Récit

À bord du Marius

Écrivain

Arno Bertina s’est laissé embarquer sur le Marius, un cargo français. États-Unis, mer des Caraïbes, océan Pacifique, les paysages sont immenses, la solitude et le poids des conteneurs tout autant. Le règne de la logistique raconte un monde, hors mesure d’homme, de forces qui l’écrasent. Comment, après Melville, Kerouac et d’autres, la littérature a affaire avec ce monde-là, parvenu comme au bout de lui-même.

Au Chrysler Museum de Norfolk, Virginie, le rez-de-chaussée est occupé par une grande collection d’objets réalisés en verre. Les trois premières vitrines donnent à voir des bouteilles, des flacons et des corbeilles à fruits de la Grèce antique, de Rome et de l’Empire perse. Le verre en est si fin qu’on croirait des bulles de savon susceptibles d’éclater au moindre courant d’air. À n’en pas douter il aura fallu un second miracle pour que des archéologues les retrouvent intacts. Le premier miracle ? Qu’il soit possible de créer des objets si aériens à partir du sable arraché à la croûte terrestre. M’enthousiasme au plus haut point le fait que l’esprit et la main de l’homme soient capables d’une telle délicatesse.

Curieusement, c’est à cela que je pense en regardant deux portiques décharger le Marius, le cargo français à bord duquel je me trouve depuis quatre jours et son escale de Savannah, en Géorgie. Immenses, pesant plusieurs milliers de tonnes, ils enlèvent et déposent les conteneurs au centimètre près, sur le quai de Kingston, Jamaïque, tout au plus en trois minutes. Dans ce laps de temps, chaque boîte de trente tonnes aura semblé voler, légère, dans le ciel du terminal. La gravité semble vaincue, le poids des choses est annulé. Il y a, oui, des liens possibles entre l’artisan de l’Antiquité et l’ingénieur allemand ou chinois du XXIe siècle ; dans un cas comme dans l’autre, le geste et la pensée, parce qu’ils épousent les lois de la matière, parviennent à donner une impression de facilité déconcertante – jusqu’à figurer, à l’image des oiseaux dans le ciel, une liberté inattendue[1].

Je repense à tout cela deux jours plus tard, alors qu’il est trois heures du matin. Normalement je dors à cette heure-ci lorsque je suis en France. Mais ce mercredi 30 août 2023 est un jour particulier : le cargo approche les premières écluses permettant de passer de la mer des Caraïbes dans les lacs Gatun et Miraflores, avant de déboucher dans le Pacifique – autrement dit je découvre le canal de Panama, qui est une autre réalisation époustouflante. Un dénivelé de vingt-sept mètres devant être rattrapé, le français Ferdinand de Lesseps imagina des travaux titanesques, comme à Suez quelques années plus tôt. Le spectacle des écluses et des cargos que nous croisons est fascinant. La forêt tropicale qui nous entoure, les berges rouges, la montagne creusée par des milliers d’ouvriers, les perruches plus grasses qu’en Europe, tout cela change de l’océan et ses cinquante nuances de bleu.

Une chose augmente mon trouble alors que je regarde le travail des grues et des écluses : pas une personne ne semble à la manœuvre ; les portiques et les cavaliers sont si grands qu’il faut un œil exercé pour repérer l’homme ou la femme qui les manœuvre – à 80 mètres du sol pour les premiers, à 15 mètres pour les seconds. Les proportions sont telles, et les mouvements si peu à la mesure de l’homme, qu’il semble impossible qu’une personne fasse valser les palonniers, les boîtes… Au sol, dans le même temps, le ballet des remorques recevant leur conteneur – si bien réglé, lui aussi, que l’être humain semble avoir été sorti du cadre ; ce monde vivrait seul, autonome, les cavaliers jaunes communiqueraient entre eux, droïdes clignotants et klaxonnants…

Est-ce bien cela ou faut-il regarder plus attentivement ?

