Fables politiques
Dans ses articles de jeunesse puis dans ses écrits d’intervention politique, dans ses textes théoriques et dans ses lettres, l’auteur des Cahiers de prison, Antonio Gramsci, dirigeant communiste condamné par le régime fasciste, pratiqua tout au long de sa vie diverses formes d’écriture. Grand lecteur, il chérissait les genres narratifs brefs : fables, contes, apologues, nouvelles. Au point que lorsqu’il reçut enfin la permission d’écrire en prison, ce par quoi il commença fut une traduction des contes des frères Grimm (de février 1929 jusqu’à janvier 1932, dans trois des quatre cahiers uniquement consacrés à ses traductions).
L’une des raisons de cette prédilection est sans doute à chercher dans le double aspect de ces récits brefs : savants et populaires, ils relèvent simultanément des plus anciennes traditions littéraires et de cet « esprit populaire créateur » auquel Gramsci consacra une large part de sa réflexion durant ses années en prison.
Nous avons sélectionné et traduit pour AOC sept textes qui illustrent ce qui semble bien être, pour Gramsci, l’une des principales fonctions du récit bref : une continuation de la politique par d’autres moyens. Moyens poétiques, souvent ironiques, légers mais profonds, susceptibles de livrer ce qu’on pourrait appeler une « morale politique » de la fable.
Il s’agit ici de réécritures ou d’adaptations de récits préexistants.
Réécritures de fables et contes issus du patrimoine narratif mondial – depuis le Panchatantra de l’Inde du IIIe siècle avant notre ère (« Not’ Maire »), jusqu’aux Fables de la Fontaine (« Le Grelot »), en passant par la Castille médiévale de El Conde Lucanor de Don Juan Manuel (« Les corbeaux et les hiboux ») – ou réécriture d’une nouvelle de Lucien Jean, un écrivain français, prolétaire et militant (Lettre à Giulia du 27 juin 1932).
Mais aussi adaptations de récits que Gramsci a pu entendre dans des circonstances précises (« Diamantino », « La réaction italienne ») ou à l’époque de son enfance sarde (Lettre à Giulia du 1er juin 1931).
Les cinq premiers textes sont inédits en français. C’est une nouvelle traduction que nous proposons aussi pour les deux derniers, des lettres déjà traduites pour les éditions françaises, aujourd’hui épuisées, des Lettres de prison : A. Gramsci, Lettres de la prison, traduit par Jean Noaro, préface de Palmiro Togliatti, Paris, Éditions sociales, 1953 (à partir de la première édition italienne, très incomplète, des Lettere, Einaudi, 1947) ; A. Gramsci, Lettres de prison, traduit par Hélène Albani, Christian Depuyper et Georges Saro, présentation de Sergio Caprioglio, Gallimard, 1971 (à partir de l’édition de Sergio Caprioglio, Einaudi, 1965). Le passage de la lettre du 1er juin 1931 que nous traduisons était aussi présent dans le recueil L’albero del riccio, édité par Giuseppe Ravegnani dès 1948 et traduit par Roger Salomon pour les éditions Messidor en 1987.
Romain Descendre et Jean-Claude Zancarini
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Avec l’autorisation de la Fondazione Gramsci, nos traductions se fondent sur les textes procurés par les éditions suivantes :
A. G., Scritti (1910‐1926), vol. 1 : 1910‐1916 (édité par Giuseppe Guida et Maria Luisa Righi), Istituto della Enciclopedia Italiana, Rome, 2019 ; vol. 2 : 1917 (édité par Leonardo Rapone, avec la collab. de Maria Luisa Righi et la contrib. de Benedetta Garzarelli), Istituto della Enciclopedia Italiana, Rome, 2015 ; vol. 3 : 1918 (édité par Leonardo Rapone et Maria Luisa Righi), Istituto della Enciclopedia Italiana, Rome, 2023.
A. G., Socialismo e fascismo. L’Ordine nuovo 1921‐1922, Einaudi, Turin, 1966.
A. G., Lettere dal carcere (édité par Francesco Giasi), Einaudi, Turin, 2020.
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Not’ Maire
« ’L sindich », Avanti ![1], 18 décembre 1915, « Cronaca di Torino »
La cloche retentit ; la séance est ouverte.
