencèrent leur ascension à travers les arbres par la route qui conduisait aux marches en bois. Sur leur gauche se trouvait l’Institut et lorsqu’ils arrivèrent à sa hauteur, ils s’assirent et rirent. Les tours du bâtiment italien avaient un air sinistre et excitant. Nancy dit qu’ils étaient des voyageurs médiévaux à la lisière d’une forêt et qu’ils observaient le château d’un nain cruel. Alors ils l’observèrent en silence. Tony se dit qu’il était trop imposant pour qu’on en plaisante. Et puis il n’était pas d’humeur à plaisanter, il cherchait une ouverture. Nancy se caressa les cheveux et ôta une matière blanche juste au-dessus de son front.

« Ils m’en mettent tout le temps dans les cheveux », dit-elle.

Tony savait qu’elle faisait référence à la pâte qu’ils utilisaient pour faire tenir les électrodes sur son cuir chevelu pour les électrochocs. Lui aussi y avait droit.

« Ça ne se voit pas », dit-il.

Il se dit que c’était le bon moment, alors il retint son souffle et essaya de l’embrasser parce qu’il se faisait tard, le jour allait bientôt se lever. Elle lui dit qu’il était très maladroit, mais très gentil, et qu’elle allait lui rendre les choses très faciles. Elle lui prit les mains et les posa sur ses petits seins et il jouit avant même d’avoir posé la main sur le ventre de Nancy. Il ne sut quoi faire. Nancy n’avait pas l’air de s’en formaliser, elle rentra simplement son pullover rayé dans son pantalon et se mit à parler. Il n’écoutait pas. Il s’en voulait de ne pas avoir eu droit à une vraie partie de jambes en l’air. À leurs pieds s’étendait la ville, chaque semaine plus vaste et plus riche. Nancy se mit à parler de façon extravagante. Elle dit que tout n’était qu’une vaste plaisanterie, une plaisanterie magnifique. Le cœur de la ville ne se trouvait pas à leurs pieds parmi les bâtiments nouveaux et les rues qui s’élargissaient, le cœur de la ville se trouvait précisément ici, au Allan qui, avec les médicaments et l’électricité, se chargeait de la santé mentale des hommes d’affaires, empêchait que leurs femmes se suicident et tenaient leurs enfants à l’écart de la haine, que l’hôpital était le cœur véritable de la ville, il apportait stabilité, érections, orgasmes et sommeil dans tous les membres commerçants atrophiés. Tony n’arrivait pas à la suivre, il était trop enfoncé dans sa colère. Il avait été floué. Soudain elle le prit à partie :

« Tu m’écoutes pas, non pas que ce soit si important. »

Elle lui dit que, comme c’était une nuit magnifique, ou plutôt un matin, aurait-elle dû dire, et comme il ressemblait à Keats, elle allait lui faire quelque chose dont il se souviendrait. Ce serait peut-être la première fois, pour cela en tout cas. Elle se pencha sur son giron et lui offrit un cadeau expert avec la bouche et la langue. Il en fut enchanté et consterné, pas seulement en raison du plaisir mais aussi parce qu’il avait acquis une nouvelle dimension d’expérience, quelque chose qu’il garderait. Il ne tarda pas à la raccompagner au coin de rue. Il était très isolé d’elle en raison de son nouveau trésor, il le tournait et le retournait dans sa tête, se demandant ce qu’il pouvait en faire. Elle s’appuya contre la vitre, accoutumée à l’isolement, entonnant le passage d’un quartette. En sortant, elle dit que c’était super, vraiment super, que tout était impec, et salutations à tous les médecins qu’il rencontrerait, et s’il les écoutait, il deviendrait en grandissant un animal plus accompli que le vieux Keats, haut la main. Il ne put dire au ton de sa voix si elle plaisantait ou si elle était sérieuse.

Il gara la voiture en passant sous la porte électronique, tout se goupillait toujours parfaitement. Quand il fut revenu dans la maison, il glissa la main dans la penderie du couloir, cette fois-ci tel un pigeon revenant au nid avec un message, laissa tomber les clés dans la poche en cachemire, et ce faisant, il éprouva un étrange et plaisant sentiment de loyauté, d’une certaine façon il eut un sentiment de devoir accompli. En montant l’escalier jusqu’à sa chambre, il se revit penché en arrière dans la pente du mont Royal, le visage de la femme sur son giron. Il se glissa dans son lit et s’allongea, le sourire aux lèvres. Il avait trouvé un usage pour son nouveau trésor. Enfin, lui et son père allaient avoir un sujet de discussion et de plaisanteries.

 

Leonard Cohen, « Échange », dans Un ballet de lépreux. Et autres textes, postface d’Alexandra Pleshoyano, traduction de l’anglais (Canada) par Nicolas Richard, © Éditions du Seuil, coll. « Fiction & Cie », 2024.

En librairie le 9 février.

 


Leonard Cohen

Musicien, écrivain

Rayonnages

FictionsNouvelle