Bois-Diable
À bord de notre voiture, Estelle et moi, nous quittons Kourou et nous roulons sur l’unique route côtière. 120 kilomètres plus loin à l’ouest du pays, nous arrivons d’abord à Iracoubo et nous devons présenter nos pièces d’identité aux gendarmes postés à l’entrée de cette bourgade, un poste frontière à l’intérieur du département institué en 1992 pour contrôler l’immigration irrégulière et les trafics de marchandises illégales. Ce checkpoint exceptionnel signale que le territoire au-delà appartient à un autre monde aux contours mouvants. Puis, nous continuons encore une soixantaine de kilomètres avant d’atteindre Saint-Laurent au bord du fleuve Maroni, ville de mutations présentée par les observateurs comme le futur hub du grand Ouest guyanais, nouveau Far-West : un pays en soi, doté de son autonomie politique et de son propre gouvernement, fusionné à certaines régions du Suriname voisin. Ce territoire abrite une forte population de jeunes qui expérimentent de nouvelles manières de vivre, perpétuant à leur façon la tradition du marronnage des évadés de l’esclavage : invention de luttes, insurrections protéiformes, transformations en sociétés secrètes, chants et pratiques vaudou.
Un territoire modelé également par les trafics humains dans l’obscurité des villages clandestins cachés dans la forêt environnante, point de départ aussi des mules vers la Métropole. Selon les estimations de la police, tous les jours une trentaine parviendraient à franchir la douane à l’aéroport international Félix Eboué près de Cayenne, des dizaines de petits paquets de poudre dans les intestins. Le profil de ces mules révèle l’étendue de la pauvreté : femme enceinte désespérée, adolescent inconscient ou menacé de mort par les trafiquants ou grand-mère sans ressources.
La rive surinamienne, de l’autre côté, vacille dans la brume de chaleur. Là-bas, c’est Albina, la ville où les douaniers ferment les yeux dans leur guérite. Depuis cette frontière, les pirogues partent, chargées de migrants et de sacs de cocaïne, pour rejoindre le quartier de la Charbonnière à Saint-Laurent, fief des bushinengues. Les contrebandiers se déplacent en pirogues, par groupe d’une dizaine, pour tromper la vigilance des gendarmes. Go fast d’eau douce diablement efficace. Depuis leur caserne plantée à quelques mètres du rivage, les gendarmes assistent, impuissants, à l’arrivage des cargaisons de marchandises illégales. Pas simplement de la poudre blanche, mais aussi des machines domestiques ou des moteurs de toutes sortes en pièces détachées, reconstituées une fois à terre pour être aussitôt vendues. Aguerris au cours des générations, les piroguiers donnent chaque jour sur le fleuve libre cours à leur ingéniosité. Les camions ou les engins de travaux publics traversent d’une rive à l’autre sur des pontons de fortune formés d’assemblages de pirogues fixées les unes aux autres. Ces chargements ingénieux remontent le fleuve en amont et parviennent à franchir les rapides sous la conduite des piroguiers aidés de leur connaissance précise de la configuration fluviale. Dans les passages très accidentés de leur navigation, ils utilisent les techniques de halage : tractions des pirogues avec des cordes depuis le rivage.
Avant de débarquer ici, empaquetée et pure, en provenance de Colombie, la cocaïne transite d’abord par la Guyana, puis le Suriname.
Le fleuve Maroni, lui, impose sa masse tranquille. Près de l’embarcadère où affluaient autrefois les forçats à leur descente des bateaux en provenance des côtes françaises, un vieux rafiot enseveli sous un voile de rouille s’enfonce dans la vase d’une mangrove.