Tiens ! Mais c’est merveilleux ! Il doit s’agir d’un phénomène de dédoublement ! L’huissier que j’ai vu à l’entrée ôter son chapeau avec dignité et respect devant les Bons M’ssieurs siège désormais au banc de la présidence.
« Mais non ! – nous prévient un voisin attentionné – çui-là c’est ’l sénateur Teofilo Rossi ».
« Ah ! Quel dommage ! »
La séance débute et va de l’avant. « Not’ Maire » prie qu’on l’écoute avec attention mais personne n’y prête garde et de tous les bancs s’élèvent un bourdonnement et un bavardage dense, dense et bien ennuyeux ; même les employés parlent entre eux et aussi les membres du Conseil communal qui siègent sur le banc présidentiel.
Alors me revient en mémoire une petite nouvelle que tout le monde peut lire dans le recueil indien du Panchatantra (où, on le sait, on trouve tout ce qu’on veut). Dans la jungle s’étaient réunis en « clan », pour pouvoir chasser avec plus de profit et moins de risques, babouins, loups, léopards et autres bêtes de couleurs et pelages divers. Parmi eux, cependant, s’était faufilé un petit chacal qui mangeait les restes et rongeait les os des succulents banquets. On le supportait parce que, dans la jungle, tous craignent le chacal, qui transmet hydrophobie et maladies infectieuses, mais l’irritation et le mécontentement étaient grands et tous ceux du « clan » auraient béni la bonne occasion qui les eût libérés de ce compagnon peu plaisant. Ce fut une petite guenon, fort subtile et judicieuse qui trouva l’issue de secours. « Pourquoi n’en faisons-nous pas notre roi ? – proposa-t-elle dans une assemblée privée qu’elle avait convoquée à cet effet – nous pourrions ainsi le placer dans une petite niche, bien nourri et immunisé par son autorité même, et nous, nous n’aurions plus à souffrir ce contact, d’égal à égal, avec celui qui nous fait sans cesse frissonner et dresser le poil. Il pourra collectionner tous les débris de vaisselle colorés et le papier d’argent que nous trouverons dans nos incursions, dont nous ne manquerons pas de lui faire hommage, et ainsi nous serons tranquilles. »
Je descends de nouveau les escaliers et, tombant sur l’huissier, je ne peux m’empêcher de penser : mais s’ils voulaient une personne imposante et digne, pourquoi n’ont-ils pas envoyé celui-ci là-haut et l’autre en bas ? Allons, cela aurait été plus juste et la Commune y aurait moins perdu.
Le grelot
« Il sonagliolo », Il Grido del popolo[2], 15 septembre 1917
L’ancienne fable a été revécue. Les rats se sont rassemblés en conseil pour délibérer. Avec quelles armes combattre le chat ? Comment acquérir la liberté – drapeau et fanfare en tête – de cavalcader dans les rues et les places pour manifester la « vraie » âme, la « vraie » conscience, la « vraie » volonté du « vrai » Piémont ? Un sage petit rat, connaisseur expert de la Turin souterraine par le biais de ses méditations pensives sur les divers « mystères » des diverses grandes villes modernes, des « mystères » de Paris du grand amateur de foules Eugène Sue, à ceux « de Naples » du non moins grand Francesco Mastriani et à ceux « de New York » du dernier grand frère Zévaco, avait proposé une grande initiative révolutionnaire pour les foules : se rendre dans les banlieues, cheveux au vent, cravate dénouée et haranguer les masses ouvrières, chercher à faire passer dans leur « vraie » âme, dans leur « vraie » conscience, dans leur « vraie » volonté ce qui ne peut que devenir leur « vrai » contenu. Le sage petit rat fut absent lors de la dernière assemblée mais son esprit austère flottait parmi les présents.
