Essai littéraire

L’irréductible

Écrivain

« Il n’y a pas d’écriture sans traversée de la forêt des morts. Chez Duras, c’est très visible : les livres sont écrits depuis l’intérieur de cette forêt. » Yannick Haenel, qui est cette année l’auteur associé du festival Jardins d’hiver à Rennes (Les Champs libres), cherche une phrase que Duras a écrite, qu’il a aimée – et oubliée. Il replonge alors dans la lecture de ses œuvres, jusqu’à ce que la phrase apparaisse. Chapitre inédit d’un livre, Les Étincelles, en cours d’écriture.

Je cherche une phrase de Marguerite Duras, une phrase lue il y a longtemps, une phrase que j’ai connue par cœur, aimée passionnément, et que j’ai oubliée. Si je ferme les yeux, je peux retrouver ses contours, sa silhouette tremblée, son affirmation hypnotique : c’est une phrase qui, comme toutes les phrases de Duras, parle de ce qu’il y a de plus reculé en chacun de nous — de plus secret : ce point scintillant et neutre, absolument irrécupérable, qui échappe à l’emprise de la société.

Je lis les livres de Marguerite Duras pour retrouver cette phrase, mais je ne la retrouve pas : j’en trouve d’autres qui semblent parler d’elle, des phrases qui ont peut-être croisé celle que je cherche et qui brillent de ce même éclat noir ; plus je lis Duras, plongeant à la fois dans Le Vice-consul et La Vie matérielle, passant des Yeux verts à L’homme assis dans le couloir, et de L’Amant à Écrire, plus il me semble que ses phrases affluent vers celle que j’ai perdue : elles viennent de la solitude, de cet éblouissement intraitable qui ouvre les yeux de chacun et nous accorde à une clarté désespérée.

Il n’y a que ça chez Duras, la solitude : ses personnages existent à partir de ce point dur — de cette transparence qui se confond avec l’oubli. On descend par degrés dans cette solitude, comme jusqu’au fond des yeux clairs d’Anne-Marie Stretter, ainsi que le raconte Le Vice-consul : « Il continue à la regarder jusqu’à la défaire, jusqu’à la voir assise à se taire avec les trous de ses yeux, dans son cadavre au milieu de Venise, Venise de laquelle elle est partie et à laquelle elle est rendue, instruite de l’existence de la douleur. »

La solitude est cet escalier où l’on rencontre « la mort dans une vie en cours ». Il n’y a pas de deuil assez large pour contenir une telle rencontre : elle doit se trouver des miroirs, d’autres deuils qui multiplient sa voix (ainsi commencent l’amour et la politique). Quand le Vice-consul danse avec Anne-Marie Stretter, il lui parle sans y arriver : « Si j’essayais de vous dire ce que j’aimerais arriver à vous dire, tout s’en irait en poussière ». Chez Duras, au cœur de la parole, nichée entre les phrases — au fond des yeux clairs d’Anne-Marie Stretter —, il y a la destruction.

Est-ce la fidélité à sa propre absence qui contraint Anne-Marie Stretter à une discrétion inconciliable avec la vie ? L’oubli coïncide avec ce qu’elle sait ; ainsi lui est-il impossible de vivre.

Lorsque Maurice Blanchot écrit dans L’attente l’oubli : « Est-ce qu’elle n’essayait pas, et lui avec elle, de se former au sein de cette histoire un abri pour se protéger de quelque chose que l’histoire aussi contribuait à attirer ? », on croirait repérer les contours de cette extinction qui lie le Vice-consul et Anne-Marie Stretter, tous deux ne dialoguant qu’avec leur propre mort, l’une avec le suicide, l’autre avec le crime.

Une abomination parcourt les livres de Marguerite Duras, et il n’y a pas d’espèce humaine à laquelle on pourrait in extremis — et par-delà l’horreur —, s’agripper. Si le monde s’entête à sauter, c’est parce qu’il ne distingue rien au-delà de lui-même.

 

Il n’y a qu’un événement qui déborde tous les plans sur lesquels il s’accomplit, c’est Dieu. Marguerite Duras lui substitue ce qu’elle ne cesse de nommer la « solitude ». C’est dans Écrire qu’elle est affirmée comme un monde absolu, au point que ce petit livre semble constituer un traité mystique de la solitude. Entre l’innommable et le néant, dans le crépuscule du soir, et s’élargissant à travers un deuil qui est « une porte ouverte vers l’abandon », la solitude selon Duras est le nom secret de l’écriture : une « écriture vivante et nue, comme terrible », écrit-elle.