Le 6 septembre 1923, Albert Londres publie dans les colonnes du journal Le Petit Parisien un récit de voyage après sa visite des bagnes à Saint-Laurent et aux Îles du Salut en Guyane. Cette lecture, que je découvre vers mes 18 ans, ravive ma fièvre paludéenne, maladie que j’ai contractée dès l’âge de sept ans, lors de mon premier séjour guyanais. En parcourant de nouveau ce texte aujourd’hui, je retrouve une sentence prononcée par le commandant Masse, qui m’avait alors profondément marqué et qui résume la rudesse de notre condition humaine : « Voyez-vous, le monde est fait de trois choses : le ciel, la terre et le bagne. »
En 1858, l’administration pénitentiaire installe près de l’embouchure du fleuve Maroni un camp de transplantation et ses bureaux. Le quartier, alors appelé le Petit Paris, allait étendre alentours ses bâtisses coloniales pour devenir Saint-Laurent du Maroni, dénomination choisie par le gouverneur Auguste-Laurent Baudin quatre ans plus tôt. Pour les autorités françaises de l’époque, le bagnard est autant une marchandise qu’un agent de développement de l’économie guyanaise. Du milieu du XIXe jusqu’en 1938, elles envoient environ soixante-huit mille prisonniers, dont neuf cent treize femmes, croupir dans les cachots aux portes de l’Amérique du Sud. Toutes et tous sont astreints aux travaux forcés, d’autant plus insoutenables qu’ils leur semblent sans but. À son arrivée sur l’embarcadère, chaque condamné devient un forçat et reçoit la bénédiction mortifère de la bouche de l’officier de service, pastiche de l’Enfer de Dante : « Toi qui entres ici, abandonne toute espérance. Ta vie n’est plus à toi. Rayé de l’ordre des hommes, tu n’es plus qu’un numéro. »
La littérature administrative définit trois catégories de bagnard. Le « Transporté » ou le criminel de droit commun. Le « Relégué » ou le petit délinquant récidiviste. Et enfin, le « Déporté » ou prisonnier politique, assigné à résidence sans travail forcé. Des termes d’une froideur sans aspérité, stricts, réduits au seul périmètre de leur nomenclature bureaucratique, figés dans cette sécheresse, comme les cailloux concassés à coups de marteau sous le cagnard guyanais.
La visite des bâtiments du bagne réveille mes visions d’enfant lorsque j’avais entendu notre guide raconter le festin des requins dévorant les cadavres des bagnards des Îles du Salut au tintement de la cloche. Ce souvenir est lointain, son épreuve aussi, mais son empreinte demeure. En revanche je garde un très vague souvenir de ma découverte à cette époque du bagne de Saint-Laurent en compagnie de mes parents et de ma sœur, Emily.
Ce n’est qu’aujourd’hui que l’effroi de ce lieu m’apparaît dans sa violence. Un lieu de souffrance organisée, construit pour réduire le « Transporté » à un objet dont toute vie n’a plus lieu d’être. Dans les cachots, soixante-dix bagnards dorment souvent côte à côte, à même la pierre, les pieds enchaînés à une barre de fer qui longe le mur de la cellule. Un trou d’aisance au fond de la pièce sert à déféquer, uriner ou s’enculer, seule distraction arrachée au nez et à la barbe des surveillants et assouvie sous le regard morne des autres. La pièce n’a aucune aération. Les forçats meurent souvent par lente asphyxie, emportés vers la mort dans l’ivresse pestilentielle de leurs propres excréments et de leur crasse. Ils meurent de soif, d’épuisement, de maladie. Ils meurent aussi de tristesse, du trop-plein de néant.
La plupart du temps, leur travail consiste à pousser sur des rails, depuis le bourg jusque dans la forêt, des chariots de plusieurs tonnes. Ils l’effectuent nus, dans un état de complète humiliation. À la moindre occasion, la guillotine tranche des têtes dans la cour du camp de transportation, sous les yeux éberlués des forçats. Plus de soixante-dix exécutions sont recensées pendant cette tragique période. La veille de sa décapitation, un condamné grave dans la pierre de son cachot, au moyen d’un clou ou d’une lame, une dédicace, la dernière : « Adieu maman. »
Enfermement et immensité des espaces. Cette dualité se ressent assez vite quand on séjourne ici sur ce territoire, plus qu’ailleurs. Le désir d’embrasser les espaces époustouflants de cette forêt amazonienne en apparence inaccessible, puis aussitôt après, la sensation de claustration, d’inexorable inertie.