Et alors se leva pour parler une petite souris, elle aussi sage et austère : « Il est difficile, dit-elle, de faire de la propagande parmi les ouvriers ; ils sont frustes, vulgaires et capables de rosser les propagandistes. Pouvons-nous nous exposer au danger de nous faire cogner nos petits museaux ou couper nos petites queues par ces êtres frustes et vulgaires ? Plutôt que d’aller dans les banlieues allons donc dans les usines. Là il y a des contremaîtres, des vigiles : parlons aux ouvriers pendant qu’ils sont au travail. »
Mais un sage et vieux rat répliqua promptement : « Et le travail ? Pour nous écouter ils devront s’arrêter, ils devront croiser les bras. Pouvons-nous être responsables d’une si grave perturbation de la production ? Ils voudront discuter, avec nous et entre eux, discuter sans limites assignables. Camarades, je refuse cette proposition insensée. »
Et alors se dressa pour parler le plus sage de l’assemblée, le dénommé Domenico Coniglione, directeur de l’Humanité nouvelle, journal qui a apporté dans la vie politique turinoise un éblouissant trait de lumière : « Parler dans les banlieues est impossible : les ouvriers sont infectés de pus socialisant. Parler dans les usines est antipatriotique comme l’a lucidement démontré l’excellent orateur qui m’a précédé. Écrivons une brochure, diffusons-la dans les masses ; elle sera le levier qui renversera la situation et restaurera la “vraie” âme, la “vraie” conscience, la “vraie” volonté du prolétariat déraisonnable. »
Ainsi advint-il que, dans un conseil des rats auquel participèrent les représentants des socialistes italiens, des socialistes réformistes, des socialistes indépendants, des cléricaux interventionnistes, des libéraux interventionnistes, des progressistes interventionnistes, des radicaux interventionnistes, on décida d’attacher un grelot à la queue du chat.
Le dénommé Coniglione, réformiste et directeur de l’Humanité nouvelle fut désigné pour accomplir cette suave mais difficile besogne. Le grelot sonnera et les « vraies » conscience, âme et volonté seront restaurées.
Diamantino
« Diamantino », Avanti !, 21 janvier 1918, « Cronache torinesi »
Aujourd’hui je veux vous raconter l’histoire de Diamantino, comme je l’entendis moi-même, il y a de cela bien des années, intercalée dans une longue et ennuyeuse conférence pacifiste du professeur Mario Falchi.
Diamantino était un petit cheval né dans la mine d’un bassin carbonifère anglais. Sa mère – pauvre jument ! –, après avoir passé les premières et les plus belles années de sa vie à la surface de la terre, au soleil, réjouie par les sourires des fleurs bruissant sous le zéphir gracieux et folâtre, avait été affectée au trait des wagonnets de minerai, à quelques centaines de mètres sous la terre. C’est ainsi que fut engendré Diamantino, parmi la suie, dans la noirceur d’un âpre labeur, et il ne vit jamais, le malheureux, les fleurettes de la prairie, et il ne hennit jamais, parmi les sucs juvéniles et exubérants, aux doux parfums des zéphirs printaniers. Et il ne voulut pas même prêter foi aux très belles descriptions que sa maman lui faisait tour à tour des beautés, de la luminosité, des frais et gras pâturages qui réjouissent le genre équin à la surface du monde sublunaire. Diamantino crut toujours que sa respectable génitrice s’était joliment moquée de lui, et il mourut parmi la suie et la poussière de charbon, convaincu que les étoiles, le soleil, la lune étaient des fantasmes nés dans le cerveau un peu toqué de la traîneuse de wagonnets lasse et épuisée.
Eh bien oui, nous sommes tous autant de Diamantino, mais non pas « nous les hommes », relativement à la paix perpétuelle, comme le voulait le professeur Mario Falchi lors de sa conférence, mais « nous les Italiens », relativement à une forme bien plus humble et plus modeste de vie civile en commun : la liberté individuelle, la sécurité personnelle, que le régime individualiste bourgeois devrait garantir à tous les citoyens.
On agite devant nos yeux le spectacle effrayant de la décomposition sociale en Russie, des libres citoyens russes à la merci de toutes les agressions, incertains de leurs avoirs, errant dans les fourrés, leurs corps squelettiques couverts de haillons, s’arrachant les uns aux autres les racines qu’ils doivent cueillir pour assouvir leur faim. Et on oppose à cela notre liberté, notre sécurité.
Mais nous sommes comme Diamantino. Notre sécurité, notre liberté, nous ne les avons jamais vues ; on nous parle d’un monde que nous n’avons jamais vu, où nous n’avons jamais vécu.