C’est ce que j’aime chez Duras, cette solitude ; elle n’est pas étoilée, ni glorieuse, mais se confond avec une maison déserte, avec les cris des bêtes de la nuit, avec la sauvagerie.

Coïncide-t-elle vraiment avec cet endroit brûlé qu’on nomme le deuil ? Le deuil tourne sur lui-même ; il n’a pas d’horizon : il ne cherche qu’à s’effacer. Duras associe plutôt l’alcool à cette solitude sans limite : dans les premières pages de L’Amant, à propos de son visage dévasté, « parti dans une direction imprévue », elle écrit que son visage de jeune vieille était « prémonitoire », à dix-huit ans, de celui qu’elle a « attrapé ensuite avec l’alcool » : « L’alcool a rempli la fonction que Dieu n’a pas eue, il a eu aussi celle de me tuer, de tuer. »

Et de même que le visage de l’alcool est venu avant l’alcool, il y avait en elle la place pour cette solitude, tramée très exactement entre l’alcool et Dieu, définie par ces deux pôles, par l’effort de les confondre — et peut-être de les faire s’évanouir — à travers l’écriture.

Dans La Vie matérielle, il y a des pages inouïes — pascaliennes — sur ce lieu effrayant où elle se tient : « L’alcool a été fait pour supporter le vide de l’univers, le balancement des planètes, leur rotation imperturbable dans l’espace, leur silencieuse indifférences à l’endroit de votre douleur ». Elle ajoute, par clarté logique : « Il ne remplace que le manque de Dieu. »

 

Voilà, tout chez elle s’écrit, se vit, s’arrache sur fond de solitude. Les peintres du Quattrocento ont inventé la douceur d’un fond doré, à partir duquel les visages s’ouvrent à l’amour ; chez Duras, c’est un fond bleu-noir : le désert fou de l’invivable.

Il y a cette ivresse lourde où le suicide n’est jamais loin, où son appel scintille comme une porte entrouverte. Duras voit la porte, elle reconnaît l’entrebâillement. L’écriture fait venir ce qui a lieu de l’autre côté de la porte : est-ce que c’est la mort ? (sa maladie, sa mélopée, son monde) — est-ce que c’est l’immémorial ? (les mains plaquées sur les parois rupestres, les femmes des stèles de la via Appia) — est-ce que c’est l’illisible ? (le sang, le trou, le cri)

La scène de l’écriture relève chez elle d’une forme d’auto-incantation. Il s’agit de faire venir cette absence qui s’agite dans la nuit de la solitude. De la capter, de lui donner une voix, de la faire chanter, comme chante la mendiante du Vice-consul, c’est-à-dire sans espoir. C’est le côté sorcière de Duras : son grand jeu avec l’outre-tombe.

Derrière la porte, il y a les morts ; et tous les écrivains le savent : faire parler les morts, ça s’appelle la littérature (Duras, elle, appelle ça « l’écrit » ; et c’est cette imprégnation métaphysique qui me plaît chez elle — ce grand théâtre, ce drame, parfois même cette comédie de la folie métaphysique).

Quand on écrit, on ne rencontre pas les morts à chaque livre, mais il arrive qu’en un éclair on se retrouve avec eux. Alors, c’est une événement bouleversant : le livre a toujours l’air d’être un livre, et pourtant il est autre chose. « Les mots — écrit Kafka — sont dans la main des esprits. »

L’immensité de la négation loge ici, à la pointe du cri durassien, à l’exact entrebâillement où l’on a coutume de placer les démons ; et il me semble que le Vice-consul et Anne-Marie Stretter se rencontrent là, dans la neutralité de la destruction. « Vous n’imaginez pas jusqu’où on peut aller dans l’absence d’amour », écrit Duras dans Le Ravissement de Lol V. Stein.

 

Il n’y a pas d’enchantement chez Duras, mais une désaffection où le désir trouve à s’exténuer. Le Vice-consul n’a jamais connu de femmes. Il tire sur les lépreux ; il crie dans le jardin de l’ambassade de France à Calcutta. La jouissance qui s’écrit dans cette brisure, dans ce neutre des palmeraies d’éléphants fous, dans ces plages d’oiseaux morts, ouvre à la « solitude infernale », comme l’appelle Charles Rossett, l’un des trois amants anglais d’Anne-Marie Stretter.

