Nouvelle

Autres musiques

écrivain et chercheur

Dans la suite de Fantômes et autres nouvelles paru l’année dernière, Jérôme Meizoz est en plein travail d’écriture de son prochain recueil – Maisons profondes. De profondeur, il est question dans la nouvelle inédite d’aujourd’hui. Une histoire d’amour naissante, et qui ne sait pas où elle va.

Il était né dans une poche, un creux ombré où l’espace-temps suivait ses propres lois. Les anciens prétendaient que le soleil errait, aveugle, autour de la terre immobile et femelle ; que tout le reste, c’étaient des foutaises venues d’ailleurs. Les journées s’enlisaient au rythme des cloches. Comme une respiration dans le sommeil. Désœuvrés et lubriques, les chats régnaient aux coins des rues.

Pour s’extirper de la poche, du creux, il fallait atteindre des carrefours techniques où capter les flux de circulation. Les longues flèches de métal passaient toutes les heures pour rejoindre le sud – la mer –, faisant vibrer l’air engoncé dans les combes. Une fois à bord des wagons, on glissait au-dessus de l’ombre stagnante, aspirés vers les grands axes, la vie accélérée des cités, enseignes lumineuses et cinémas. Une fête perpétuelle de produits nouveaux. Partout des promesses : Ouvert la nuit. Clochards, punks, petits-fonctionnaires, extravagantes et prolétaires, tous jaillis du métro sur les places nerveuses, dans le vacarme des sirènes.

Février, le mois des fièvres, était passé. Les bruits vivants avaient repris autour de la maison. Le soleil bousculait toute la surface de la terre, graines et plants bourgeonnaient de manière obscène, relevaient de la boue morte leurs petites têtes vertes, humides et sinueuses. Il allait falloir vivre encore, après avoir longtemps cédé au gel, à la neige, à la nuit hégémonique.

 

Il avait réservé deux billets, décrit la lumière, les palais Renaissance, les pavés inégaux sur les places publiques. Elle n’avait pas hésité, bien que n’ayant jamais voyagé avec lui. Là-bas, ce serait une autre langue, une mélodie neuve. Elle aimait les comparer, les imiter. Chaque idiome faisait d’elle une autre personne, comme si l’ordre des phrases révélait ses possibles enfouis. Dans une langue, elle se sentait précise, méthodique, dans une autre, théâtrale et rieuse. Tout cela existait donc hors d’elle ? Les mots faisaient la navette entre le dedans et le dehors, dessinant une couture ou peut-être une cicatrice.

Elle avait connu surtout les flux, les circulations entre pôles contraires. Rompue au changement de langues, à traduire de l’une à l’autre ses existences. Tant d’hôtels interchangeables l’avaient accueillie.

Dans la valise à roulettes, quelques habits, des livres, c’était tout son foyer, mobile et sommaire, à embrasser d’un seul regard. La vie improvisée sans pesanteur l’attirait. Assise dans le train, ce jour-là, elle écrivait, le carnet sur les genoux. Relisait les pages d’un voyage précédent, l’hiver asiatique, les hôtels en bord de mer, les séances de travail. Lors d’une escapade dans les montagnes, la cloche de cuivre d’un temple l’avait recentrée, accordée comme un violon. Le voyage avait gardé la teinte des quelques phrases qu’elle écrivait tous les soirs sur l’écran du téléphone en direction du pays étroit, de la poche ombrée. Parfois, il appelait, une question de voix, de musique. Elle lui racontait les choses vues, l’équipe artistique, les photos avec le maire, les repas à saveur d’enfance, pâte de soja fermenté, légumes aigres-doux, coriandre. Le séjour avait été comme soulevé par les mots du soir, le va-et-vient électronique.

 

Maintenant, elle considérait cet homme installé près d’elle. Lui aussi prenait des notes. Étranger si familier. Comme si elle le connaissait depuis toujours et s’étonnait encore de sa voix, de son odeur. C’était son corps qu’elle imaginait à travers l’écran du téléphone. Ils étaient réunis dans le même train, cette fois. Ensemble dans cette distance qu’exigeaient la vie du wagon, les voisins de siège, le passage du contrôleur. Passé le versant sud, la lumière avait changé, onctueuse sur la végétation avancée. On commençait à lire les noms des gares dans l’autre langue, celle de l’opéra, des palabres par gestes. Elle voulait apprendre cette musique. Il lui traduirait les mots courants. Elle avait hâte de le voir converser, demander des précisions sur les plats. De connaître sa mélodie.

 

Une après-midi, après avoir parcouru des palais, des musées, ils avaient pénétré dans un théâtre ancien où Mozart enfant s’était produit, assurait le guide. Elle avait admiré les balcons superposés, leurs poches ventrues dans une haute paroi troglodyte. Une montagne toute en stucs, en pleine ville. Il l’avait photographiée, rayonnante, dans l’une des loges surplombant la scène. Elle lui raconta ses années de violon, la boîte sur son dos d’un train à l’autre, la professeure austère, le trac des auditions. Les défis qu’elle relevait, l’un après l’autre, pour ne pas décevoir. Qui ? Le sentiment d’insuffisance qui rongeait tout. Le désir de plaire à l’enseignante. Jouer toujours mieux, contre un peu d’approbation, une dose d’amour abstrait. À lui, cette exigence, le prix de la reconnaissance avaient paru démesurés. Ce n’était alors qu’une enfant ! Il hésitait entre la compassion et la révolte. Il aurait voulu la prendre dans ses bras. Dire que l’amour ne se payait de rien, qu’il suffisait d’être. Ce conseil vertueux, ridicule ! Ce n’est pas ainsi que cela se passait dans les organes. Les vieux manques, le poids du regard d’autrui, la solitude avaient la peau dure. Il n’avait pas trouvé les mots. Et puis, dans la nuit, un lambeau de poème s’était présenté :

Désormais, tu es le capitaine de ton âme.

Il se promit de le lui réciter le lendemain.

 

Ils étaient sortis du théâtre ancien sous un soleil intraitable, rasant les murs pour lui échapper. Le goudron piégeait la chaleur et la réverbérait. La canicule mettait la ville à l’arrêt, l’eau serait rationnée sous peu. La radio égrenait des recommandations aux personnes vulnérables. Des bouteilles allaient être livrées par l’armée. Dans les villes modernes bientôt inhabitables, partout il était question de planter des arbres en urgence. Il pensa que le temps d’une vie humaine était trop court pour comprendre celui, incommensurable, du monde naturel. Que les solutions proclamées apparaissaient dès lors faussées, risibles.

 

Tous deux avaient marché dans une torpeur muette, cherchant les ruelles les plus sombres. Ils commandèrent une glace à l’abri, sous une statue équestre. Elle vit la tête du grand homme (toujours un homme et toujours armé) maculée de chiures de pigeons. C’est donc ça, l’Histoire ? Cette pensée lui rendit le sourire, la livra tout entière à la joie du voyage. Lui cherchait à retrouver, en pensée, le creux humide d’où il venait. De l’ombre, il en avait eu à revendre. Et du vent ! La sensation des murs frais, l’odeur de cave ou de grotte, tout cela lui semblait désormais inaccessible. Cette fois, il y avait du nouveau sous le soleil.

 


Jérôme Meizoz

écrivain et chercheur, Professeur associé de littérature française à l’Université de Lausanne

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