Poésie

Soit une semaine en tout

Écrivaine

L’écrivaine et poète Danielle Mémoire a confié à AOC un extrait du Corpus, ce work-in-progress métafictionnel rassemblant de nombreux textes, publiés ou non, écrits par un auteur ou plusieurs – les membres du Cercle. Une semaine avec Odon et Osmond, et plane l’ombre des duos légendaires, les Dupondt, Sherlock & Watson, etc., voire Bouvard et Pécuchet. Du plaisir de la mise en abyme au carré, et de la dérision.

Le lundi.

 

 

Une anecdote, de laquelle je songe à faire Osmond et Odon les protagonistes, les suppose vivre à Paris sous le même toit, configuration — non : espace ; c’est un espace —, espace apparu brièvement dans des parties, toutes, me semble-t-il, non publiées du Corpus.

Que savons-nous d’Osmond et d’Odon dans cet espace ? Ils sont frères, sans doute, sans doute jumeaux : ils ne coexistent nulle part ne l’étant pas (il arrive, en revanche, qu’un seul des deux existe, duquel l’autre est la créature).

Osmond, dans cet espace, se montre plutôt moins odieux qu’ailleurs ; Odon, moins idiot. On soupçonne fortement ou l’un ou l’autre d’être l’auteur du tout, si ce n’est plutôt, hypothèse, qui ne m’apparaît qu’à l’instant, qu’ils soient ensemble les auteurs.

La question que je me pose est celle de savoir comment Osmond et Odon cohabiteraient à Paris, à quoi cela ressemblerait — à Laurel et Hardy, plutôt ? à Sherlock Holmes et Watson (Dupin et le narrateur) ? à Zig et Puce ? aux Dupondt ? aux frères Goncourt ?

 

— Un auteur, a dit Odon, nous le feignions, et qu’il nous conçût.

— Ou plusieurs, a dit Osmond.

— Plusieurs ensemble, a dit Odon.

— Ou plusieurs fois un seul, a dit Osmond.

 

Je n’ai jamais lu le Journal des Goncourt, ni je n’en possède aucune édition (si je le possédais, d’ailleurs, je l’aurais lu : le Journal des Goncourt me semble relever du genre d’ouvrages que l’on se retrouve à lire lorsqu’on n’a rien de mieux à faire).

 

— Tu supprimeras la parenthèse, a dit Osmond. Elle est paresseuse.

— L’est-elle ? a dit Odon.

 

Elle ne l’était pas, selon lui. Il pouvait le prouver.

 

— Tu le pouvais, a dit Osmond, mais tu ne le fis pas.

— J’étais trop paresseux, a dit Odon.

 

Jérôme et Jean Tharaud ?

De Jérôme et Jean Tharaud, nous avons lu au moins un livre, mon frère et moi, ainsi que diverses contributions à la Revue des Deux Mondes, toujours dans des moments où nous ne voyions pas que nous eussions eu mieux à faire.

Paul et Victor Margueritte ?

De Paul et Victor Margueritte, dont nous avons lu jadis et Poum et Zette, nous croyons savoir qu’ils avaient pour grand-père un oncle de Mallarmé.

 

 

Le mardi.

 

Je me suis procuré le Journal des Goncourt.

 

— L’auteur, a dit Odon.

— L’auteur ? a dit Osmond.

— Celui, a dit Odon, qui nous conçoit.

— Ou que nous concevons nous concevant, a dit Osmond.

— Qui nous conçoit, a dit Odon, le concevant nous concevant.

— Aussi, a dit Osmond.

— Il s’est procuré le Journal des Goncourt, a dit Odon.

— Il lui fallait, en vue d’un prochain départ pour l’Inde, a dit Osmond, les siens décidément périmés, renouveler guides et cartes.

— Il en a profité pour se procurer le Journal, a dit Odon.

 

L’auteur a commencé à lire le Journal dans le bus, dans le 38, qu’il a pris au retour.

 

— Lequel bus, a dit Osmond, lui a fait couler beaucoup d’encre.

 

L’auteur corrigera ce qu’il avançait la veille : on ne peut pas, écrira-t-il, ne pas avoir mieux à faire que lire le Journal des Goncourt.

Il lui semble qu’il y voit tout ce qu’a de laid le dix-neuvième siècle.

 

 

Le mercredi.

 

Ce journal est notre confession de chaque soir.

 

— Ou de chaque matin, a dit Osmond.

— Certains jours, du soir, et d’autres, du matin, a dit Odon.

