Récit

La fin de l’infini

Écrivain

On connaît la volonté de puissance, mais chez Frederika Amalia Finkelstein, comme dans son dernier roman Aimer sans savoir, être sans comprendre, il y a ce qu’on pourrait appeler la volonté de liberté. Le 19 novembre, devant l’écran de son téléphone, elle assiste à la victoire de Milei dans une Argentine qui est aussi son pays, et au sein de l’épouvante de la réalité, au beau milieu de l’intime et du contemporain, surgit la sidération.

Regarde vers le ciel

Puisqu’ici-bas, vivre détruit.

 

J’étais allongée sur mon lit, mutique, à moitié vivante. Nous étions le 19 novembre 2023, Javier Milei venait d’être élu président de la nation argentine avec 55,3% des voix. Il était minuit passé, je savais le gâchis annoncé de ma nuit, l’insomnie flamboyante qui s’ensuivrait inévitablement. J’entrais dans une sidération. Comment est-ce possible, me disais-je, comment est-ce possible, tandis que des images de Buenos Aires en liesse sous le soleil couchant se succédaient dans le petit écran de mon iPhone, entrecoupées d’une vidéo virale du nouveau président élu en train de brandir une tronçonneuse et d’appeler au massacre de l’État providence, et qui tournait en boucle.

Loin de tout, c’était peut-être la plus proche définition du lieu où je me sentais glisser. L’Argentine, plus que jamais, me manquait, et plus que jamais, me semblait inatteignable.

Quel autre pays pour choisir comme gouverneur suprême un économiste libertarien, qui déclare avoir cloné ses chiens, vivre avec sa sœur, s’opposer à l’avortement tout en diabolisant l’Église, revendiquer le rock’n’roll, le tantrisme et la Torah comme instruments de savoir-vivre, comparer le peso à un étron, pour mieux faire régner le dollar, le tout sur un plateau de télé-réalité ?

 

Je me sentais impuissante, minable, à regarder les événements se dérouler sur une petite machine. Je passais à côté de l’Histoire, de mon histoire — à côté du sens de ma vie. Une guerre démocratique venait de se déclarer, et moi j’étais absente, à des dizaines de milliers de kilomètres de l’action.

Cette passivité coupable me pesait. Je voulais être là-bas : au plus proche de l’abîme.

 

Oui, je voulais être là-bas, mais je n’étais pas non plus ici, à Paris, dans le lieu géographique où j’habitais : à nouveau prise au piège dans l’intervalle de ces hémisphères et en réalité incapable d’appartenir à l’un ou l’autre ; en suspens dans ce creux ­— deux terres, deux langues — si bien connu des exilés et de leurs enfants.

Depuis quelques heures, en ce soir de novembre, je n’étais plus vraiment dans mon corps. Une dissociation consciente opérait. Et j’ai pensé : voilà ce que peut le politique. Le politique a le pouvoir de modifier les corps.

 

Il y avait de la crainte et du dégoût dans mon cœur, mais aussi, je l’avoue, des sourires émus réfrénés, devant les démonstrations de la ferveur populaire. Des cris de bonheur étaient enregistrés dans toutes les villes du pays. On voyait des jeunes, des vieux, des enfants, dans les rues, tous affluaient en vagues d’espérances vers le centre de la capitale pour célébrer la promesse d’une vie nouvelle, la fin annoncée d’une inflation maladive et du déni du droit de vivre dignement. La misère allait enfin disparaître, la vie allait se métamorphoser en quelque chose de possible, ce serait bientôt la fin de la perpétuelle souffrance, et ce corps et cette voix incarnaient ce changement, le Lion aux yeux bleus d’acier allait sauver les âmes condamnées à la misère, leur ouvrir les portes du royaume de la Vie ! Le slogan de campagne de Milei était hurlé dans les rues telle une proclamation royale, Viva la libertad, carajo !Vive la liberté, putain, mais une part de moi-même était insensible à la folie bouffonne de ce pays dont les péripéties dramatiques ne m’étonnaient plus en rien, Argentine est magie noire, Argentine est folie insoignable, je pensais, et ainsi je fermais les yeux pour rompre l’envoûtement. Mais toujours, je revenais au présent et à l’écran, happée par ces visages inondés d’espoir, les mêmes expressions de transe qu’après la victoire de l’Argentine à la coupe du monde de football de l’an 2022. C’était chez ce peuple une résilience aberrante, aussi forte que désespérée.

 

Mort à la survie sans horizon — voilà ce qui animait le soir du 19 novembre l’ivresse et la colère de cette foule argentine.