La compagnie Marfret a des agents un peu partout dans le monde. En Virginie par exemple, cinq femmes travaillent sous la direction de JoAnne Latham, qui s’emploie à trouver des clients désireux d’exporter ou importer. « Who runs the world ? Girls ! » chante Beyoncé. Commandant à des dizaines d’hommes, indirectement, ces six Américaines organisent l’approvisionnement des cargos de Marfret pour la côte Est. En lien avec les agents mais basé à Londres, un « planeur » joue ensuite à Tétris avec les conteneurs, en tenant compte de leur taille et de leur poids, pour les répartir sur le bateau. Ce plan, les dockers le recevront, ainsi que l’équipage. Les pilotes des portiques et des grues savent donc exactement ce qu’ils doivent prendre sur le cargo, et dans quel ordre, de façon à ce que les cavaliers, sur le quai, puissent ensuite dispatcher sans erreur ces marchandises. Il s’agit de veiller à ce qu’un importateur de médicaments ne se retrouvent pas avec plusieurs tonnes de boulons ou de prothèses mammaires sur son trottoir, quelques jours plus tard.

Cette logistique est fascinante. Pour JoAnne Latham et quelques historiens, la standardisation du conteneur (long de vingt ou quarante pieds) a façonné les États-Unis en révolutionnant le commerce ; elle a travaillé la cohésion de territoires immenses, secondant ou doublant la religion, la culture et le patriotisme. Sans ces boîtes qui passent de manière fluide d’un cargo à un camion et à un train, avant de voir leur contenu dispatché dans les supermarchés de tel ou tel comté, par exemple, les États-Unis ne seraient pas ce territoire dont toutes les parties se tiennent les unes les autres.

Seulement voilà, la logistique a sa logique, et elle est redoutable. Un doigt dans l’engrenage, et toute la personne est aspirée, avalée. Dans les années 1940, le conteneur ne sert qu’à transporter des marchandises. Mais il y avait au moins deux vers dans le fruit. En traquant les temps morts et les points durs, l’optimisation de la manutention portuaire a progressivement chassé l’homme du paysage – ce qui n’est pas à sa mesure, faisons-le faire à des machines. Quant au second ver dans le fruit… S’inspirant des familles sans abri squattant les conteneurs foutus pour le commerce, des architectes ou des designers vont suggérer à des promoteurs et des élus de voir des unités d’habitation dans ces boîtes en fer – une résidence étudiante a ainsi été inaugurée au Havre, il y a quelques années, le port français devenant la tête de pont d’une forme poussée de maltraitance. On veut fluidifier les échanges et à la fin on traite les gens comme s’il s’agissait de produits, avec les mêmes outils. La logistique, c’est le diable.

L’homme ayant été évacué du paysage, la littérature s’est presque détournée des cargos et des ports, autrefois si pourvoyeurs en sujets de romans – pour l’exotisme, les aventures, et les trajectoires terribles ou glorieuses dont ils étaient le cadre. À compter des années 1940, les écrivains se sont mis à regarder ailleurs, laissant les chiffres aux journalistes, aux industriels, aux armateurs. Le roman, débarqué quand le conteneur est apparu ? L’hypothèse est séduisante ; la littérature n’a que peu à voir avec la standardisation, les lois du commerce et la cohésion nationale. Elle travaille des tensions inverses, s’intéressant à ce qui déraille, aux failles et aux surgissements, et non à ce qui est verrouillé[2]. Une offre sans demande.

Pourtant les chiffres, les côtes et les normes ont un statut étrange, et la littérature s’est parfois penchée dessus. Dans Moby Dick, Melville a consacré des pages aux filets de pêche, à la dimension utile des mailles. Et Balzac des chapitres entiers aux transactions financières des bourgeois de son temps (dans La Cousine Bette par exemple). Kafka s’est en quelque sorte intéressé aux procédures et aux monstres froids. Ces chiffres et ces calculs n’ont pas plombé la grande enquête humaine. En les lisant, on comprenait même qu’ils étaient, ces chiffres, un chemin d’accès au cœur de l’homme et au monde qui s’inventait alors.

