Poésie

Oratorio

Écrivaine

Ovide en exil, Frontex, récits de traversées de frontières… Cécile Wajsbrot, qui vient de publier Plein Ciel et Le Jour d’après, fait entendre combien nous rendons inhabitable notre monde en nous enfermant en un seul lieu. Extrait inédit d’un travail en évolution perpétuelle.

 

1

– Il avait 30 ans, venait du Cameroun. Le 17 décembre 2000, il se trouvait à l’aéroport international de Budapest. Ce n’était pas sa destination finale. Il voulait l’Italie, il voulait un rêve, il voulait l’Europe. Pris – où ? Attrapé – dans quelles conditions ? Prisonnier. Dans l’impossibilité d’accomplir son rêve. Renvoyé chez lui, reconduit à la frontière – il existe des expressions officielles pour cela, des moyens mis en œuvre. On paie des hommes, des nuits d’hôtel, des avions, pour expulser, chasser, exclure. Et voilà, cet homme de 30 ans avait posé le pied sur le sol européen, il avait réussi la première partie du voyage mais on l’empêcha de continuer. Qu’avait-il fait ? Commis un crime? Volé du pain ? Non, il n’avait pas de papiers. Et ce jour-là, à l’aéroport international de Budapest, tandis que les gens de Budapest pensaient aux courses de Noël, cet homme allait être ramené chez lui. Chez lui, savent-ils seulement où c’est? Que connaissent les douaniers, policiers et législateurs, au sentiment d’être chez soi, aux conditions – être en sécurité, être en accord avec soi-même – que connaissent-ils de la peur, du désir, de l’angoisse ? Ce jour-là, peut-être apprendront-ils un peu car l’homme qu’ils voulaient reconduire s’écroule devant eux. Son cœur n’a pas résisté. Peut-être sauront-ils désormais qu’on ne survit pas à l’effondrement d’un rêve.

– Entre la Bulgarie et la Grèce se dresse un massif montagneux, la chaîne des Rhodopes. Des territoires sauvages que survolent rapaces et chauves-souris, des étendues parcourues par les ours, par les loups. Le mont Falakro, Phalkron, Bozdag, dans toutes les langues signifie le mont chauve. Un Golgotha. 2 232 mètres d’altitude. La civilisation n’est pas absente, enfin, ce qu’on appelle civilisation, les stations de ski. Et si ces noms sont peu connus, celui de Thrace l’est davantage. C’est le lieu d’origine d’Orphée, l’origine de la poésie. Une végétation d’une diversité unique, en été, et tant de roses, et de champignons rares. Mais le 14 février 2006, la neige s’étend partout, blancheur de tous côtés, immaculée. Gorge du diable, Drama, Œil d’aigle – de part et d’autre de la frontière qui sépare la Grèce de la Bulgarie, les noms parlent. Le 14 février 2006 une femme, en chemin, seule dans la montagne, partie de Bulgarie, se dirige vers la Grèce. La Bulgarie ne fait pas encore partie de l’Union européenne, cela viendra un an plus tard, ne pouvait-elle pas attendre, mais si elle avait attendu, aurait-elle davantage possédé un passeport en règle ? Quelle nécessité la pousse, cet hiver 2006, sur les chemins enneigés de la poésie et d’Orphée ? L’histoire se joue là, dans la neige, ces formes sombres, ces silhouettes incertaines, elle les voit. Orphée remonte vers le jour et tout à coup se retourne, elle le voit tandis qu’elle gravit la pente qui la mènera elle aussi au grand jour, mais dès qu’il s’est retourné, Eurydice, qui le suivait, recule à une vitesse irréelle, recule, s’évanouit. La femme des chemins enneigés ne voit plus qu’une étendue blanche. A-t-elle rêvé ? A-t-elle rêvé aussi qu’elle arrivait en Grèce ? Le 14 février 2006, on retrouve son corps immobile et gelé, dans la montagne.