Il y a donc la femme qui se perd (la mendiante) et l’homme qui crie (le vice-consul de Lahore) : c’est Le Vice-consul, et c’est aussi India Song, sa projection en images. Ces deux figures suicidaires ouvrent l’espace de la représentation à ce que Michel de Certeau nomme la « fable mystique » : le couple de la folle errante et du saint égaré initie l’histoire occidentale.

 

J’ai revu récemment India Song ; j’en avais gardé un souvenir pénible de lourdeur, de grandiloquence, de platitude emphatique : je me souvenais de corps pâmés dans leur absence surjouant des drames exagérés (le passe-temps des spectres consiste à simuler).

Mais cette fois-ci, j’ai été pris par la violence insensée de ce film, par son élégance criminelle, par l’orchestration sensuelle des voix blanches, par le corps de Delphine Seyrig et la troupe de ses amants, ces grands corps pâles comme des lys, qui se déplacent au ralenti, bras ballants, splendides dans leurs smokings et leurs robes de soirée : j’ai vu des dieux.

Duras pense justement à Racine en ces termes ; elle voit du « divin » dans la silhouette mélodieuse de ses personnages, dans ses personnages devenus musique : « Le vent du divin souffle dans les grandes forêts de Racine », écrit-elle.

Il y a une phrase dans La Vie extérieure qui ressemble à celle que je cherche : évoquant les corps de Racine, elle me parle de ceux d’India Song : « Je demande : mais les grands corps des personnages de Racine, défaillants de désir, est-ce que vous les avez vus s’avancer vers vous ? Il me dit non. Il me demande : Et vous ? Les avez-vous vus ? Je dis oui. Et où ? Je dis : Dans ma chambre la nuit, tout à coup, au son fabuleux de la lecture, en cadence, ils sortent du noir et traversent le temps. »

Voilà : les corps sortent du noir et traversent le temps. C’est ce que j’appelle des dieux : une présence légère et grave, instable, merveilleuse, les gestes absorbés par l’oubli, la discrétion, l’indifférence, passant avec adresse autour de chaque obstacle, regardant un instant par la fenêtre, et sachant tout d’un savoir sans pesanteur.

Dans India Song, nous sommes de l’autre côté de la porte : ils sont tous morts.

 

Ceux qui se contentent de vanter la simplicité de Marguerite Duras, la lumière de ses petites phrases « sans littérature » passent complètement à côté de la folie du sacré qu’il y a chez elle, du déchaînement de la langue ouverte à ses propres abîmes, emportée par cette désarticulation sidérante qui frappe l’aura psychotique, comme par exemple dans cette page extraordinaire du Ravissement de Lol V. Stein, où les phrases, en tournant sur elles-mêmes, se retrouvent aimantées jusqu’à l’illisible par le vertige qu’elles désignent : Lol V. Stein essaie de s’approcher de l’instant précis de la fin du bal de T. Beach, lorsqu’arrive l’aurore qui la sépare du couple formé par Michael Richardson et Anne-Marie Stretter ; on entre là dans une torsion où l’impossible se substitue au langage : il n’y a pas de mot pour dire cet instant qui manque — ce ravissement —, et voici que l’écriture chante cette absence :

« Ç’aurait été un mot-absence, un mot-trou, creusé en son centre d’un trou, de ce trou où tous les autres mots auraient été enterrés. On n’aurait pas pu le dire mais on aurait pu le faire résonner. Immense, sans fin, un gong vide, il aurait retenu ceux qui voulaient partir, il les aurait convaincus de l’impossible, il les aurait assourdis à tout autre vocable que lui-même, en une fois il les aurait nommés, eux, l’avenir et l’instant. Manquant, ce mot, il gâche tous les autres, les contamine, c’est aussi le chien mort de la plage en plein midi, ce trou de chair. Comment ont-ils été trouvés les autres ? Au décrochez-moi-ça de quelles aventures parallèles à celle de Lol V. Stein étouffées dans l’œuf, piétinées et des massacres, oh ! qu’il y en a, que d’inachèvements sanglants le long des horizons, amoncelés, et parmi eux, ce mot, qui n’existe pas, pourtant est là : il vous attend au tournant du langage, il vous défie, il n’a jamais servi, de le soulever, de le faire surgir hors de son royaume percé de toutes parts à travers lequel s’écoulent la mer, le sable, l’éternité du bal dans le cinéma de Lol V. Stein. »

 

À un moment de leur vie, les écrivains ont à voir, d’une manière ou d’une autre, avec le sublime : ils doivent faire quelque chose de cette voix excessive qui les traverse, qui est plus grande que leur vie, plus intense que leurs désirs ; et s’ils choisissent de s’en écarter, leur écriture, inévitablement, se met à stagner. Si au contraire ils endurent le face-à-face, ils peuvent tout perdre en versant dans une outrance aveugle, ou entrer enfin dans le bois sacré.