Et les chiffres sont intarissables ; en 2023 ils parlent encore.

Si j’écris qu’il y a vingt-trois hommes à bord du Marius, pour 2200 conteneurs de six mètres de long, un monde est esquissé au sein duquel, paradoxalement, l’homme n’existe plus beaucoup, des machines surpuissantes l’ayant remplacé.

Si j’écris ensuite qu’un équipage peut compter autant de nationalités qu’il y a d’hommes à bord[3], les contours du monde esquissé se précisent un peu : ils parleront un anglais de contrebande qui limitera leurs échanges à la sphère professionnelle. Pour les conversations ouvrant sur le for intérieur, palliant un peu l’absence des proches, les mots manqueront, cruellement, et les tournures. La solitude est criante, elle rend les marins durs avec eux-mêmes. Chief-Engineer, Sergiy me le dira explicitement : il préfère avoir des étrangers sous ses ordres ; des Ukrainiens pourraient jouer la carte de la connivence. Quand bien même ses contrats durent trois ou quatre mois, il préfère que l’équipage lui reste étranger dans tous les sens du terme. Cette dureté n’est pas neuve ; en 1933, le premier roman de Malcolm Lowry la met en scène de toutes les manières possibles : « Un scribe d’une autre espèce avait psalmodié le règlement du bord : “Matelots et chauffeurs se doivent assistance réciproque…” Comme si des Britanniques, des Norvégiens, un Espagnol, un Américain et un Grec allaient fraterniser, le temps de leur quart en bas, dans une communion angélique[4] ! » Mais à bord du navire dont il est question dans ce roman, l’équipage est anglais et norvégien. De nos jours, la diversité linguistique des équipages est autrement vertigineuse. Elle complique la compréhension, elle bloque la curiosité et entérine la solitude.

Si j’écris enfin qu’ils parcourent le monde sans descendre du navire, les escales n’étant fonction que du temps qu’il faudra pour que les palonniers et les portiques déchargent et chargent le cargo, alors les contours du monde esquissé deviennent encore un peu plus nets. « — Qu’as-tu vu à Kingston ? — Les Blue Mountains, mais depuis le pont du navire. » Après onze jours à parcourir un segment du Pacifique, le Marius est arrivé à 6h du matin devant le port de Tahiti, mais le soir-même il en repartait. Pour Nouméa. Puis de toute façon les ports sont loin des villes, désormais, et depuis le 11 septembre 2001 il faut quantité de documents pour y entrer ou en sortir. La logistique et la rentabilité ont tué l’exotisme, les marins font le tour de la Terre sans en avoir rien vu que l’océan. La marchandise est un véhicule sans frein.

Qu’elles semblent loin les années 1950 de Jack Kerouac parlant des « espérances soûlographiques[5] » des marins faisant escale à « Frisco » ! Qu’elles semblent loin, elles aussi, les années 1970 décrites par Raymond Vidil dans cet extrait du Chemin du monde : « On retrouve Guillat remontant depuis Athènes sur Salonique. Lui et son équipage ont la ferme intention de faire halte dans un port niché au fond d’une petite baie très fermée. Un véritable chas d’aiguille dont l’entrée de nuit est pratiquement impossible, faute de signalisation lumineuse. Plus encore : le commandant du port leur en a interdit par radio l’accès. Mais c’est le soir, et le capitaine et ses matelots ont bien l’intention d’accoster pour profiter des petits bistrots et des restaurants, avec leurs salades de poulpes, leurs rougets grillés, et leurs brochettes parfumées. Le vin grec, le retsina, y est un véritable élixir[6]. »