[cinquante lignes censurées][3]
Nous avons entendu dire que dans d’autres pays cette liberté, cette sécurité sont garanties aux citoyens : nous l’avons appris par les livres et les journaux, des personnes de confiance absolue nous l’ont affirmé, certains d’entre nous ont pu le constater durant leurs pérégrinations forcées à l’étranger. Mais dans notre pays ? Pour ce qui est de notre pays nous restons dans l’état d’esprit de Diamantino : il nous paraît entendre la description d’un pays enchanté, de rêve, habité par on ne sait quelles créatures miraculeuses nées de notre imagination. La liberté, la sécurité ? Nous ne réussissons pas à nous les représenter par l’expérience : elles sont le mythe, la fable, l’Eden vers lequel nous tendons quand, par une de ces rares nuits de l’année où, après avoir passé la journée et la soirée sans aucune tracasserie, nous dormons tranquillement et que ce rêve magique nous fait vivre dans des mondes ultra-terrestres.
La réaction italienne
« La reazione italiana », Il Grido del popolo, 9 février 1918
Une erreur d’inattention de la censure romaine a permis que l’on puisse enfin dire que le camarade Lazzari a été arrêté le 25 janvier, après avoir été pris, comme le disent avec peu de sincérité et de loyauté les journaux bourgeois, dans les mailles du super-décret Sacchi[4].
Nous n’avons pas l’intention d’écrire une tirade sentimentale et légèrement fastidieuse contre la réaction qui sévit. Le camarade Lazzari est un homme plus habitué à la mauvaise qu’à la bonne fortune, et le Parti socialiste ne se désagrégera pas du fait de l’arrestation de son Secrétaire politique ; le député Morgari a assumé cette fonction et le parti continuera son chemin.
Nous voulons seulement faire quelques observations sur ce qui est en train de se passer en Italie, sur cet ensemble de mesures policières, presque judiciaires, auquel nous avons pris l’habitude de donner le nom de réaction. C’est un phénomène purement italien, [et le super-décret Sacchi restera comme un document, précieux pour les chercheurs, de la condition de décomposition et de déliquescence dans laquelle se trouve actuellement la société italienne, la bourgeoisie italienne.][5] Seul un pays où l’on ne fait pas d’affaires, où l’on travaille peu, où les relations entre un citoyen et l’autre sont rares et n’ont qu’une valeur économique très faible, est susceptible de produire un monstre juridique semblable à celui dont a accouché la sottise démocratique du député de Crémone.
En effet, qu’est-ce que la sécurité donnée aux citoyens de ne pas être sans arrêt sous la menace d’une privation de leur liberté personnelle, d’être protégés de l’arbitraire policier et de l’abus judiciaire, si ce n’est le cadre nécessaire au travail, aux échanges, à la production, au développement, en somme, de toutes les activités propres à un régime capitaliste ? Eh bien tous les malheurs qui affligent les rares personnes intelligentes et actives d’Italie sont une répercussion nécessaire de l’ineptie, de la condition de décomposition et de déliquescence dans laquelle se trouve cette partie de la population que nous appelons, en lui faisant l’honneur du langage socialiste, la classe bourgeoise. En Italie on manque de ponctualité s’agissant de l’ouverture des bureaux, l’arrivée des trains, les rendez-vous à un entretien, parce que le temps n’a pas de valeur, parce que le temps n’est pas un facteur économique de production. Dix heures plus tôt, dix heures plus tard : qu’est-ce que dix heures pour celui qui ne sait comment les remplir ? Il en va de même pour la liberté. Qu’est-ce que la liberté pour qui ne sait qu’en faire, pour qui elle n’est pas une valeur économique, une possibilité de travailler, de produire, de quelque façon que ce soit ? La liberté individuelle, la sécurité contre les abus de l’autorité est une conquête du travail, de la production, des sociétés bien organisées.