Il est évident que Duras ne s’est pas détournée ; et si la confrontation avec le sublime l’a projetée vers des directions incontrôlables, et parfois sibyllines, son écriture a bénéficié de ce risque : elle a vu ce que personne n’a vu.

Dans Le Camion, la femme évoque sa fille : « Elle parle toujours d’un contre-savoir qui interviendrait en nous, à chaque instant, et que nous repousserions. Mais en vain, elle dit. Elle dit : heureusement, car dans ce cas il faudrait attendre la mort des morts. »

Ce contre-savoir, Duras ne l’a pas repoussé : il lui accorde la voyance. La grande douleur sacrificielle au milieu de laquelle elle officie, à la place même qu’occupent les religions — vidant celles-ci de leur autorité, arasant la place du sacré comme un désert, et y mettant l’écriture —, cette grande douleur fait d’elle un médium : elle laisse venir le monde qui va s’offrir, en extase, à ses pieds.

Ainsi s’est-elle identifiée à la figure de la sacrifiée : celle, en particulier, d’une reine des déserts, celle qu’elle ne nomme pas Bérénice, mais « la Reine de la Samarie » — « reine d’un désert dont Rome n’a que faire » — l’amoureuse abandonnée qui subit le pouvoir de l’Empire, et qui se voue tout entière à la solitude de Césarée.

C’est depuis cette position qu’elle voit — qu’elle écrit en voyant — les amours, le malheur, et ce crime fondamental qu’on appelle l’Histoire : il y aurait beaucoup à dire sur La Douleur et Hiroshima mon amour, qui témoignent d’une expérience à la fois hallucinée et ambiguë de l’horreur, et qu’il faudrait sans doute lire ensemble. Auschwitz et Hiroshima. L’infamie allemande et l’infamie américaine. L’infamie mondiale. Pas seulement la guerre, pas seulement les crimes contre l’humanité, mais le crime incessant de l’humanité elle-même. L’humanité comme crime. Cela, elle le sait. (Et il faut remarquer qu’elle est, avec Georges Bataille, l’un des rares écrivains français à parler des bombardements atomiques américains sur le Japon).

Vers la fin d’India Song, il y a soudain l’Histoire, son irruption froide et scintillante comme une hache : c’est l’instant que je préfère, il emporte les personnages vers une immensité tragique. Le texte prononcé alors ne figure pas dans le livre ; on l’entend uniquement dans le film. Anne-Marie Stretter et ses amants sont vêtus de blanc, ils sont à l’hôtel Prince of Wales, aux Iles ; la lumière est claire ; ils rejoignent leur table avec une lenteur de spectres ; ils ont cette fatigue d’après la nuit blanche, qui est le comble de l’élégance. On entend le pépiement des oiseaux dans les manguiers. Ils s’assoient, languides, comme un bouquet de fleurs.

Une voix de femme, fragile : « C’était un soir de septembre, pendant la mousson d’été, aux Iles, en 1937. En Chine, la guerre continuait. Shangaï venait d’être bombardé. Les Japonais avançaient toujours. Dans les Asturies, la bataille faisait rage. On se battait encore. » Puis c’est Duras qui dit : « La République est égorgée. En Russie, la Révolution est trahie. » De nouveau la voix fragile : « Le Congrès de Nuremberg venait d’avoir lieu. »

Il n’y a pas d’issue à ce monde révoltant. L’issue est solitaire, ou dans l’amour. Les amants sont politiques, comme la solitude. Certains jours, on voudrait sauver la Terre ; et d’autres jours la voir brûler. Les idées nous dégoûtent : elles ne sont pas assez troublées. La plupart du temps, elles ne défendent que des intérêts, jamais la solitude.