Mais si ce monde-là n’existe plus, si la raison économique s’est imposée à tous, peut-on dire qu’elle a réglé, pour autant, la question humaine ? Si le goût de l’aventure et la confrontation avec la mort ont permis que s’écrivent les chefs d’œuvre du XIXe siècle, la fin glaçante de l’aventure et le combat avec le dieu dollar seraient certainement des ressorts aussi féconds pour les romans qui restent à écrire. Des liens restent à faire apparaître, oui, entre les chiffres des transactions marchandes ou les prouesses techniques, d’une part, et les marins, d’autre parts, s’ils sont pris dans les mailles de ces transactions et de la logistique, s’ils sont prisonniers de relations humaines complexes ; si la présence d’autres marins, au lieu de briser la solitude, ne fait que la confirmer. Les grands romans de la littérature des cargos montraient l’homme se débattant avec lui-même ou avec ses démons, dans Lord Jim ou Moby Dick, par exemple, quand il n’était pas rongé par une inquiétude affective et métaphysique (dans In Ballast to the White Sea de Malcolm Lowry) ou fétu de paille dans la main de la nature (Typhon de Conrad). Que devient l’homme du XXIe siècle lorsqu’il se confronte à des forces susceptibles de l’écraser ? En écoutant Nikola (lieutenant, croate) ou Carlos (marin chargé de la maintenance, hondurien) me dire avec pudeur à quel point l’éloignement est un problème, à quel point cette vie n’est pas faite pour ceux qui ont une famille, imposant à bord une discipline de fer qui ne laissera aucune place à la mélancolie, il m’apparaît que la littérature doit être là. Quelle meilleure scène, en effet, que ce cargo, si l’on veut comme Balzac, prendre « un homme de la rue » et se demander « ce qui pourrait l’amener au bout de lui-même ».

Car oui, malgré le peu de place laissée à l’humain, quelque chose persiste, à la façon de ces plantes qui réussiront toujours à pousser malgré le bitume ou le béton. Ce quelque chose on pourrait l’appeler « personnalité » mais je lui préfère un autre mot : « Mystère » – à mes propres yeux mais pour eux-mêmes aussi, au moment où ils affrontent des forces qui les dépassent. Si je devais écrire un roman sur Joel (lieutenant, panaméen) par exemple, je soulignerais le fait qu’ayant dit, à l’âge de quatre ans, « Je serai marin sur un cargo », il a tout fait, ensuite, pour le devenir, encouragé par les adultes qui l’entouraient. Mais lorsqu’un enfant dit cela, peut-être dit-il autre chose aussi… Seulement les adultes ont souvent les oreilles bouchées, et ils ne prêtent qu’une « attention monodique » (Artaud) à ce que murmure le monde. « Tu te souviens Joel comme tu as dit sérieusement que tu serais marin, l’année dernière ? » Et rebelote à toutes les réunions de famille : « Joel ? Il sera marin ; il nous l’a dit il y a trois ans. » Dans le roman que j’écrirais, l’enfant, heureux d’avoir une identité le distinguant, se mettrait à adhérer, corps et âme, à cette ambition si bien reçue par les adultes. Car elles vous donnent une colonne vertébrale pour la vie, la bienveillance amusée du grand-père, et la fierté de la mère – à qui une professeure de collège confirmera un jour la maturité de son adolescent, et celle de son rêve. Dans cette fiction que j’écrirai en prenant appui sur l’histoire de Joel, je glisserai peut-être une sorte d’avertissement à l’intention des enfants qui pourraient me lire : faites attention à ce que vous dites ; ça pourrait plaire aux adultes qui vous entourent et, par rebond, vous obliger à écrire cette belle histoire. Dans ce roman que je pourrais écrire, Joel aurait des moments d’absence. Les yeux sur l’océan il se demanderait si c’était bien son désir, cette vie-là d’officier, et non seulement la fierté des siens… D’ordinaire, ces deux choses sont indissociables, mais les personnages de roman sont souvent avalés par des questions de cette nature. On pense qu’il n’y a pas de séparation possible et on découvre une faille, des différences. Dans les moments de solitude, sur la passerelle pendant ses heures de quart, en pleine nuit, Joel se poserait la question. Parfois nos proches ne savent pas quoi faire des rêves que l’on formule. Cela dessine alors d’autres destins.