Sur la terrasse du café de l’embarcadère, une mangue tombe près de notre table. Je me lève, la ramasse, je la plante à la pointe de mon couteau, je l’épluche, puis l’offre à Estelle.
Le soir, on dort dans un carbet installé dans le jardin d’une maison où réside un jeune couple. Elle, métro, enseignante. Lui, piroguier, bushinengue. Après le dîner, il nous raconte des histoires d’envoûtement et d’esprits voyageurs, des histoires de jeunes filles mises enceintes par des esprits. Pendant longtemps, nous dit-il, existait un quartier à Saint-Laurent, devenu inaccessible aux humains, livré au règne unique des peuples de mondes parallèles. Quiconque s’aventurait dans cet espace disparaissait aussitôt dans les ténèbres.
Le lendemain, en remontant vers l’océan, alors que nous approchons d’Awala Yalimapo, lieu de la révolte amérindienne où Félix Tiouka prononça son grand discours en décembre 1984, une petite voix intérieure m’invite à quitter la départementale D22. Sans chercher à raisonner, je m’engage sur un sentier dont je ne retrouve pas aujourd’hui le tracé sur la topographie de l’imagerie satellite. Il me conduit aux abords de la mangrove.
À peine sortis de la voiture, nous nous frayons un chemin entre les palétuviers et nous voici face à l’immensité marine sur les rives de l’estuaire : fantastique fusion des eaux de fleuves Maroni, Mana et de l’océan. Un banc de sable parsemé d’une végétation basse d’un vert ardent s’étend jusqu’au lointain, inondé de soleil, balayé par le vent du large profond. Sur cette bande de terre ourlée de marécages et peuplée d’insectes, des milliers de petits échassiers se tiennent serrés les uns contre les autres dans un ordre secret. Ils s’effleurent, sans jamais se toucher, comme autant d’arbres aux branches timides. Ils chantent et dansent sous la baguette d’un chef d’orchestre cosmique. Les oiseaux ont perçu notre présence. Une vague de plumes s’élève à quelques centimètres au-dessus de l’écume. Elle zigzague en diverses ondulations, au rythme des piaillements cristallins. Certaines formations d’oiseaux se posent sur une souche à demi immergée, non loin du rivage. D’autres cabrent leur vol et prennent la direction opposée pour rejoindre les nuées sombres tout là-bas.
Plus loin sur les flots, les urubus plus lents tournoient avant de s’abattre sur une carcasse quelque part dans la mangrove. Les ibis rouges longent la ligne d’horizon qu’ils soulignent de leur long cou, leur bec en aiguille de pin, leurs ailes amples couleur sang de ciel. D’autres volatiles, des aigrettes ou des anhingas d’Amérique, s’élancent au-dessus de la mer dans un couloir aérien de grande vitesse qui les propulse au ras de l’eau, évoquant tour à tour de frêles engins spatiaux, des architectes de l’espace, ou des pinceaux vivants. Leur chorégraphie nous arrache le cœur et les yeux et nous donne à sentir et à voir autrement. Alors je songe à ceux et à celles dans les siècles passés venus à ce point de l’estuaire pour s’offrir ce spectacle, à ces générations de contemplatifs, tous les gens d’ici, Amérindiens, évadés, migrants, ce que nous sommes toutes et tous. À cet instant, j’entends le vent qui vient du futur, le chant des animaux en feu sous la lune des soirs mélancoliques. Et je perçois en ces instants d’épiphanie le sacre d’une nouvelle alliance entre les vivants et les morts, alors que les larmes des tortues à quelques pas de là, la nuit venue, trempent le sable où dorment leurs œufs tout juste ensevelis avant l’éclosion au petit matin.