Récit

Cycle

Écrivain, Psychiatre

« Le néolibéralisme attrape la méditation pour en faire son quatre-heures. » Médecin psychiatre et actuellement étudiant du master de Création littéraire de Paris-8, Ivan Berquiez joue, pour la questionner, avec la doxa autour de la pratique de la méditation. Premier texte de la série des « plumes en herbe » qui laisse la place, en ce mois de juin, et comme chaque année, aux étudiant.e.s de masters de création littéraire.

Elle m’a demandé si j’avais déjà fait une dépression.

Elle a mis les formes, s’est presque excusée, c’est le protocole, elle a besoin de savoir, contre-indication.

Je ne sais pas bien quoi répondre.

Je ne sais plus les traits de son visage. Je sais qu’elle est blonde, que son bureau a des murs blancs. Je ne sais plus comment elle s’appelle. Claire.

Je lui réponds, je pense, oui, peut-être une fois ou deux. Comme tout le monde, je plaisante.

Le noir de ses yeux s’épaissit.

Elle semble rassurée que je n’aie jamais pris de traitement, jamais été suivi pour ça.

Elle m’autorise à rejoindre le programme.

Je redescends dans la rue, il y a un rendez-vous.

Avant que je sorte, elle a tenu à me préciser :

pour cette session c’est très étrange mais pour l’instant je n’ai que des hommes.

C’est très étrange, d’habitude c’est l’inverse.

C’est très étrange, elle dit que peut-être aussi c’est bien.

C’est très étrange, elle a l’air d’avoir un peu peur.

Moi aussi j’ai un peu peur mais je dis que ça ne me pose pas de problème. Je dis comme elle que peut-être aussi c’est bien.

Je redescends dans la rue, il y a un rendez-vous.

 

 

Le lendemain je vois mon chef, médecin responsable d’une unité dans un service pédopsychiatrique.

Je lui en parle.

Il y a un rendez-vous, je vais commencer.

Tous les jeudis je devrai partir plus tôt mais c’est pour la bonne cause en quelque sorte c’est de la formation.

Il encourage, il adore. Il pratique lui aussi. Il est connu dans l’hôpital pour donner ces ateliers.

En tant que stagiaire je les coanime avec lui.

Je me suis dit quand même c’est la moindre des choses si je vais être animateur que j’aie testé mon propre médicament, goûté à ma propre soupe.

 

 

Cela a lieu dans le sous-sol d’un dojo de yoga.

Il y a une toute petite pièce pour se changer.

Je fais en sorte d’arriver déjà en tenue, ou alors je ne me change pas du tout.

Le vestiaire fait peur.

Je me demande si Claire aussi a peur, peur d’être face à dix hommes inconnus dans un sous-sol. Moi j’ai peur.

Je me demande si elle accueille cette peur. Moi pas trop.

Elle est plutôt bien mise, elle porte un chemisier.

Elle explique tout de façon organisée, protocolaire, presque rigide.

Au début de la séance, elle fait retentir un gong traditionnel. Elle s’y prend d’une façon un peu gauche.

Je regarde les garçons autour de moi.

Ils sont neuf et, à la première séance, on doit expliquer pourquoi on a décidé de rejoindre cet atelier.

Je ne me souviens pas de tout.

Je me souviens qu’ils sont tous anxieux.

Je décide d’avoir un peu moins peur d’eux.

Il y a un homme en smoking qui dit qu’il a eu des troubles bipolaires mais que c’est du passé maintenant. J’ai déjà expliqué que j’étais interne, donc il doit savoir que je sais. Les troubles bipolaires ce n’est jamais du passé.

 

 

Tous les mardis je me retrouve à coanimer, avec mon chef, l’atelier pour les enfants.

Bientôt nous rejoint également une neuropsychologue qui passe un diplôme complémentaire. Elle sait beaucoup de choses.

Elle vient en stage avec nous, étudier l’atelier, en tirer une étude, un mémoire.

Un jour, elle présente un PowerPoint devant tout le service. Un homme veut poser des questions, faire des commentaires, ramener sa gueule. Elle lui fait comprendre une première fois que la réponse à sa question arrive dans la diapo suivante, que tout est prévu. Il recommence, elle l’invite à garder les questions pour la fin.