Je pourrais aussi écrire une fiction à partir de ce que Pedro (marin, péruvien) m’a confié lors d’un quart de nuit, sur la passerelle. Dès que le soleil disparaît à l’horizon, quand l’obscurité commence à se faire, le poste de pilotage doit être plongé dans le noir, et tout le cargo. Pour voir la moindre embarcation qui pourrait apparaître à l’horizon. Pousser la porte de la passerelle suppose alors qu’on laisse aux yeux le temps de s’adapter. Joel était l’officier de quart le soir où je suis venu échanger avec Pedro – nous a-t-il écoutés ? Pedro à qui je vais d’abord expliquer ce que je pourrais faire des choses qu’il va me confier, mais il m’écoute à peine. Les yeux sur l’horizon, il est tendu comme un coureur dans les starting-blocks et il se lance dans un monologue de trente minutes. Je pourrais recopier cet enregistrement sans en rien changer, en gardant toutes les répétitions, les boucles. On était dans le noir, peut-être cela a-t-il joué – ses démons pouvaient l’approcher et le presser de parler… Il y a quelques années de cela, notre homme emprunte de l’argent pour acheter un terrain où il fera construire la maison qu’habiteront sa femme et leurs garçons. Il emprunte une seconde fois pour que l’un de ses fils puisse aller à l’université. Il s’engage dans la marine marchande pour rembourser ses emprunts, son job de taxi ne suffisant pas. (Voilà une chose qui n’a pas changé : viennent à la mer ceux qui n’ont pas le choix, ceux qui se sacrifient.) Sa mère tombe malade, il faut l’hospitaliser. Il contracte un troisième emprunt bancaire – au grand dam de sa femme qui, furieuse, menace de le quitter. Il est en mer depuis plusieurs semaines quand elle lui adresse un message WhatsApp dans lequel elle annonce demander le divorce. À ce moment-là, Pedro n’a pas simplement, sous lui, tout l’océan, mais des abymes de détresse aussi, impossibles à sonder (alors que l’océan, oui). Son contrat terminé, il rentre au Pérou. Mais il court à sa perte, de bar en bar, et il est si désespéré que, pour se sauver, il se signale à nouveau à la compagnie qui l’a recruté : il veut retourner en mer pour ne plus pouvoir courir les bars, et, en travaillant, penser un peu moins à ce qui le rend si triste.

Dans cette vie-là, je ne vois pas ce qu’il faudrait souligner pour que ça concerne la littérature. Tout est là, à cœur ouvert, et si l’on se connaissait mieux je le prendrais dans mes bras.