 

Il existe un entretien très fou, assez peu cité, entre Marguerite Duras et Georges Bataille pour France-Observateur, en 1957, — on peut le lire dans Outside, sous le titre : « Bataille, Feydeau et Dieu » — où Bataille explique son concept de souveraineté par l’image d’une vache dans un pré ; où, comparant le monde de Dieu à celui de Feydeau, il dit soudain : « Être Dieu, c’est avoir voulu le pire. » (Et en relisant cette phrase, je pense à l’énoncé célèbre du Camion : « Que le monde aille à sa perte, c’est la seule politique. »)

Dans cet entretien, face à Duras qui insiste sur la question communiste, Bataille lui oppose son anarchisme dégagé ; alors que dans les années trente, notamment avec le groupe Contre-Attaque, il a vécu une phase de militantisme radical, voici qu’avec une humilité ironique, il rejette la politique : « Un très court moment, j’ai éprouvé un bouillonnement politique. Mais très vite j’ai recommencé à être dépassé par ces questions. Pour être communiste, il faudrait que je place un espoir dans ce monde. Entendons-nous : il me manque la vocation de ceux qui se sentent responsables du monde. Jusqu’à un certain point, sur le plan politique, je réclame l’irresponsabilité des fous… Je ne suis pas tellement fou, mais je ne prends pas la responsabilité du monde, dans quelque sens que ce soit. »

Duras lui demande alors : « Est-ce que je peux écrire néanmoins que le communisme répond pour vous à l’exigence commune ? » Réponse de Bataille : « Oui, vous le pouvez. Je considère que les revendications ouvrières, à la base, sont telles que les bourgeois n’ont rien à leur proposer. Mais encore une fois, je ne suis même pas communiste. »

 

La question politique, chez Duras, appartient essentiellement à la solitude, à ce monde de l’écriture où l’œil du hibou voit passer les corps dans la nuit, voit revenir les morts, et donne la parole, inlassablement, à l’impossible. L’expérience de l’Histoire demeure insignifiante si elle n’est pas accompagnée par celle de la forêt des morts. C’est dans la forêt des morts qu’on rencontre ceux et celles qu’on aime. On n’a rien à dire à ceux qui ne traversent pas la forêt des morts. Il n’y a pas d’écriture sans traversée de la forêt des morts.

Chez Duras, c’est très visible : les livres sont écrits depuis l’intérieur de cette forêt. Parfois même elle assombrit tout le récit. Les grands écrivains ne craignent pas de divaguer. Tout commence par la divagation. La divagation est le fond même du poétique. Et Duras a énormément divagué : l’immensité de sa divagation est devenue une œuvre.

Alors on pourrait bien sûr en réduire la nature, on pourrait psychologiser les abîmes de son écriture, on pourrait interroger cette méchanceté qui chez elle coïncide avec l’être, et identifier la nervure criminelle de sa jouissance ; on pourrait penser politiquement son goût pour la domination, sa volonté de régner sur les esprits en l’articulant à son itinéraire violemment français : du colonialisme revendiqué de sa jeunesse au stalinisme, en passant par des agissements ambigus pendant l’Occupation.

Et puis, on pourrait se méfier de celle qui dit : « J’ai toujours pleuré sur le sort de Hiroshima », comme le déclare la femme dans Hiroshima mon amour. Cette manière de prolonger la plainte des opprimés, de se faire la représentante des victimes peut sembler douteuse.

On pourrait le dire avec clarté : il n’y a pas d’innocence chez Duras.

Car avec elle, l’écriture plaide coupable. C’est là son génie — et c’est à ce point précis (fondamental) — que je me sépare de Duras : je crois que le monde est coupable et que la littérature est innocente. Je crois qu’il y a de l’indemne. Que tout n’est pas damné. Que la négation n’a pas le dernier mot. Je ne regarde pas la mort comme une punition. Je ne vois pas l’amour comme un malheur. Pour moi, au cœur de la solitude, il y a l’amour. L’amour et les étoiles.

 

Je vois Delphine Seyrig s’avancer en robe rouge dans la nuit, sa peau est si blanche qu’on discerne le bleu de ses veines.

Dans un texte de 1969, Duras dit qu’avant même qu’ils soient imprimés, elle « entend » tous ses textes lus par Delphine Seyrig ; elle dit : « On dirait qu’elle vient de finir de manger un fruit, que sa bouche en est encore tout humectée et que c’est dans cette fraîcheur, douce, aigre, verte, estivale que les mots se forment, et les phrases, et les discours, et qu’ils nous arrivent dans un rajeunissement unique. »

La nuit des amants est un bonheur déchirant. Le monde s’entête à sauter. Le crime ne s’arrête jamais, Duras le voit revenir sans cesse, les Allemands, et les Américains qui ont bombardé Hiroshima et Nagasaki, et les Français qui ont tondu les amoureuses à la Libération, et qui depuis se partagent le pouvoir. En France ils ont tondu des femmes et depuis ils gouvernent. Ce sont les mêmes qui aujourd’hui tondent les immigrés, les migrants, les pauvres, qui vont nous tondre tous.