Je me rappelle un épisode. Un professeur d’université me raconta une aventure qui lui était arrivée au Hyde Park de Londres, et en me la racontant il frémissait encore d’une noble indignation. Il vit des citoyens planter un drapeau par terre, monter sur une chaise, appeler à soi l’attention des passants, puis se mettre à prêcher. Il en vit ainsi une vingtaine, chacun d’entre eux soutenait ses idées en cherchant à faire des prosélytes : adeptes de sectes protestantes particulières, socialistes, anarchistes, théosophes. Il s’arrêta devant un anarchiste et fut tellement impressionné par ce qu’il entendit, qu’il s’adressa aussitôt à un policeman qui se trouvait près de là, lui demandant d’un air atterré : – Mais vous, à quoi servez-vous ici, pourquoi vous ne le faites pas taire, celui-là ? – Et le policeman, flegmatique : – Je suis là pour faire taire les hommes comme vous qui voudraient priver les autres de leur liberté de parler. – Un policier anglais qui donne une leçon de libéralisme à un professeur d’université italien. Cet épisode authentique constitue un document de la mentalité de la bourgeoisie italienne, de même que le super-décret Sacchi constitue un document de son infériorité. Il n’y a vraiment aucun plaisir à être les victimes d’une telle engeance, et en ce sens seulement nous sommes désolé pour le camarade Lazzari.
Les corbeaux et les hiboux
« I corvi ed i gufi », L’Ordine Nuovo, 7 juillet 1921
Cher Ordine Nuovo,
J’ai suivi avec un vif intérêt la publication des lettres de Carabiniers et de Gardes royaux et des réponses signées par des ouvriers qui savourent déjà les joies de la nouvelle fraternité entre le prolétariat révolutionnaire et les défenseurs de l’ordre bourgeois. Pour calmer un peu les enthousiasmes faciles est parue, fort opportunément, ta note qui, par ailleurs, omet – de mon modeste point de vue – de relever une éventualité bien loin d’être improbable. Pour moi, qui ai vieilli – j’ai les cheveux blancs, hélas ! – parmi les luttes des travailleurs, les amitiés imprévues sont toujours un peu suspectes. Je ne crois pas si facilement aux volte-face inexplicables.
Tu pourras me dire que l’état d’esprit des carabiniers et des gardes royaux qui se sont adressés à toi peut très bien s’expliquer si l’on tient compte des mauvaises conditions économiques, du service pénible, de la discipline militaire, de l’arrogance des officiers. Et tout ceci est vrai. Mais il faut, si l’on désire le mieux, penser au pire. Qui peut exclure que ces nouveaux amis ne cachent quelque autre fin ?
Mon activité révolutionnaire se réduit désormais à bien peu : je ne peux plus parler dans les meetings car ma voix s’est affaiblie, je ne peux plus descendre dans les rues avec les ouvriers, car mes forces me trahissent, je ne peux plus me rendre dans les assemblées ou les congrès, car mes jambes me soutiennent difficilement. Permets-moi au moins d’offrir au parti mon expérience. Cela, bien entendu, sans que pour autant je me présente comme un mentor mais seulement pour que, parmi les paroles de tant de jeunes, on entende, de temps à autres, la parole d’un vieux.
À propos des agents du gouvernement, je me limite à te raconter une des nombreuses histoires que le conseiller du comte Lucanor racontait à son maître quand celui-ci lui demandait conseil.
Entre les corbeaux et les hiboux la guerre avait éclaté à cause d’un bosquet dont, depuis longtemps, ils se disputaient la propriété. En quelques jours les corbeaux se trouvèrent fort mal en point. Les hiboux, qui se réveillent après le coucher du soleil, attaquaient de nuit les corbeaux qui dormaient dans leurs nids et les massacraient. Les corbeaux cherchaient en vain à mener des contre-offensives. Ils tournoyaient du matin au soir parmi les arbres, s’arrêtaient sur les flancs abrupts des monts, exploraient ravines et rochers… pas la moindre portion de terrain n’échappait à leur enquête.
Tout était inutile. Les hiboux restaient à l’abri dans leurs nids, cachés, introuvables et ils riaient, riaient des corbeaux qui chaque jour enterraient l’un des leurs sans jamais réussir à faire une victime dans les rangs de l’armée ennemie.
Un jour les corbeaux tinrent conseil. Que se dirent-ils ? Impossible de le savoir. Les corbeaux connaissent l’art de conserver les secrets et ne révélèrent jamais à quiconque – ni sous la contrainte de la force ni dans les rets de la tromperie – quelles décisions furent prises lors de cette réunion historique. On sait cependant qu’une dispute s’éleva et que l’assemblée se termina dramatiquement.