Henri-Pierre (capitaine, français) n’est pas le commandant du Marius parce que la mer aurait décidé pour lui, en l’hypnotisant à la façon d’une vocation. C’est le père plutôt que la mer, qui va décider de sa vie. Son père qui commandait alors à des équipages de la marine marchande, comme son propre père avant lui – qui porta les mêmes noms et prénoms que l’actuel commandant du Marius ! On ne peut mieux dire à quel point certaines vies s’écrivent dans le cadre strict d’une lignée et d’une histoire familiale qui s’impose à chacun de ses membres. Je me souviens parfaitement du soir où le commandant se raconta précisément. Curieux de l’ONF (il parle des différents ports du monde en fonction de leurs odeurs : pour le port d’Alger c’est la prairie, pour celui d’Istanbul c’est le feu de bois, et dans les parages de Nouméa c’est la fragrance du mimosa qu’il perçoit dans l’air, et je trouve ça très beau) mais n’ayant peut-être pas, à dix-sept ans, les qualités requises, son père l’orientera vers une école menant à la même carrière que lui. Il m’explique ce parcours dans son bureau, sous la passerelle, avant de conclure – à ma grande surprise : « Voilà, ça ne s’explique pas, c’est le destin. » D’un revers de manche, le commandant effaçait l’explication donnée. À compter de cette conclusion, je vais regarder cet homme comme un personnage que Joseph Conrad aurait pu imaginer. L’explication est sous ses yeux, il la connaît mais elle ne dit rien, apparemment, de lui et de sa vie. En a-t-il une autre ? Peut-être, oui – on peut donc se retrouver à parcourir les océans en mettant plein de réponses différentes dans le mot « destin », comme on jette des affaires dans un sac au sein duquel la main ni les yeux ne trouvent jamais ce qu’ils cherchent. Quelques jours plus tard, alors qu’une discussion anime le mess, le commandant dira à Nikola que la troisième adaptation des Révoltés du Bounty l’a fasciné au point de décider de sa carrière. On peut vouloir devenir officier de marine à partir de l’histoire d’une mutinerie fameuse ? En ambitionnant de ne pas être un second capitaine Bligh ? En désirant mener les hommes autrement, sans cruauté ? À table, ce soir-là, je ne mettrai pas le commandant devant ses contradictions. Ce serait le travail d’un flic, au cours d’une déposition. Étant écrivain, je chéris les contradictions, qui sont une porte d’accès à la personne, au tumulte qui fait une vie, une identité. Mais de retour dans ma cabine de romancier, comment ne pas transformer le commandant réel en personnage conradien, qui, découvrant que cohabitent en lui deux explications si différentes, se demanderait où il se trouve, lui, là-dedans. « Dans une vie d’aventures et de révoltes, ou dans une fidélité à une histoire qui est celle des miens avant d’être la mienne, dans la construction d’une lignée de commandants… » Le personnage se demandant s’il est possible que son parcours s’explique d’une autre manière encore. Et se posant ces questions, ou ne se les posant pas mais les traînant dans chacun de ses gestes, dans toutes ses décisions, il deviendrait, oui, un fantastique personnage de Joseph Conrad.

Je repense à tout cela alors que le Marius a continué sans moi. Il approche Nouméa à l’heure où j’écris ces lignes[7], tandis que je suis encore à Tahiti. Hier, je suis entré dans l’eau pour nager près d’une baleine et son petit – moment furtif, d’une beauté sidérante ; à l’approche des deux mammifères mon cœur s’est mis à faire autant de bruit que le moteur d’un cargo. Et aujourd’hui j’ai marché jusqu’à Arue pour visiter la maison de l’écrivain américain James Normal Hall. Au retour je vais m’arrêter deux fois dans Pirae, devant des hommes en train de vider des conteneurs et un reefer. Ils me regardent les regarder, ils me sourient, on se salue. Ils doivent se demander ce qui m’intéresse dans ce spectacle, ils ne peuvent pas deviner qu’ils vident le conteneur frigorifique que j’ai photographié pendant trois semaines, depuis le hublot de ma cabine… Les marchandises sont dispersées, ça y est, c’est la fin de la première partie de ce voyage. La seconde partie commence maintenant : il va falloir écrire tout ça.


[1] Ceux qui, comme moi, font partie des thuriféraires du roman Le traité du zen et de l’entretien des motocyclettes, vous avez dû déceler ma dette dans cette phrase. Pour ceux qui ne connaîtraient pas encore ce grand livre de Robert M. Pirsig : bonne lecture.

[2] Mariette Navarro a mis en scène un de ces déraillements dans la fiction Ultramarins (éditions Quidam, 2021), la commandante d’un cargo acceptant d’inventer un temps mort pour l’équipage, au sein d’un carnet de bord et d’un agenda pourtant verrouillés par les contraintes marchandes.