Et je pensais amèrement, des larmes dans les yeux

 

Que d’illusions, que d’illusions fatales perpétrées par le politique et sa parole.

 

J’avais passé les heures précédentes à tenter en vain d’écrire une phrase. Je voyais la page blanche de la journée revenir mentalement me hanter, la page que je n’avais pas réussir à investir, à dompter, à remplir — j’ai failli dire ma page, mais aucune page ne nous appartient. J’imaginais des mots s’y former, illisibles. Un silence dément dans la tête me broyait. Écrire était semblable à lutter contre des sables mouvants. Les gestes de résistance nous enfoncent, et ainsi à tort, je m’entrainais vers le fond et vers l’ensevelissement.

 

Que vont devenir mes phrases, me disais-je, que deviennent-elles déjà, alors que ce l’on nomme intelligence artificielle est capable, au contraire de mon esprit, de mon cœur et de mes mains, instantanément et sans limite, de produire indéfiniment du langage ? À mesure que cette intelligence chiffrée avançait, inondait le monde de son artificialité, je ne trouvais plus mes mots.

Je devenais un silence.

 

Je m’interrogeais sur la possible connexion plus ou moins directe, plus ou moins symbolique entre ces deux phénomènes, cela prenait peu à peu la forme d’une évidence — j’étais en train par mon silence d’anticiper la disparition de mon langage organique et en train d’anticiper la disparition de mon corps.

J’avais peur d’être pulvérisée par le génie des machines et leur efficacité.

Je craignais que le chiffre sacrifie la lettre.

L’image devant la phrase, jusqu’à envahir les zones vierges de l’invisible.

 

Étais-je en train de vivre la fin de l’infini ? Le règne définitif du 0 et du 1 ?

 

Dissipation. Procrastination. Rêveries enchevêtrées, inabouties.

Insomnie sur insomnie.

Au seuil du sommeil, au lieu de compter les moutons, pour me distraire et repousser le monstre Morphée (les insomniaques le savent, moins l’on dort et plus l’on a la peur de s’abandonner à l’endormissement), je déroulais des listes de dates.

20 août, 4 octobre, 8 mars, 10 février, 20 avril, 22 décembre.

Nous avons nos dates de naissances et de morts, d’amours et de ruptures.

11 septembre, 7 janvier, 13 novembre, 7 octobre.

 

Je voyais les visages des êtres que j’avais aimés, entrecoupés de successions de souvenirs heureux ou terribles, et ainsi l’intime se mêlait à l’extériorité du monde, et les événements traumatiques de l’Histoire venaient s’immiscer dans ma somnolence, puis je voyais en cauchemar les montagnes de livres dans les librairies, les bibliothèques, dans ma maison, sur les étagères et sous mon lit. Les livres à paraître, les livres parus. Une sorte d’obscénité quantitative. Je me sentais terrassée par la production excessive de langage, et bientôt bonne à être remplacée intégralement par les lois algorithmiques.

 

Ces jours-ci, j’avais recommencé à écouter Radiohead, intensément. Au plus bas de mes capacités créatives, quand les mots s’effondraient, la musique reprenait une place centrale et nécessaire dans les jours et les nuits. À fond dans le casque, je laissais la musique me saigner les oreilles, peut-être pour mieux ressentir l’aberration de cette vie. Et je me disais quelle réussite, quelle réussite artistique totale, et quel courage d’avoir poursuivi le chemin de la création, sans jamais se détourner de la recherche, ni du doute, et encore jusqu’à maintenant ; alors que tant d’autres artistes se sont vautrés dans une automatisation et dans une industrialisation mortifère, abandonnant tout travail de vérité, d’éthique, d’investigation, toute capacité à s’étonner, et à travailler sur le son et sur ce que signifie écrire, chanter : créer de la vibration. J’en ai voulu à beaucoup, d’avoir gâché un potentiel grandiose et d’avoir renoncé au vertige de la quête et de l’amour pour cette poursuite vitale, illimitée.

 

Regarde vers le ciel

Puisqu’ici-bas, vivre détruit.

 

Mes yeux revenaient vers l’écran, je tentais de me concentrer un minimum, même si cela me coûtait : la caméra emmenait le spectateur à l’intérieur du quartier général de campagne du président élu et de ses proches. C’était un tout autre public que la foule aperçue au-dehors. La richesse, l’exubérance, la suffisance dans leurs yeux vaniteux, drogués au pouvoir fraîchement acquis. Tas de faquins, me disais-je, pauvre Argentine, que deviendras-tu ?