– Cadix, ville ancienne, et le golfe, l’Atlantique. Des navires partaient vers l’Amérique, des navires partent toujours vers les îles Canaries, l’Afrique, l’Amérique du Sud. Cadix, qui subit à l’époque l’onde de choc du tremblement de terre de Lisbonne, tant de maisons détruites, tant de morts, la pensée européenne ébranlée. Cadix, le 7 février 2004. D’où venaient-ils ? Du Maroc et de l’Atlantique ou avaient-ils franchi le détroit de Gibraltar, étaient-ils passés de la Méditerranée à l’océan ? Ils étaient au large des côtes en tout cas, dans un bateau naufragé. Découverts trop tard. Cinq corps noyés. Comme le 29 février 2000, deux noyés. Comme le 23 décembre 2005, deux autres corps, rejetés sur la plage. Arrivés – mais trop tard. Et le 16 mars 2009, un homme, sur la plage. Ou le 13 mai 2000, dix sur un bateau ayant sombré au large des côtes. Le 24 mai 2004, sur l’autoroute, aux environs de la ville, trois hommes morts, d’asphyxie sans doute, déposés sur la route par le chauffeur du camion qui les transportait clandestinement. Et un autre, sérieusement atteint. Par terre ou par mer, ils convergent vers Cadix mais au lieu d’y trouver un avenir, ils trouvent une fosse commune.

 

Voix du XXe siècle

– Nous allions par les routes.

– En train, à pied.

– Nous traversions l’Europe.

– D’est en ouest.

– En continuant parfois vers l’Amérique.

– C’était le vingtième siècle.

– Années dix, années vingt, années trente, quarante.

– Années cinquante, soixante, soixante–dix, quatre–vingts.

– Années quatre-vingt-dix.

– Il y avait une raison.

– Ce n’était pas toujours la même.

– Mais c’était une raison.

– La dictature, les camps.

– La pauvreté.

– Un horizon barré.

– Comme le vôtre, aujourd’hui.

– Parfois nous avions des noms.

– Nous étions peintres, écrivains, musiciens.

– Hommes politiques, savants.

– Comme vous aujourd’hui.

– Certains de nos noms sont restés.

– Certains des vôtres resteront.

– Nous n’avions pas de visa pour passer la frontière.

– Pas de papiers.

– Beaucoup d’entre nous sont restés anonymes.

– Travaillant de leurs mains, des maçons, menuisiers, électriciens.

– Comme vous.

– Travaillant dans les mines, les usines.

– Il n’y a pas que les gens connus qui ont le droit de vivre.

 

Intermezzo

– « J’habite le rivage le plus reculé de l’Océan ».

– « J’ai sillonné la vaste mer sur un bois fragile. »

– « À l’extrémité du monde, je languis abandonné sur les bords où le ciel est caché sous des neiges éternelles. Ici la terre ne produit ni fruit ni doux raisin ; aucun saule ne verdit sur la rive, aucun chêne sur les montagnes. La mer ne mérite pas plus d’éloges que la terre : toujours privés de soleil, les flots sont soulevés sans relâche par la fureur des vents. »

– « L’humanité demande qu’on soutienne de la main la tête du nageur fatigué, au lieu de le plonger au sein des flots. »

– Ovide – les Pontiques. Lettres d’exil à sa femme, à ses amis pour les prier d’intercéder auprès d’Auguste, pour que son exil prenne fin.

 

Voix officielles

– Plan d’action, horizon 2017, quatrième sommet UE-Afrique. Les participants « s’engagent à lutter contre l’immigration illégale en promouvant une coopération efficace et complète pour éviter les conséquences dramatiques de la migration illégale et protéger la vie des migrants ».

– « Il s’agit d’une véritable avancée, d’une déclaration très importante. » Herman Van Rompuy, président du Conseil européen.

– « Des milliers de personnes ont tenté ces dernières semaines de se rendre dans l’UE, mettant sous tension croissante les régimes d’accueil et de protection de certains de nos États membres. Plus de 20 000 migrants, en provenance principalement de Tunisie et, dans une moindre mesure, d’autres pays d’Afrique, ont réussi à entrer sur le territoire de l’Union de façon irrégulière, en atteignant les côtes italiennes (principalement l’île de Lampedusa) et maltaises, alors que ces deux pays sont soumis à une forte pression migratoire. La plupart de ces personnes sont des migrants économiques et devraient être renvoyées dans leur pays d’origine. » Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions, communication sur la migration, Bruxelles, le 4 mai 2011.

– « Pour satisfaire aux contraintes de fonctionnement établies par la convention de Schengen, chaque État membre doit instituer une autorité centrale servant de point de contact unique pour l’échange d’informations complémentaires liées aux données SIS (Système Informatique Schengen). Ce point de contact, appelé bureau Sirene, doit être totalement opérationnel 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7. » Journal officiel de l’Union européenne. 15 juillet 2011.