Je ne sais plus comment elle s’appelle. Claire.

Elle me fait penser à celle qui anime mes propres séances hebdomadaires. Dans mon esprit leurs souvenirs se confondent. Blondes et bien mises. Étudient ou enseignent. Aiment les protocoles. Brillantes. Claires.

 

 

Le premier exercice, je connais déjà. Bon élève.

On ferme les yeux et on tend la main.

Claire dépose dans notre paume un objet. Elle nous a prévenus mais l’appréhension quand même flotte dans l’air renfermé.

On doit user de chacun de nos sens, l’un après l’autre, pour le connaître.

Texture molle, ferme, visqueuse.

Odeur, je ne sais pas, anosmique.

Bruit ? En fait, si on l’approche de l’oreille, oui. Quelque chose de l’ordre de la rainure, du crépitement.

Quelque part cela m’émeut. Je n’avais jamais écouté un grain de raisin.

Il est jaune.

 

 

Je me renseigne sur la question des gongs.

Quand je dis je me renseigne je veux dire je tape gong méditation sur Google.

Quand Claire tape sur son gong chaque jeudi soir, on dirait qu’elle n’en a pas envie. On dirait qu’elle sait que quand c’est elle qui le fait, c’est un peu ridicule, mais qu’il est précisé dans le manuel que c’est important, alors elle s’exécute sans protester.

À chaque fois, tout le monde regarde, sans rien dire. Pendant quelques secondes, elle semble rejoindre la pensée dominante de la salle, et se demander : dans quelle galère je me suis fourrée ?

 

 

Je ne me souviens pas de tout le monde.

Je sais qu’il y a une fille un peu grande, presque une adolescente, gênée par la place que soudain son corps prend.

Je sais qu’il y a une fille qui est amenée par sa mère, elles prennent des bus pour ces trois quarts d’heure dont elles ne comprennent pas bien l’utilité, mais elles le font, la mère le fait, loyalement.

Peut-être que c’est la même fille.

Je sais qu’il y a une fille qui vient d’un institut, qui parle lentement, et qui, à chaque séance, pendant l’exercice, s’endort en bavant sur le tapis.

Je sais qu’il y a un garçon, enfin, je crois.

Souvent, nous sommes plus nombreux qu’eux.

Je me demande ce que ça leur fait.

 

 

Elle nous guide.

Toujours revenir à l’instant présent.

Qu’est-ce qui se passe.

Observer.

Être là.

Observer.

Être là.

Observer.

Être là.

Bon élève. Je le fais déjà, avec application, dix minutes de temps en temps, depuis un an ou deux.

Et mon ex m’avait offert, sans occasion, un carnet avec des activités à faire en pleine conscience. Pas de grain de raisin fourni, sûrement des mandalas. Il m’avait dit que ça me ferait du bien.

Je ne l’avais pas très bien pris.

À la fin de l’exercice, un des garçons dit que c’était quelque chose qu’il n’avait jamais fait.

Jamais de sa vie une demi-heure d’immobilité.

Il emploie le mot : torture.

 

 

Nature & Découvertes : « Façonné à la main avec le plus grand soin, ce gong donne à votre pratique de méditation une nouvelle dimension sonore qui invite au lâcher-prise. »

Santé Magazine : « Pour celles qui veulent se relaxer mais sans se fatiguer, le gong bath est parfait ! Il y a juste à s’allonger confortablement les pieds en direction des gongs – même en tenue de ville, en sortant du bureau – et à laisser faire les vibrations sonores du gong bath pour ressortir, environ une heure trente plus tard, libérée des tensions accumulées, détendue comme si on avait pris “une douche intérieure”. »

Awartisan.fr : « Selon certaines croyances, le son de ces gongs aurait des propriétés correctives. Absolument parfaits comme articles de décoration, tant pour la maison que pour un centre de méditation ou boutique, ils apporteront paix et amour à votre intérieur. Faits à la main en Indonésie. Merci de créer votre compte pour voir nos prix. »

 

 

Pour la première fois, c’est Claire qui anime.

Trois étapes.

Sa voix les guide dans un endroit qu’ils aiment.

