Essai littéraire

L’irréductible

Écrivain

« Il n’y a pas d’écriture sans traversée de la forêt des morts. Chez Duras, c’est très visible : les livres sont écrits depuis l’intérieur de cette forêt. » Yannick Haenel, qui est cette année l’auteur associé du festival Jardins d’hiver à Rennes (Les Champs libres), cherche une phrase que Duras a écrite, qu’il a aimée – et oubliée. Il replonge alors dans la lecture de ses œuvres, jusqu’à ce que la phrase apparaisse. Chapitre inédit d’un livre, Les Étincelles, en cours d’écriture.

Je cherche une phrase de Marguerite Duras, une phrase lue il y a longtemps, une phrase que j’ai connue par cœur, aimée passionnément, et que j’ai oubliée. Si je ferme les yeux, je peux retrouver ses contours, sa silhouette tremblée, son affirmation hypnotique : c’est une phrase qui, comme toutes les phrases de Duras, parle de ce qu’il y a de plus reculé en chacun de nous — de plus secret : ce point scintillant et neutre, absolument irrécupérable, qui échappe à l’emprise de la société.

Je lis les livres de Marguerite Duras pour retrouver cette phrase, mais je ne la retrouve pas : j’en trouve d’autres qui semblent parler d’elle, des phrases qui ont peut-être croisé celle que je cherche et qui brillent de ce même éclat noir ; plus je lis Duras, plongeant à la fois dans Le Vice-consul et La Vie matérielle, passant des Yeux verts à L’homme assis dans le couloir, et de L’Amant à Écrire, plus il me semble que ses phrases affluent vers celle que j’ai perdue : elles viennent de la solitude, de cet éblouissement intraitable qui ouvre les yeux de chacun et nous accorde à une clarté désespérée.

Il n’y a que ça chez Duras, la solitude : ses personnages existent à partir de ce point dur — de cette transparence qui se confond avec l’oubli. On descend par degrés dans cette solitude, comme jusqu’au fond des yeux clairs d’Anne-Marie Stretter, ainsi que le raconte Le Vice-consul : « Il continue à la regarder jusqu’à la défaire, jusqu’à la voir assise à se taire avec les trous de ses yeux, dans son cadavre au milieu de Venise, Venise de laquelle elle est partie et à laquelle elle est rendue, instruite de l’existence de la douleur. »

La solitude est cet escalier où l’on rencontre « la mort dans une vie en cours ». Il n’y a pas de deuil assez large pour contenir une telle rencontre : elle doit se trouver des miroirs, d’autres deuils qui multiplient sa voix (ainsi commencent l’amour et la politique). Quand le Vice-consul danse avec Anne-Marie Stretter, il lui parle sans y arriver : « Si j


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