– « Le manuel Sirène est un ensemble d’instructions destinées aux bureaux Sirene. »

– « Des mesures de sécurité physiques et organisationnelles sont nécessaires pour protéger les locaux des bureaux Sirene. »

– « Elles peuvent notamment inclure : des fenêtres extérieures équipées de vitres de sécurité, des portes sécurisées et fermées, des murs en briques/béton entourant le bureau Sirene, une télévision en circuit fermé, des alarmes anti-intrusion, ainsi que l’enregistrement des entrées, sorties et événements inhabituels, des gardes de sécurité sur site ou rapidement disponibles, un système d’extinction d’incendie ou une liaison directe avec la caserne de pompiers, des locaux dédiés, pour éviter que des employés non concernés par les mesures de coopération policière internationale ou n’ayant pas d’autorisation d’accès aux documents ne doivent pénétrer dans les bureaux Sirene ou les traverser, et/ou un dispositif de secours suffisant pour l’alimentation électrique et les télécommunications. »

– « L’ordre de priorité des signalements de personnes est le suivant : arrestation aux fins de remise ou d’extradition (article 95), non-admission ou interdiction de séjour sur le territoire Schengen (article 96), placement en sécurité (article 97), surveillance discrète (article 99), contrôle spécifique (article 99), communication du lieu de séjour (articles 97 et 98). »

– « Le bureau Sirene de l’État membre signalant doit généralement être informé, au moyen d’un formulaire G, de toute “réponse positive” concernant un individu qu’il a signalé. »

– « Il y a usurpation d’identité (nom, prénom, date de naissance) lorsqu’un contrevenant utilise l’identité d’une personne réelle. C’est notamment le cas lorsqu’un document est utilisé au détriment de son véritable propriétaire. »

– « Les bureaux Sirene doivent être en mesure d’échanger des empreintes digitales et des photographies à des fins d’identification. » Sirpit – Sirene Picture Transfer.

– Décision d’exécution de la commission du 1er juillet 2011 portant modification du manuel Sirene. Les textes en langues allemande, anglaise, bulgare, espagnole, estonienne, finnoise, française, grecque, hongroise, italienne, lettone, lituanienne, maltaise, néerlandaise, polonaise, portugaise, roumaine, slovaque, slovène, suédoise et tchèque sont les seuls faisant foi.

 

Brindisi

– On l’appelait la Porte de l’Orient.

– De là partaient les bateaux vers le soleil Levant et ses empires.

– De là partent les ferries traversant vers la Grèce.

– Dans son tour du monde en quatre-vingts jours, Phileas Fogg arrivait à Brindisi le samedi 5 octobre à 4 heures du soir, s’embarquait sur le Mongolia à 5 heures. Et débarquait à Suez le mercredi 9 octobre à 11 heures du matin.

– Ici, maintenant, arrivent d’autres bateaux, chargés, surchargés de migrants, immigrants, émigrants, hommes, femmes et enfants, à la peau plus sombre, aux rêves plus clairs.

– Un jeune homme, agrippé au châssis d’un camion, à peine débarqué au port de Brindisi, lâche prise et meurt sur le coup.

– Dans un ferry grec à destination de Brindisi, un homme tapi au fond d’un camion est retrouvé mort, asphyxié par les gaz d’échappement.

– Un corps gisant sur la plage, découvert par un pêcheur.

– Et quelques jours plus tard, deux autres, dans la cale d’un bateau, morts d’asphyxie.

– Deux autres dans un cargo faisant la traversée entre la Tunisie et Brindisi.

– Deux encore, dans le ferry qui fait route entre Patras et Brindisi.

– Dans la mer, un homme.

– Deux morts, un camion, les gaz d’échappement.

– Une femme ayant tenté la traversée à la nage entre l’Albanie et l’Italie. Son corps repêché.

– Un bateau venu de Turquie a fait naufrage, 59 morts ou disparus, au large de Brindisi, échoué sur les rochers.

– Trois morts dans un naufrage, au large de la côte, non loin du port.

– Sur la route de Brindisi à Lecce, un corps jeté d’un camion.

