Récit

À bord du Marius

Écrivain

Arno Bertina s’est laissé embarquer sur le Marius, un cargo français. États-Unis, mer des Caraïbes, océan Pacifique, les paysages sont immenses, la solitude et le poids des conteneurs tout autant. Le règne de la logistique raconte un monde, hors mesure d’homme, de forces qui l’écrasent. Comment, après Melville, Kerouac et d’autres, la littérature a affaire avec ce monde-là, parvenu comme au bout de lui-même.

Au Chrysler Museum de Norfolk, Virginie, le rez-de-chaussée est occupé par une grande collection d’objets réalisés en verre. Les trois premières vitrines donnent à voir des bouteilles, des flacons et des corbeilles à fruits de la Grèce antique, de Rome et de l’Empire perse. Le verre en est si fin qu’on croirait des bulles de savon susceptibles d’éclater au moindre courant d’air. À n’en pas douter il aura fallu un second miracle pour que des archéologues les retrouvent intacts. Le premier miracle ? Qu’il soit possible de créer des objets si aériens à partir du sable arraché à la croûte terrestre. M’enthousiasme au plus haut point le fait que l’esprit et la main de l’homme soient capables d’une telle délicatesse.

Curieusement, c’est à cela que je pense en regardant deux portiques décharger le Marius, le cargo français à bord duquel je me trouve depuis quatre jours et son escale de Savannah, en Géorgie. Immenses, pesant plusieurs milliers de tonnes, ils enlèvent et déposent les conteneurs au centimètre près, sur le quai de Kingston, Jamaïque, tout au plus en trois minutes. Dans ce laps de temps, chaque boîte de trente tonnes aura semblé voler, légère, dans le ciel du terminal. La gravité semble vaincue, le poids des choses est annulé. Il y a, oui, des liens possibles entre l’artisan de l’Antiquité et l’ingénieur allemand ou chinois du XXIe siècle ; dans un cas comme dans l’autre, le geste et la pensée, parce qu’ils épousent les lois de la matière, parviennent à donner une impression de facilité déconcertante – jusqu’à figurer, à l’image des oiseaux dans le ciel, une liberté inattendue[1].

Je repense à tout cela deux jours plus tard, alors qu’il est trois heures du matin. Normalement je dors à cette heure-ci lorsque je suis en France. Mais ce mercredi 30 août 2023 est un jour particulier : le cargo approche les premières écluses permettant de passer de la mer des Caraïbes dans les lacs Gatun et Miraflores, avant de déboucher dans le Pacifique – autrement dit je découvre


[1] Ceux qui, comme moi, font partie des thuriféraires du roman Le traité du zen et de l’entretien des motocyclettes, vous avez dû déceler ma dette dans cette phrase. Pour ceux qui ne connaîtraient pas encore ce grand livre de Robert M. Pirsig : bonne lecture.

[2] Mariette Navarro a mis en scène un de ces déraillements dans la fiction Ultramarins (éditions Quidam, 2021), la commandante d’un cargo acceptant d’inventer un temps mort pour l’équipage, au sein d’un carnet de bord et d’un agenda pourtant verrouillés par les contraintes marchandes.

[3] Un commandant français, un second lituanien, un Croate, un Panaméen, quatre Ukrainiens, un Polonais, un Roumain, trois Sri-lankais, sept Honduriens, deux Salvadoriens et un Péruvien.

[4] Malcolm Lowry, Ultramarine, collection L’Imaginaire-Gallimard, p. 18.

[5] « Bientôt les premières longues vagues vont faire de ce bateau un serpent de mer tumescent, l’écume va se presser et se dérouler près de la bouche solennelle. – Où sont les gars des cuisines que nous avons vus, accoudés pour digérer leur ragoût au soleil ? Ils auront disparu, alors, ils auront fermé les volets sur les interminables heures de navigation, heures de prison, heures de la mer, le fer sera rabattu et verrouillé, plat et terne comme du bois, sur les espérances soûlographiques suscitées par le Port, sur les joies fiévreuses et voraces de la nuit sur l’Embarcadero, les dix premiers verres, les bonnets blancs qui sautent en l’air dans une salle de café brune et lépreuse ; tout le bleu Frisco – avec les marins déchaînés, dans les autobus et les restaurants, sur les collines, la nuit – n’est plus maintenant qu’une ville blanche sur la colline, derrière votre pont de Golden Gate ; nous partons », Le vagabond solitaire, Jack Kerouac, 1960 (traduction de Jean Autret).

[6] Raymond Vidil et Patrick Mouton, Le Chemin du monde, Actes Sud, 2006, p. 61.

[7] Mise à jour : alors que je les relis, ces lignes, le Marius est en Australie.

Arno Bertina

Écrivain, Romancier

Rayonnages

FictionsRécit

Notes

[1] Ceux qui, comme moi, font partie des thuriféraires du roman Le traité du zen et de l’entretien des motocyclettes, vous avez dû déceler ma dette dans cette phrase. Pour ceux qui ne connaîtraient pas encore ce grand livre de Robert M. Pirsig : bonne lecture.

[2] Mariette Navarro a mis en scène un de ces déraillements dans la fiction Ultramarins (éditions Quidam, 2021), la commandante d’un cargo acceptant d’inventer un temps mort pour l’équipage, au sein d’un carnet de bord et d’un agenda pourtant verrouillés par les contraintes marchandes.

[3] Un commandant français, un second lituanien, un Croate, un Panaméen, quatre Ukrainiens, un Polonais, un Roumain, trois Sri-lankais, sept Honduriens, deux Salvadoriens et un Péruvien.

[4] Malcolm Lowry, Ultramarine, collection L’Imaginaire-Gallimard, p. 18.

[5] « Bientôt les premières longues vagues vont faire de ce bateau un serpent de mer tumescent, l’écume va se presser et se dérouler près de la bouche solennelle. – Où sont les gars des cuisines que nous avons vus, accoudés pour digérer leur ragoût au soleil ? Ils auront disparu, alors, ils auront fermé les volets sur les interminables heures de navigation, heures de prison, heures de la mer, le fer sera rabattu et verrouillé, plat et terne comme du bois, sur les espérances soûlographiques suscitées par le Port, sur les joies fiévreuses et voraces de la nuit sur l’Embarcadero, les dix premiers verres, les bonnets blancs qui sautent en l’air dans une salle de café brune et lépreuse ; tout le bleu Frisco – avec les marins déchaînés, dans les autobus et les restaurants, sur les collines, la nuit – n’est plus maintenant qu’une ville blanche sur la colline, derrière votre pont de Golden Gate ; nous partons », Le vagabond solitaire, Jack Kerouac, 1960 (traduction de Jean Autret).

[6] Raymond Vidil et Patrick Mouton, Le Chemin du monde, Actes Sud, 2006, p. 61.

[7] Mise à jour : alors que je les relis, ces lignes, le Marius est en Australie.