[3] Un commandant français, un second lituanien, un Croate, un Panaméen, quatre Ukrainiens, un Polonais, un Roumain, trois Sri-lankais, sept Honduriens, deux Salvadoriens et un Péruvien.

[4] Malcolm Lowry, Ultramarine, collection L’Imaginaire-Gallimard, p. 18.

[5] « Bientôt les premières longues vagues vont faire de ce bateau un serpent de mer tumescent, l’écume va se presser et se dérouler près de la bouche solennelle. – Où sont les gars des cuisines que nous avons vus, accoudés pour digérer leur ragoût au soleil ? Ils auront disparu, alors, ils auront fermé les volets sur les interminables heures de navigation, heures de prison, heures de la mer, le fer sera rabattu et verrouillé, plat et terne comme du bois, sur les espérances soûlographiques suscitées par le Port, sur les joies fiévreuses et voraces de la nuit sur l’Embarcadero, les dix premiers verres, les bonnets blancs qui sautent en l’air dans une salle de café brune et lépreuse ; tout le bleu Frisco – avec les marins déchaînés, dans les autobus et les restaurants, sur les collines, la nuit – n’est plus maintenant qu’une ville blanche sur la colline, derrière votre pont de Golden Gate ; nous partons », Le vagabond solitaire, Jack Kerouac, 1960 (traduction de Jean Autret).

[6] Raymond Vidil et Patrick Mouton, Le Chemin du monde, Actes Sud, 2006, p. 61.

[7] Mise à jour : alors que je les relis, ces lignes, le Marius est en Australie.

Arno Bertina

Écrivain, Romancier

Rayonnages

FictionsRécit

Notes

[1] Ceux qui, comme moi, font partie des thuriféraires du roman Le traité du zen et de l’entretien des motocyclettes, vous avez dû déceler ma dette dans cette phrase. Pour ceux qui ne connaîtraient pas encore ce grand livre de Robert M. Pirsig : bonne lecture.

[2] Mariette Navarro a mis en scène un de ces déraillements dans la fiction Ultramarins (éditions Quidam, 2021), la commandante d’un cargo acceptant d’inventer un temps mort pour l’équipage, au sein d’un carnet de bord et d’un agenda pourtant verrouillés par les contraintes marchandes.

[3] Un commandant français, un second lituanien, un Croate, un Panaméen, quatre Ukrainiens, un Polonais, un Roumain, trois Sri-lankais, sept Honduriens, deux Salvadoriens et un Péruvien.

[4] Malcolm Lowry, Ultramarine, collection L’Imaginaire-Gallimard, p. 18.

[5] « Bientôt les premières longues vagues vont faire de ce bateau un serpent de mer tumescent, l’écume va se presser et se dérouler près de la bouche solennelle. – Où sont les gars des cuisines que nous avons vus, accoudés pour digérer leur ragoût au soleil ? Ils auront disparu, alors, ils auront fermé les volets sur les interminables heures de navigation, heures de prison, heures de la mer, le fer sera rabattu et verrouillé, plat et terne comme du bois, sur les espérances soûlographiques suscitées par le Port, sur les joies fiévreuses et voraces de la nuit sur l’Embarcadero, les dix premiers verres, les bonnets blancs qui sautent en l’air dans une salle de café brune et lépreuse ; tout le bleu Frisco – avec les marins déchaînés, dans les autobus et les restaurants, sur les collines, la nuit – n’est plus maintenant qu’une ville blanche sur la colline, derrière votre pont de Golden Gate ; nous partons », Le vagabond solitaire, Jack Kerouac, 1960 (traduction de Jean Autret).

[6] Raymond Vidil et Patrick Mouton, Le Chemin du monde, Actes Sud, 2006, p. 61.

[7] Mise à jour : alors que je les relis, ces lignes, le Marius est en Australie.