– Le corps d’un jeune Afghan de 16 ans trouvé mort dans un camion, à bord d’un ferry.

– Deux femmes, procédure d’expulsion, forcées de quitter Brindisi à bord d’un ferry à destination de l’Albanie, se jettent contre le bateau et meurent après deux jours d’hospitalisation.

– Brindisi, ses églises, la via Appia, la route de Rome qui prend fin.

– Comme la route des immigrants.

– Comme la vie de Virgile.

 

2

– Croyez-vous que nous partons par plaisir ?

– Que nous quittons notre pays de gaieté de cœur ?

– La ville, l’école, la maison ?

– Les voisins.

– Les gens qui nous reconnaissaient sans nous connaître.

– Ceux à qui nous disions bonjour.

– Ce qui fait l’habitude.

– Les sourires.

– Les trajets quotidiens.

– Les magasins, les commerçants, les courses.

– Le journal dans la langue que nous parlions.

– Croyez-vous qu’il ne faut pas une bonne raison pour partir ?

– Que notre unique raison serait vous envahir ?

– Voler votre travail ?

– Vos prestations sociales ?

– Croyez-vous que nous ne savons pas ce qu’est le danger ?

– L’effort ?

– Le renoncement ?

– Nous partons pour fuir.

– Les persécutions.

– La pauvreté.

– La torture.

– La guerre civile.

– L’injustice.

– Nous partons pour pouvoir rêver.

– Regarder de nouveau le ciel.

– Nous réclamons le droit d’utiliser les verbes au futur.

– Le droit à l’irréel, au conditionnel.

– Que l’impératif ne soit pas le seul mode de conjugaison.

– L’accusatif, le seul cas des déclinaisons.

– Nous demandons le droit à la grammaire totale.

 

Nansen

– Il s’appelait Nansen.

– Était explorateur polaire.

– Au commencement, la traversée du Groenland.

– Sur un navire, le Jason.

– Au nom prédestiné.

– L’intérieur du Groenland n’avait encore jamais été exploré.

– Dès le retour, il pense au pôle Nord.

– Se laisser dériver au gré d’un courant qu’il pressent, de la Sibérie au Groenland, en passant par le pôle.

– Des expéditions, il y en a eu, déjà, la Jeannette, qui fit naufrage, l’expédition Franklin, la recherche du passage du Nord-Ouest, du passage du Nord-Est.

– Le Fram est un trois-mâts.

– Spécialement conçu pour cette aventure.

– De nouveau, le départ, et la navigation au milieu des glaces, 81° degré de latitude, 82°, 83°.

– « Instinctivement l’œil se tourne vers le nord, écrit-il dans le récit de son voyage. C’est regarder vers l’avenir. »

– Pris dans la banquise, mais la dérive est trop lente, Nansen décide de traverser les neiges en traîneau, avec des chiens qu’il a pris soin d’exercer.

– 86° de latitude nord, 2 minutes, 8 secondes. Et puis la glace est trop mauvaise et la retraite commence vers le Sud et l’archipel François-Joseph.

– Un retour triomphal.

– En 1905 la Norvège devient indépendante de la Suède.

– Nansen est le premier ambassadeur de Norvège à Londres. Mais il s’ennuie, finit par accepter une chaire d’océanographie.

– La Première Guerre mondiale éclate.

– Diverses fonctions officielles et puis Nansen est chargé par la Société des Nations d’organiser en 1920 le rapatriement de 500 000 prisonniers de guerre. Il devient Haut-Commissaire aux Réfugiés.

– Pour que les réfugiés apatrides, sans papiers, puissent circuler dans le monde, Nansen a l’idée de leur attribuer un passeport.

– Qui s’appellera le passeport Nansen.

– Russes, Grecs, Arméniens – au gré des révolutions, des guerres, des déplacements de population, nombreux seront les bénéficiaires.

– Parmi eux Chagall, Nabokov, Stravinski.

– Le passeport Nansen restera en vigueur jusqu’à l’élaboration de la Convention de Genève sur les Réfugiés.

– En date du 28 juillet 1951.

– Article 27.

– « Les États contractants délivreront des pièces d’identité à tout réfugié qui se trouve sur leur territoire et qui ne possède pas un titre de voyage valable. »

– Article 33.