En effet, un vieux corbeau en sortit tout déplumé, en bien mauvais état, avec plus d’une blessure. Il abandonna la tribu et se rendit, en sautillant – ses ailes ne le portaient plus – en haut d’un énorme rocher où, de nuit, il y a bien longtemps, il avait entendu le cri strident du hibou. Il se posa sur la cime de cette roche gigantesque et attendit la nuit. Quand les hiboux sortirent de leur refuge ils aperçurent, avec leurs yeux phosphorescents, effrayants, le vieux corbeau. Ils l’entourèrent, menaçants, prêts à le frapper.
« Ne voyez-vous donc pas que je viens parmi vous solliciter votre pitié ? – dit le corbeau. – Ne voyez-vous pas que les miens m’ont rendu incapable de voler, qu’ils m’ont blessé, qu’ils m’ont chassé ? Accueillez-moi. Secourez-moi. Je serai votre conseiller. Quand mes ailes seront aptes à la besogne, je vous guiderai moi-même dans les maisons des corbeaux. »
Les hiboux tinrent conseil. Un vieux hibou se leva et dit. « Ne vous y fiez pas. Il est de la race de vos ennemis. Il vous trahira. » Mais tous se mirent à rire à ces mots et voulurent que le corbeau reste avec eux et ils lui rendirent de grands honneurs et s’inclinèrent devant lui comme devant un roi. Le vieux hibou, inécouté et moqué, passa le mont et disparut. Trouva-t-il une nouvelle tribu ? Une nouvelle famille. Allez savoir !
Le corbeau explora tous les nids des hiboux, connut leurs habitudes, leurs plans de guerre, leurs intentions. Il mesura leurs forces, s’empara de leurs secrets. Il sut même que la femme du premier ministre flirtait – la frivole ! – avec le chef d’état-major… Les hiboux rivalisaient pour lui révéler toute chose. Rien n’échappait à son enquête sagace.
Les jours passèrent et les ailes du corbeau blessé repoussèrent et retrouvèrent leur force. Il rassembla les hiboux et leur dit : « Mes généreux amis ! Le jour est venu. Je vais vous donner, en échange de votre courtoise hospitalité, le triomphe ultime sur les corbeaux. (Applaudissements.) Je partirai demain à l’aube, je découvrirai tous les nids de vos ennemis et, avant que la nuit ne revienne, je serai parmi vous pour vous guider, pour vous mener à la victoire. » (Longue et chaleureuse ovation.) Le corbeau partit. Il revint dans sa tribu qui, à ses cris, accourut en liesse, croassant avec une joie infinie. Il fit se ranger les mâles en ordre de bataille, se mit à leur tête et prit son vol.
Sur le refuge des hiboux, avant que la nuit ne tombe, par cent, par mille, féroces, s’abattirent les corbeaux. Les hiboux dormaient et les corbeaux firent un massacre. Pas un n’en réchappa…
La morale ? Je te laisse la chercher, cher Ordine Nuovo, toi et tes lecteurs.
Le vieux hibou révolutionnaire.
Lettre à Giulia Schucht[6]
1er juin 1931
[…]
Je voudrais raconter à Delio une nouvelle de chez moi qui me paraît intéressante. Je te la résume et tu la développeras, pour lui et pour Giuliano. Un petit enfant dort. Il y a une cruche de lait, préparée pour son réveil. Une souris boit le lait. L’enfant, qui n’a pas son lait, se met à hurler et sa mère hurle. La souris désespérée se tape la tête contre le mur mais se rend compte que ça ne sert à rien et court chez la chèvre pour avoir du lait. La chèvre lui donnera du lait si elle a de l’herbe à manger. La souris va voir la campagne pour avoir de l’herbe et la campagne, aride, veut de l’eau. La souris va à la fontaine. La fontaine a été détruite par la guerre et l’eau s’éparpille : elle veut un maçon qui la répare. La souris va voir le maçon : il veut des pierres. La souris va voir la montagne et un dialogue sublime se déroule entre la souris et la montagne qui a été déboisée par les spéculateurs et montre partout ses os sans terre. La souris raconte toute l’histoire et promet que l’enfant, quand il aura grandi replantera pins, chênes, châtaigners, etc. Alors la montagne donne les pierres, etc., et l’enfant a tant de lait qu’il peut même se laver avec. Il grandit, plante les arbres, tout change ; les os de la montagne disparaissent sous un humus nouveau, les précipitations atmosphériques redeviennent régulières parce que les arbres retiennent la vapeur et empêchent les torrents de dévaster la plaine, etc. En somme la souris conçoit un véritable « plan quinquennal ». C’est vraiment une nouvelle d’un pays ruiné par la déforestation. Très chère Giulia, tu dois vraiment raconter cette nouvelle et puis me communiquer les impressions des enfants. Je t’embrasse tendrement.