— Mais plus souvent du matin, a dit Osmond.

 

C’est, désormais, pour leur part, le matin, plutôt, qu’ils écrivent.

 

Quand nous écrivons, a dit Osmond.

— Nous n’écrivons plus guère, a dit Odon.

 

Et du moins est-ce la confession de deux vies inséparées dans le plaisir, le labeur, la peine, de deux pensées jumelles, de deux esprits recevant du contact des hommes et des choses…

 

— Mais des femmes, non ? a dit Osmond.

— Quoi, des femmes ? a dit Odon.

— Du contact des hommes et des femmes, a dit Osmond.

— Et des choses, a dit Odon.

 

Recevant du contact des hommes, des femmes et des choses…

 

— Je me demande, a dit Odon, s’il ne faut pas comprendre les femmes sous les hommes.

Sous les hommes ? a dit Osmond. Les femmes ? Les comprendre ? Tu te demandes ?

— Je reprends, a dit Odon.

 

Recevant de ce contact (du contact des hommes, des femmes et des choses) des impressions si semblables, si identiques, si homogènes, cette confession peut être regardée comme l’expression d’un seul moi et d’un seul je.

 

— Les deux ? a dit Osmond.

— Comment cela, les deux ? a dit Odon.

Et dun seul moi, a dit Osmond, et d’un seul je.

— Je crois qu’il y a trop d’italiques, a dit Odon.

 

 

Le jeudi.

 

Il y a le je et le moi.

 

— Ce qui fait deux, a dit Osmond.

 

Et il y a le je et le nous.

 

— Ce qui fait trois, a dit Osmond.

— Ou quatre, a dit Odon.

— Ou cinq, a dit Osmond.

— Voire un grand nombre, a dit Odon.

— Ou, décidément, deux, a dit Osmond.

— Ou un, a dit Osmond.

 

Et de certaines ambiguïtés.

 

— Je cite, a dit Odon : « Quelquefois même, je l’avoue, le changement indiqué chez les personnes qui nous furent familières ou chères ne vient-il pas du changement qui s’était fait en nous ? »

 

C’est Odon qui souligne.

 

— Si tu en es d’accord, a dit Odon.

— Et tu dis que « nous » signifie « nous deux » ? a dit Osmond.

 

Il pourrait s’agir d’un « nous » général : un changement indiqué chez des personnes qui nous ont été familières, pourrait venir de celui qui se fait en nous autres hommes.

 

— On voit toutefois assez mal, a dit Osmond, qu’il y ait là l’objet d’un aveu.

— D’un aveu ? a dit Odon.

— « Quelquefois même, je l’avoue… », a dit Osmond.

 

C’est Osmond qui souligne.

Ou du moins Osmond prie-t-il Odon de souligner.

 

— Le texte tout entier, pour ainsi dire, est dactylographié par tes soins, a dit Osmond, sous une dictée à deux.

— C’est notre mode de travail, a dit Odon. Quant à la question, elle est rhétorique.

— Quelle question ? a dit Osmond.

— Celle de savoir d’où vient le changement, a dit Odon.

 

Si générale, d’ailleurs si plate, que puisse être la vérité, ici formulée en manière de question, les deux frères semblent bien ne parler que d’eux-mêmes.

 

— C’est là travers, a dit Odon, que nous nous plaisons parfois à noter.

— Cet autre travers, exactement inverse, a dit Osmond, nous nous plaisons à le noter.

— Plus spécialement dans la littérature, a dit Odon.

— Mais enfin, aussi, dans la vie, a dit Osmond.

— Quelques-uns, ce qui arrive à tout le monde, ils le décrivent comme un trait à eux propres, a dit Odon.

— Mais d’autres, a dit Osmond, ce qui ne vaut que pour eux-mêmes, ils le croient tomber sous la forme entière de l’humaine condition.

— La pensée nous a traversé l’esprit, a dit Odon, de composer de l’un et l’autre traits la fastidieuse anthologie.

 

Inversement…

 

— Tu as déjà « inverse » quelques lignes plus haut, a dit Osmond.

— Et qu’y puis-je ? a dit Odon.

 

Inversement : tout ce que l’on croit à soi propre, que l’on n’aurait jamais songé à dire, et que l’on découvre (ou ne découvre pas) la chose du monde la mieux partagée.

 

— Inversement ? a dit Osmond. Ce n’est pas exactement la même chose que plus haut ?

— Non, a dit Odon.

 

Mais il négligera de marquer la nuance.

