Roman (extrait)

Les musiciens du dimanche

Écrivain

Quelque part en Bourgogne, entre une forêt et un petit village, dans une roulotte, se sont installés trois musiciens qui ont ceci de particulier qu’ils semblent ne jamais vouloir jouer en public. Dans Les Enfants Boetti (2022), le narrateur, un émouvant rêveur, était à Rome et Londres. Dans le chapitre inédit du roman en cours d’écriture que Pierre Testard nous a confié, Benvenuto vient également d’Italie et semble aussi libre qu’un artiste du dimanche.

En septembre de chaque année, Benvenuto rendait visite à Benedetto, son père moribond, dans les faubourgs de Rome. Tous les ans, il hésitait à y aller car le voyage était long, le mal du pays l’affectait peu et son père ne se fatiguait visiblement pas de mourir, et tous les ans, il y allait quand même, car le médecin disait qu’on ne pouvait pas savoir si le Signore Boetti serait encore lui-même au début de l’hiver. Il endurait certes la maladie inconnue qui le frappait avec une élégance remarquable, mais le périmètre de ses activités quotidiennes se réduisait de plus en plus et il approchait des quatre-vingts ans. Sans la présence de ses chats et de ses voisins de toujours, Benedetto aurait sans doute déjà rejoint sa femme Marta dans l’autre monde. Quand Benvenuto était à son chevet, il lui décrivait la belle demeure qu’elle habitait désormais, le puits dans le jardin, où elle regardait frétiller les têtards, les bancs sur lesquels elle s’allongeait, au milieu des rhododendrons, et les sentiers qu’elle ne voyait plus, enfouis dans la forêt environnante. Le matin, Marta s’asseyait en chantonnant dans les fauteuils incroyablement profonds du grand salon, pieds nus sur la moquette lumineuse, et regardait, à la suite, quatre ou cinq épisodes d’une série policière sans dialogues. À midi, elle descendait manger un bol de soupe dans le réfectoire tenu par un sosie de Patti Smith, qui lui glissait toujours un bout de pain dans la poche avec un grand sourire édenté. Ensuite, elle empruntait un des deux ascenseurs grillagés pour retrouver, au premier étage, le dénuement de la chambre numéro 7, équipée d’un lit simple, d’un autre fauteuil profond et d’une salle de bains orange héritée des années 1960, faire une sieste, ou observer longuement ses colocataires, installées dans les chaises longues le long de la maison ou à l’ombre des hêtres. Elle avait toutes sortes d’amies dans cette maison sans âge, qu’elle avait rencontrées là ou qu’elle avait connues il y a longtemps, lors de missions géologiques avec Benedetto, ou après sa retraite. Il devait y avoir trois hommes et dix femmes au total, ce qui était à ses yeux l’équilibre parfait, sans doute parce qu’à l’exception de son mari et de son fils, elle avait toujours vécu entourée de femmes. Chacun avait sa chambre numérotée, son lit simple et son fauteuil profond, et il y avait aussi un couloir interminable avec des chambres vides, destinées aux nouveaux venus. En fin d’après-midi, Marta redescendait au sous-sol, où il n’y avait plus trace du double de Patti Smith, pour jouer aux cartes avec son amie Plume et un docteur aux idées fumeuses appelé Ruben. Le soir, après le dîner, elle retournait dans le grand salon ou elle s’installait, lorsqu’il faisait bon, à une des tables rondes dispersées sur la pelouse, en attendant le concert du jour. Juste avant 21h, deux jeunes musiciens impeccablement habillés, surgissaient de la forêt en claudiquant, à cause du poids délirant de leur matériel, et se préparaient lentement, pour donner le temps à tout le monde de s’installer. Puis ils se lançaient dans leur répertoire de reprises, arrachant des applaudissements enthousiastes dès qu’ils jouaient une chanson de Gabriella Ferri ou Renato Zero. Marta ne se souvenait ni des noms, ni des titres des chansons mais si elle reconnaissait un air, elle se levait et sifflait très fort entre son pouce et son index. Elle s’endormait toujours avant la fin du concert, le sourire aux lèvres, ce qui donnait l’impression qu’elle communiait avec des plaisirs lointains. En réalité, elle était bercée par la voix des deux chanteurs, qui résonnait dans la forêt et apaisait tout le monde. La nuit tombée, des chauve-souris leur sortaient de la bouche pour filer droit vers la masse obscure des peupliers.

Soulagé de voir que son père repoussait encore le repos ultime par la fougue de ses soliloques, Benvenuto prenait son temps pour rentrer en France. Il privilégiait les tortillards s’arrêtant partout et permettant de voir du pays, parce que c’était moins cher mais aussi parce qu’il avait peur de perdre la tête en avalant les kilomètres dans les nouveaux trains qui fendaient le paysage à une vitesse démentielle, sans parler de l’avion et des aéroports, dont l’organisation millimétrée lui rappelait les poules pondeuses confinées dans leurs batteries, et rien que d’y penser, ça lui donnait la migraine. Au terme d’un périple de deux jours où il pouvait apercevoir le dôme de Florence, faire escale dans le délire architectural de la gare de Milan et s’abreuver des eaux sereines du lac du Bourget, il était fourbu, isolé dans sa bulle de voyageur, fuyant les bavards comme les bébés, lorsqu’il se retrouvait dans le train qui reliait Lyon à Dijon. La seule question qui l’occupait alors était de savoir s’il allait descendre à Tumours ou à l’arrêt suivant, la minuscule gare de Sommelet-la-Grande, légèrement plus proche de Berroi. Une fois sur deux, la réponse lui était donnée par un coup du sort, qui arrêtait la locomotive en pleine voie, offrant parfois au wagon dans lequel il était assis une vue imprenable sur les allers et venues d’un tracteur qui ronronnait en moissonnant du colza ou en épandant des longues traînées de fumier, et plus rarement sur une piscine de notables de la bourgeoisie lyonnaise, dans laquelle s’ébrouaient leurs enfants et leurs amis.