– « Aucun des États contractants n’expulsera ou ne refoulera, de quelque manière que ce soit, un réfugié sur les frontières des territoires où sa vie ou sa liberté seraient menacée en raison de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques. »

 

3

– Frontex.

– Premières syllabes de frontières extérieures.

– Extérieures à l’Union Européenne.

– Le siège se trouve à Varsovie.

– Une agence européenne qui existe depuis 2005.

– Qui coordonne la surveillance des frontières entre les pays membres de la Communauté européenne et les pays non membres.

– Que complète, en 2007, un volet maritime.

– Surveiller, punir.

– Un budget en perpétuelle augmentation.

– Malgré la crise.

– 19 millions d’euros en 2006.

– 118 millions en 2011.

– 845 millions en 2023.

– Externaliser la gestion des migrations.

– Savez-vous ce que cela veut dire ?

– Déléguer aux pays extérieurs à l’Union européenne le soin d’empêcher le départ des migrants.

– Et si ce n’est pas assez dissuasif…

– Alors Frontex intervient.

– 40 hélicoptères ou avions, une centaine de bateaux, et des caméras, des sondes, des radars, pour patrouiller sur les mers, au large de Lampedusa, des îles Canaries, pour verrouiller la frontière entre la Turquie et la Grèce, pour filtrer les contrôles dans les aéroports.

– Au Nord, l’opération s’appelle Mars.

– Finlande, pays baltes, frontières terrestres.

– Puis il y a Jupiter.

– Pologne, Slovaquie, Hongrie et nord de la Roumanie.

– Saturne.

– Pour la Bulgarie et la Grèce.

– Neptune.

– Sud de la Bulgarie, Roumanie, Hongrie, Slovénie.

– Et en mer.

– Poséidon – entre la Turquie et la Grèce.

– Hermès – entre Libye, Tunisie et Sicile.

– Héra – entre Mauritanie, Sénégal, Gambie et Espagne.

– Nautilus – entre l’Algérie, l’Espagne et la France.

– Il n’y a pas assez de dieux grecs pour baptiser les opérations.

– Il faut avoir recours à d’autres noms.

– Nautilus. Le capitaine Nemo.

– Car les migrants ne sont personne.

– De nouvelles règles sur le fonctionnement de Frontex furent approuvées par le Parlement européen le 16 avril 2014.

– Les unités opérationnelles de Frontex « ont le devoir de s’engager et de sauver des vies ».

– Jusque-là il faut croire qu’ils ne l’avaient pas.

– Il faudra identifier les migrants avant de prendre d’éventuelles mesures coercitives contre eux.

– Le refoulement en haute mer est désormais interdit.

– Les personnes ayant porté secours à des gens en détresse en mer ne seront pas poursuivies.

– Réaffirmation de principes existant déjà mais qui étaient jusqu’alors ignorés.

– Le secours dû à toute personne en détresse en mer.

– C’est le droit international.

– Le non-refoulement de réfugiés dans le pays d’origine où sa vie serait en danger.

– La Convention de Genève.

– Seront-ils plus appliqués qu’avant ?

– Loin d’être plus appliqués, d’élargissement du mandat en renforcement du rôle,

– L’accent est mis de plus en plus sur la sécurité.

– « Gérer les migrations avec plus d’efficacité. »

– « Rôle accru dans le traitement des retours. »

– Tiens, « protéger le principe de libre circulation des personnes ».

– On se demande de quelles personnes il s’agit.

 

Voix antiques

– Tu écriras sur une coquille d’huître, sur un morceau de céramique, le nom de celui dont tu veux te débarrasser.

– Pour des raisons politiques, personnelles.

– Puis on procédera au vote.

– Six mille voix pour, et l’affaire est gagnée.

– Cela s’appelle la démocratie athénienne.

– Cela s’appelle l’ostracisme.

– L’ostracisé a dix jours, ensuite, pour partir.

– La peine est prononcée pour dix ans.

– En général les ostracisés revenaient avant.

– Les exilés aussi, parfois, à la faveur de changements politiques.

– Cicéron, par exemple, exilé à Thessalonique pour avoir condamné et fait exécuter les complices de la conjuration de Catilina sans procès régulier. Sa maison sur le Palatin est détruite mais il revient cinq ans plus tard, réhabilité.