 

— On le découvre, a dit Odon, avec un sorte de bonheur.

— Quoi donc ? a dit Osmond. Qu’est-ce qu’on découvre ?

— Cela, a dit Odon, que l’on croyait à soi dérisoirement propre, appartenir à tous.

— Le soi : le dérisoire, a dit Osmond.

 

Nous ne nous cachons pas d’avoir été des créatures passionnées…

 

— Nous deux, a dit Odon.

 

Le je, toutefois, « je l’avoue », est un singulier strict : l’un des deux frères est mort.

 

— Ce n’est que d’une préface qu’il s’agit, a dit Osmond.

— Écrite, a dit Odon, par le survivant seul.

— Tu n’eusses pas voulu, je pense, a dit Osmond, que le mort s’en mêlât.

— Le frère vivant, a dit Odon, n’eût-il pas pu feindre vivant, écrivant, le frère mort ? Et ne le feint-il pas jusqu’à un certain point ? « Nous ne nous cachons pas d’avoir été des créatures passionnées », écrit-il.

— Il eût fallu d’un passé, en effet, a dit Osmond.

— Ou, derechef, d’un singulier, a dit Odon : « Je ne me cache pas que nous avons été… »

— Je ne me le cache pas, a dit Osmond.

 

 

Le vendredi.

 

En vue d’un prochain voyage en Inde (ils partiraient dès le surlendemain), les deux frères avaient eu nombre de courses à faire.

Osmond était allé à pied.

Odon avait pris le bus, le 38, lequel leur a fait couler, à son frère et lui, beaucoup d’encre.

 

— Le nom du 38, a dit Osmond. Beaucoup d’encre.

— Ou non pas, a dit Odon, le nom, mais l’objet dans son nom.

— Ce qu’il en est de l’être, a dit Osmond, de l’objet dans son nom.

 

Oui, enfin — pas exactement.

Un nouvel ouvrage y revenait encore, qu’ils avaient entrepris, son frère et lui, depuis peu, et doutaient d’achever jamais.

 

— Ainsi beaucoup de nos ouvrages, a dit Osmond.

 

Odon au retour avait encore pris le 38.

 

— Une autre voiture de la même ligne, a dit Odon.

 

Comme l’on approchait du Luxembourg — Odon était monté à la station Les Écoles —, le conducteur, dans la manière d’un guide de circuit touristique, avait brièvement donné l’historique du lieu (le palais, la fontaine, les jardins).

Laissant sur sa gauche la rue Royer-Collard, il avait dit quelques mots de l’éponyme, et cité de lui la phrase selon laquelle un orateur trop long est comme une horloge qui sonnerait les minutes.

Il n’avait pas parlé du Val-de-Grâce.

 

 

Le samedi.

 

— Et l’auteur ? a dit Odon.

— L’auteur ? a dit Osmond. Lequel ?

— Celui, a dit Odon, duquel nous faisons qu’il nous conçoive.

— Nous faisions qu’il nous conçût, a dit Osmond. Mais c’était il y a déjà plusieurs pages. Qui veux-tu, après plusieurs pages, qui se souvienne encore de lui ?

— Cette dernière phrase est correcte, a dit Odon.

— J’en prends le tour, a dit Osmond de Mme de Sévigné.

 

L’on pouvait aussi penser à Molière.

Nous verrons si c’est moi que vous voudrez qui sorte.

 

— Des formulations, toutefois, de Molière…, a dit Odon.

— Voire, parfois, de Racine, a dit Osmond.

 

Cet enfant sans parents qu’elle dit qu’elle a vu…

 

— Elles ne seraient plus reçues aujourd’hui, a dit Odon.

 

 

Le dimanche.

 

Ce fut ce jour-là qu’ils partirent pour l’Inde.

 

—Nous avions pris l’avion dès l’aube, a dit Odon.

— Ignorant, l’un comme l’autre, les fâcheux effets du décalage horaire, a dit Osmond, nous trouvâmes le temps de faire, dans la soirée, une longue promenade sur les bords de la Chapora.

— Les parcours des crabes sur le sable humide, et les trous qu’ils y creusaient çà et là, composaient, a dit Odon, de délicats motifs floraux.

 

Après quelques jours, ils se rendraient plus au nord.

 

— Les crabes ? a dit Osmond.

 

Nous nous rendrions plus au nord.

Voyez Notre Cercle à Mahabaleshwar, des mêmes auteurs, chez le même éditeur.

 

Ce texte est publié en partenariat avec le Cipm (Centre international de poésie Marseille).


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