 

J’ignore pourquoi, le visage de Nicolas de Staël me revint soudainement en mémoire. Son regard plus précisément. Il y avait dans ce regard un décalage infime entre les pupilles, proche d’un strabisme léger. Je m’étais demandé pourquoi ses yeux étaient ainsi déviés l’un de l’autre en leur centre, comme on me l’avait fait remarquer pour les miens. Serait-ce un signe neurologique d’une différence, et qui nous liait ? Je l’avais remarqué chez d’autres êtres, en général et de façon tout à fait mystérieuse, chez ceux-là mêmes envers lesquels je ressentais une proximité d’esprit, qu’ils ou elles soient ou non des artistes. Moi, je regardais tous les jours mes mains prendre de l’âge. Leurs microfissures se déployaient. Je me méfiais de ces mains parce que je les soupçonnais de vieillir exponentiellement, et ainsi j’étais le témoin nerveux de cette fossilisation anticipée, et au-delà d’être témoin de ma peau, j’étais le témoin du temps, de ce magistral et misérable temps qui fuit toutes nos questions. Et alors je pensais : ces mains sont-elles tes mains ? J’ai eu cette pensée avant-hier qui me disait non pas que le monde serait mieux sans moi mais que je serais mieux sans le monde. Nicolas de Staël s’était-il suicidé parce qu’il avait eu peur de ses mains, peur de ses yeux, peur de ses visions ­? Peur du temps qui nous tue ?

 

Je voyais maintenant se superposer imaginairement, sur l’écran de mon iPhone, comme en signe de protection spirituelle contre l’immondice de cet instant télévisé, le tableau Parc des Princes de Staël, qui représente un match de football. Au fond, ce tableau, c’était l’Argentine. Sa part la plus poétique, tout le contraire des visages infâmes, affamés de carrières et de dollars, que l’on voyait défiler dans la fosse, devant le pupitre de Milei, qui s’apprêtait à déclamer son discours de victoire. Je préférais penser à l’Argentine comme à cette peinture de Nicolas de Staël : violente, nuancée, libre, mouvante, électrique. Quelques nuits auparavant, j’avais fait un rêve étrange ; j’avais rêvé que la maison de Staël à Antibes était ma maison ; j’allais aux fenêtres, dans le noir de la nuit, pour les ouvrir, puis je me jetais dans le vide. Mais je ne tombais pas. Je me mettais à voler, et mon corps devenait de la peinture — comme si j’entrais dans un de ses tableaux. Tout, autour, était composé géométriquement, la mer était un rectangle et le ciel, un assemblage de carrés, les couleurs étaient argentines : bleu, blanc, soleil jaune.

 

Au réveil, j’avais ressenti la pesanteur intolérable du réel, et j’avais le cœur fendu.

 

J’en ai voulu à Nicolas de Staël : à son suicide. Je lui en ai voulu d’avoir abandonné la vie et d’avoir renoncé à la promesse de sa peinture.

Peindre n’était donc pas assez :  l’art n’était pas assez pour lui sauver la vie — ou le sauver de sa vie.

Si lui a renoncé, lui, si lumineux,

Pourquoi nous continuons ? Comment continuer ?

Cette question vertigineuse, je vis avec elle. Elle met en jeu ce qui m’habite et qui est bien plus grand que ma petite personne.

 

J’ai encore la naïveté de vouloir une vie acceptable : sereine, digne, profonde.

Voilà des mots que j’ose à peine prononcer, comme désormais le mot « artiste ».

Je n’ose plus croire à la plénitude de notre monde.

J’y ai cru enfant ; j’y ai cru jusqu’à un certain âge.

 

N’oublie pas de regarder vers le ciel, pour essayer d’y croire encore : croire que le langage infini existe. Nous le cherchons tel un repos.

 

Je tenais toujours l’écran dans mes mains, je ne sais pas depuis combien d’heures. Je regardais sans voir.

Mon souffle avait faibli. Je n’étais pas présente.

Toutes les ouvertures, la beauté pleine, les horizons purs étaient ailleurs.

Je l’ai sentie directement venir de ce lieu virtuel, chiffré : la fin de l’infini.

 

Elle était dans ces images, enfermée dans le rectangle, et elle s’infusait en moi, me donnant invisiblement la mort.

 

J’ai éteint l’écran.

C’était la meilleure décision en ce sombre jour.

Remets-toi en mouvement, j’ai pensé.

Lis, Respire, Contemple : nourris-toi.

 

Je n’ai plus rien à gagner à avaler ces images. Je ne changerai pas le monde en les affrontant.

 

L’écran éteint ravive la pensée, le continu, ravive le fil imparfait de la vie : le fil du temps. Là s’ouvre une liberté.

 


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