 

Depuis plusieurs semaines, je n’en finissais plus d’écrire un roman : je croyais écrire sa fin, je m’endormais la nuit en pensant : demain, il me suffira de trois ou quatre heures et il sera achevé ; et puis des phrases arrivaient, par dizaines, par centaines, des phrases venues de cette densité qui m’avait porté pendant deux ans, des phrases qui dépliaient encore pour moi de nouveaux espaces et m’offraient des lumières, des détails, des inflexions qui s’étaient blottis dans les cachettes de ce livre. Ça continuait de plus belle. Et après deux années à agencer chaque scène de ce livre, à porter chaque jour son monde et ses passions, à composer le mouvement de ses voix, à régler minutieusement ses contrastes, ses couleurs, ses vitesses, à ajuster la tension de ses phrases jusqu’à la délivrance, une telle poussée d’écriture, en lâchant la bride, m’entraînait vers des lieux plus inconnus encore. Je pensais à Bataille, à ce qu’il nomme « le chien du savoir » et « le loup du non-savoir ». Le chien et le loup avaient conduit ensemble mon roman, la rigueur de l’un et la liberté de l’autre s’étaient nouées jusqu’à ce qu’il soit impossible de les distinguer ; et soudain c’était le loup, et lui seul, qui accélérait. J’ai eu peur de me laisser distancer par sa course, de ne pas être à la hauteur, de laisser passer ma chance. Il fallait, pour vivre cet afflux, que je fuie mon appartement, que je cesse d’écouter la voix domestique, laborieuse et ordonnée du chien, et que j’entre exclusivement dans cette autre solitude : celle du loup — celle de l’inconnu.

J’ai loué une pièce de 7m2, sans eau, sans toilettes, sans chauffage, sur les hauteurs de Belleville. J’ai passé là des heures inouïes. J’écrivais neuf heures par jour sans m’arrêter, en manteau, courbé sur le papier. La solitude est un espace qui ne cesse de s’ouvrir : elle est l’autre nom de l’élargissement. J’allais avec les noms, je roulais dans les étreintes, je rencontrais les morts. Les éclairs sont calmes ; et lorsqu’ils durent, on aperçoit entre les lignes des figures dont on n’avait pas idée, des formes souples, des couleurs justes. Là où le loup vous mène, il n’y a plus de différence entre la lumière et les ténèbres : la porte est ouverte, et l’on ne sait plus de quel côté de l’entrebâillement on se tient, on ne sait plus qui est mort et qui est vivant.

En rejoignant chaque matin cette petite pièce, dans une rue sans charme qui mène aux Buttes-Chaumont, je prenais un livre de Duras et je le glissais dans une poche de mon manteau ; je montais dans le bus qui mène à l’arrêt « Jourdain », je l’ouvrais au hasard, je feuilletais, je me laissais mener.

La Vie matérielle ou Écrire, c’est merveilleux d’en prendre deux pages, trois, quatre, de prendre ce qu’on veut, de lire ces pages très tôt le matin, et de se les infuser pour que ça glisse dans la lumière des arbres, pour allumer sa soif, pour amener la solitude à la solitude — pour « fuir seul vers le seul », comme disaient les Grecs.

Et puis, quelques jours après avoir fini d’écrire mon roman, j’étais dans un café, il était dix heures du matin, je savourais la fin de l’écriture ; et en relisant Supplément à la vie de Barbara Loden de Nathalie Léger, je suis tombé sur la phrase de Duras, celle que je cherche depuis si longtemps, cette phrase en laquelle j’ai vu tout Duras, et grâce à laquelle j’ai lu et relu ses livres pour écrire ce texte. Nathalie Léger la citait, comme je l’avais souvent citée avant de l’oublier, avant de me jeter dans l’écriture de mon roman et, en un sens, d’accomplir cette phrase.

Elle disait ceci : « Je crois qu’il reste toujours quelque chose en soi, en vous, que la société n’a pas atteint, d’inviolable, d’impénétrable et de décisif. »

Texte publié en partenariat avec Les Champs libres de Rennes, à l’occasion du festival Jardins d’hiver (2-4 février).

 


Yannick Haenel

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