– « Socrate disait qu’il ne pensait être ni d’Athènes ni de la Grèce mais du monde (…) Ce sont les bornes de notre pays et il n’y a nul au-dedans de celles-ci qui doive s’estimer banni. »

– Plutarque, dans son traité du bannissement ou de l’exil, disant qu’il ne sert à rien de s’affliger avec le banni, qu’il faut plutôt lui prodiguer consolation.

– « Car la nature nous laisse aller par le monde, dit-il encore, tous libres et déliés, mais nous-mêmes nous lions, nous emprisonnons et emmurons en nous éteignant et réduisant à peu de petite et étroite place. »

– « Et quand nous sommes remués d’un lieu à l’autre, dit-il encore, regrettant ou la rivière Cephisus ou celle d’Eurotas, ou la montagne de Taugetus, ou de Parnassus, nous nous rendons tout le demeurant de la terre inhabitable, comme un désert où il n’y ait point de ville pour nous. »

– « Mais toute ville est le pays de celui qui s’en sait bien servir, et qui a des racines qui puissent vivre et se nourrir partout », dit-il encore.

– « Car si tu veux bien considérer la vérité sans vaine opinion, dit-il toujours, celui qui a une ville affectée est étranger et pèlerin de toutes les autres. »

– Les îles, dit Plutarque, sont les lieux d’habitation idéaux car on n’y possède pas de richesses, et aller d’île en île est mieux encore car on ne s’attache à rien d’artificiel.

– Puisque, dit-il en citant Empédocle, nous sommes « tous en ce monde passagers, étrangers et bannis ».

 

Intermezzo

— « Oh ! j’ai souffert avec ceux que je voyais souffrir ! Un brave vaisseau, qui sans doute renfermait de nobles créatures, brisé tout en pièces ! Oh ! leur cri a frappé mon cœur. Pauvres gens ! ils ont péri. Si j’avais été quelque dieu puissant, j’aurais voulu précipiter la mer dans les gouffres de la terre, avant qu’elle eût ainsi englouti ce beau vaisseau et tous ceux qui le montaient. »

– Shakespeare, La Tempête.

 

4

– Vous qui êtes nés quelque part et qui y passerez votre vie.

– Vous qui ne connaîtrez pas d’autre ville, pas d’autre pays.

– Vous dont la famille est enracinée depuis des générations.

– Et possède un château, une maison.

– Vous à qui la vie fut transmise.

– Et avec la vie la langue, la culture, le sentiment d’appartenance.

– Les livres d’une bibliothèque.

– Les tableaux d’un salon.

– Vous qui exercez la profession de votre père.

– Et de votre grand-père.

– Vous qui vous inscrivez dans une lignée.

– Vous qui ne vous êtes jamais demandé si vous pouviez rester.

– Si vous alliez partir.

– Vous qui prolongez.

– Vous qui poursuivez.

– Vous dont les meubles vous ont été légués.

– Vous qui tranchez sans hésiter.

– Qui savez votre place dans la société.

– Vous qui avez un nom.

– Et des photos de vos ancêtres.

– Des papiers de famille.

– Et des journaux intimes.

– Vous qui possédez des caves et des greniers.

– Les caves pour les vins, les greniers pour les coffres.

– Dans lesquels vos enfants, émerveillés, trouveront de quoi se déguiser.

– Vous dont l’horizon fut, sera toujours le même.

– Cette plaine infinie.

– Ce sommet enneigé.

– Ou la mer, et la baie des naufragés.

– Vous qu’on reconnaissait dès l’enfance.

– Vous qui regardez, à la télévision, ces gens défaits qui débarquent.

– Qui, sauvés du naufrage, sont conduits à l’écart.

– Dans des baraquements.

– Vous qui les plaignez, parfois.

– Vous qui sentez planer une menace.

– Indéfinissable mais certaine.

– Vous qui vous défendez.

– Fermez portes et fenêtres.

– Vous qui dites souvent, on ne peut pas accueillir toute la misère du monde.

– D’un air attristé.

– Dans votre bibliothèque, pourtant, n’y a-t-il pas des livres qui content les aventures des chevaliers ?

– La quête du Graal ?

– Les aventures de ceux qui cherchent, de ceux qui doivent quitter pour s’accomplir ?

– D’Ulysse, qui allait d’île en île, avant de retrouver Ithaque ?

– Qui sait si vous serez toujours à l’abri…

 


Cécile Wajsbrot

Écrivaine, Traductrice

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