Peut-être ne supportait-il pas un tel spectacle, peut-être ne comprenait-il pas les annonces ambiguës du chef de bord, peut-être était-il enfin impatient de rentrer chez lui. Toujours est-il que si l’arrêt en pleine voie dépassait le quart d’heure, au mépris de l’inertie des autres passagers, de leur incompréhension et de leurs soupirs partagés, il ouvrait la porte de la voiture, son sac de randonneur harnaché sur le dos, sautait directement sur la voie et s’enfonçait dans les fourrés. Il se dirigeait alors vers son lac favori, en bordure de la Grande Forêt, que la nuit soit déjà tombée ou commence à descendre des arbres, il balançait son sac et ses vêtements dans l’herbe, et repensait à ce que sa mère lui avait dit toute son enfance : il n’était pas une marmotte et s’il plongeait la tête la première, il risquait d’être terrassé par le froid. Au lieu de céder à cette tentation, comme l’aurait fait Bob et une bonne moitié des habitants de Berroi, il trempait donc le bout de son pied dans l’eau, se mouillait la nuque, regardait l’horizon en respirant profondément et finissait par se lancer. Il nageait la brasse sans amplitude, en s’arrêtant parfois pour s’assurer qu’il avait encore pied ou qu’il n’était pas trop loin du rivage. Après avoir parcouru vingt ou trente mètres, il plongeait enfin la tête sous l’eau, une première fois brièvement, une deuxième fois en se propulsant comme une grenouille, la troisième fois en ouvrant ses yeux myopes dans l’eau ensablée, la quatrième fois en sondant jusqu’à ce que les bancs d’algues lui chatouillent les poignets et le bas-ventre. Puis il remontait à la surface, faisait la planche et se laissait aller, en regardant les hirondelles tournoyer au-dessus de lui, plonger tout à coup et glisser sur l’eau, le bec grand ouvert. S’il restait sans bouger un peu trop longtemps, il commençait à frissonner et devait donc se remettre à la verticale en battant des jambes et faire quelques longueurs de crawl. Dans ces moments-là, il aurait aimé sauter dans un bain bien chaud, avoir le visage pris dans les vapeurs brûlantes, et s’il avait un regret depuis qu’il vivait dans la roulotte, c’était de ne pas pouvoir prendre de véritable bain, c’était peut-être même un de ses plus grands regrets, ne pas avoir pris assez de bains en quarante-six ans, ce qui était très différent d’une baignade dans un lac : l’un réchauffait, détendait les muscles et favorisait la contemplation, quand l’autre rafraîchissait, revigorait les nerfs et vidait la tête.

Le seul passage de sa vie où il avait pris des bains régulièrement, c’était vers la vingtaine, quand il avait vécu avec plusieurs amants à la suite, un commercial qui n’était jamais là, un saxophoniste qui passait son temps libre, par souci d’hygiène, à nettoyer les surfaces de son logement, un employé de banque qui aimait le rejoindre dans la baignoire, et un ingénieur du son, qui préférait les douches. C’était naturellement chez le commercial qu’il avait pris goût à l’immersion et remarqué qu’on pouvait faire un tas de choses intéressantes dans un bain, si l’on était un temps soit peu préparé, comme boire un thé pour se baigner l’intérieur en même temps que l’extérieur du corps, chanter en apnée, ou se laisser glisser dans le fond de la baignoire, enfoncer sa tête dans l’eau jusqu’aux oreilles, tapoter la surface de l’eau avec ses mains et laisser les vaguelettes ainsi formées clapoter dans ses tympans. Nouveau-né, il avait pris des bains dans un tonneau, mais il n’y avait pas de salle de bain dans l’appartement familial, la douche était sur le palier, et son premier véritable souvenir de bain solitaire, c’était adolescent chez sa sœur, de douze ans son aînée, qui était partie vivre à Venise et qui, au bout d’une demi-heure, lui avait demandé ce qu’il faisait au juste enfermé dans la salle de bain, prenait-il un bain pour se laver ou pour autre chose, elle n’était pas loin d’être d’accord avec leurs parents quand ils disaient que c’était un véritable glandu et qu’il avait de la fumée plein le cerveau, et lorsqu’il était parti travailler en France bien plus tard, il avait surtout vécu dans des pavillons, des campings et des studios en ville, des endroits qu’il avait tôt fait d’oublier mais qui avaient fait de lui, sans aucun doute, un grand nostalgique de la baignoire. Dans la roulotte, il cohabitait avec cette nostalgie et se contentait de fréquenter les lacs et les cours d’eau avec assiduité, ce qui, après tout, le consolait. Les jours où il se sentait d’attaque, il allait même piquer une tête dans l’étang brumeux en-dessous du château et en revenait content, étourdi pour les sept jours suivants. Au début de l’automne, il continuait de se glisser dans l’eau avec Bob, comme une ombre discrète attirée par le reflet des saules, mais quand arrivaient les premières gelées, les choses n’étaient plus aussi simples, le brouillard s’en mêlait, il se demandait même s’il ne ferait pas mieux de quitter la caravane pour se trouver un studio avec baignoire à Tumours. Ce qui le retenait de le faire, c’était l’état pitoyable de ses finances et les intrigues qu’il ourdissait avec Bob et Boni, dont j’allais un jour découvrir toute l’étendue.


Pierre Testard

Écrivain, Traducteur