Antonio
Lettre à Giulia Schucht
[Turi], 27 juin 1932
Très chère Giulia,
J’ai reçu tes feuillets, datés de mois et de jours différents. Tes lettres m’ont fait me souvenir d’une brève nouvelle d’un écrivain français peu connu, Lucien Jean, je crois, qui était un petit employé d’une administration municipale de Paris. La nouvelle s’appelait Un homme dans un fossé[7]. J’essaie de m’en souvenir. – Un homme avait fortement vécu, un soir ; peut-être avait-il trop bu, peut-être la vue continuelle de belles femmes l’avait-elle un peu halluciné. À la sortie du local, après avoir marché un peu en zigzaguant sur la route, il tomba dans un fossé. Il faisait très sombre, son corps s’encastra entre rochers et buissons ; il était un peu épouvanté et ne bougea pas de crainte de tomber encore plus bas. Les buissons se refermèrent, les escargots glissèrent sur lui et le couvrirent de bave argentée (peut-être un crapaud se posa-t-il sur son cœur pour en écouter les palpitations, et en réalité parce qu’il le considérait comme encore vivant). Les heures passèrent ; le matin s’approcha et les premières lueurs de l’aube, des gens commencèrent à passer. L’homme se mit à crier au secours. Un monsieur à lunettes s’approcha ; c’était un savant qui rentrait chez lui après avoir travaillé dans son laboratoire. « Qu’y a-t-il ? » demanda-t-il. – « Je voudrais sortir du fossé », répondit l’homme. « Ah, ah ! Tu voudrais sortir du fossé ! Et que sais-tu donc de la volonté, du libre arbitre, du serf arbitre ! Tu voudrais, tu voudrais ! Voilà bien l’ignorance. Tu ne sais qu’une seule chose : tu étais debout du fait des lois de la statique et tu es tombé du fait des lois de la cinématique. Quelle ignorance, quelle ignorance ! » Et il s’éloigna en hochant la tête, tout indigné. On entendit d’autres pas. Nouvelles invocations de l’homme. S’approche un paysan qui menait par le licol un cochon à vendre et fumait la pipe. « Ah, ah ! Tu es tombé dans le fossé, hein ! Tu t’es soûlé, tu t’es amusé et tu es tombé dans le fossé. Et pourquoi n’es-tu pas allé dormir comme je l’ai fait, moi ? » Et il s’éloigna, d’un pas rythmé par le grognement du cochon. Puis passa un artiste qui gémit parce que l’homme voulait sortir du fossé : il était si beau, tout argenté par les escargots, la tête nimbée d’herbes et de fleurs sauvages, il était si pathétique ! Et passa un ministre de Dieu qui se mit à abominer la dépravation de la ville qui s’amusait ou dormait tandis qu’un frère était tombé dans le fossé, il s’exalta et partit en courant pour faire un sermon terrible lors de la prochaine messe. Ainsi l’homme restait dans le fossé, jusqu’au moment où il regarda autour de lui, vit avec exactitude où il était tombé, se démena, se courba, fit levier avec ses bras et ses jambes, se mit debout et sortit du fossé avec ses propres forces.
Je ne sais pas si j’ai rendu le goût de cette nouvelle et si elle est appropriée. Mais je crois que oui, au moins en partie : toi-même tu m’écris que tu ne donnes raison à aucun des deux médecins que tu as consultés récemment et que, si jusqu’à présent tu laissais les autres décider, tu veux désormais être plus forte. Je ne crois pas qu’il y ait ne fût-ce qu’un peu de désespoir dans ces sentiments ; je crois qu’ils sont pleins de bon sens. Il faut brûler tout le passé et reconstruire toute une vie nouvelle ; nous ne devons pas nous laisser écraser par la vie vécue jusqu’à présent, ou du moins il ne faut en conserver que ce qui fut constructif et même beau. Il faut sortir du fossé et jeter au loin le crapaud que nous avons sur le cœur. Chère Iulca, je t’embrasse tendrement.
Antonio