Elle les encourage à observer là, à rester là, à s’installer là, à se dissoudre là. Elle ouvre leur imaginaire.

Et puis, elle les laisse explorer.

Finalement, quatrième étape, imprévue, elle leur fait, très rapidement, observer les sensations dans leur corps.

Le chef lui explique, après la séance, que c’était superflu.

Elle argue qu’elle avait peur d’avoir mal géré le temps.

Il lui répond qu’on peut laisser aller, laisser couler, qu’on a le temps.

 

 

À la fin des séances, on ne se parle pas.

Tous les garçons regardent leurs pieds, remettent leurs chaussures.

Une fois chaussé chacun lance un bonne soirée soulagé.

Disparaît.

Les autres accélèrent.

On a tous peur.

 

 

Je rapporte à mon chef que Claire a demandé à ce qu’on fasse une heure de méditation par jour et que je n’ai tout simplement pas ce temps-là.

Que je suis désolé mais qu’entre l’heure de RER qu’il me faut pour venir au travail, le travail, l’heure de RER qu’il me faut pour rentrer du travail, et puis le reste, ma coloc, les livres, le cinéma, mon copain, je n’ai tout simplement pas ce temps-là.

A+B.

Il répond qu’un jour, il a entendu dans un séminaire quelqu’un expliquer que c’était obligatoire, dans le genre de programme que je suis, de pratiquer cette heure quotidienne.

Je me mords la lèvre.

Il ajoute : sauf pour les gens qui n’ont tout simplement pas ce temps-là.

Je souris.

Il précise : ces gens-là, ils doivent en faire deux.

 

 

Je suis à une soirée.

Dans la conversation, j’évoque l’idée qui me trotte dans la tête : animer un groupe de méditation pour patient·e·s LGBTQ+.

Un homme que je ne connais pas me lance : quelle drôle d’idée.

J’essaie de répondre. Mais à cause du sexisme, des LGBTQphobies, les femmes et les personnes queers ont beaucoup plus souvent des symptômes anxieux, et la méditation, ça marche.

La méditation ça n’a rien à faire dans un centre de santé. La méditation c’est quelque chose de puissant, d’intime, de sacré. Tes patients, comme tu dis, ils trouveront bien leur chemin jusqu’à ça s’ils en ont besoin. C’est parce qu’on la laisse entrer dans les institutions que la méditation perd de sa magie.

Une autre personne intervient.

Vous avez déjà lu le livre de Camille Teste, Politiser le bien-être ? Elle pose la question, en gros : en quoi des pratiques comme la méditation, qui sont individuelles, peuvent être compatibles avec un mouvement collectif révolutionnaire ? Est-ce que prendre soin de sa santé mentale, dans le contexte actuel, c’est de l’égoïsme, ou bien c’est une façon de lutter ?

J’ai envie de lui dire que c’est ça, c’est bien là la question, mais je n’ose pas prendre la parole.

L’homme qui m’avait contredit hausse les épaules. Je ne sais pas ce qu’il en pense.

 

 

Voici ce qui se produit les années qui suivent :

je pratique tous les jours.

mille quatre cent quatre jours – et ça continue.

les jours où je m’y emploie trop tard dans la journée,

je retrouve jusqu’alors l’état qui avait toujours été le mien jusqu’ici,

irritable impatient agressif impatient impatient impatient,

état peut-être naturel, peut-être de base, peut-être par défaut.

ou peut-être que mon état naturel est au contraire bien celui que je retrouve après la séance,

tranquille rasséréné fluide clair clair clair,

et que cet autre état serait la version altérée de moi, trop polluée par le reste, c’est-à-dire par tout ce qui n’est pas :

là.

le présent.

la méditation n’est pas :

le passé – regrets culpabilité honte remords reviviscences souvenirs douleur

elle n’est pas :

le futur – appréhension inquiétude imagination scénario anticipation douleur

j’apprends à lâcher ce qui ne me sert plus

j’apprends que contrairement à ce que j’ai toujours pensé

inventer les catastrophes de l’avenir ne me permettra pas de m’y préparer

ne fera pas de moi la personne la plus prête au monde

me laissera seulement avec le stress d’un événement improbable

ressenti dans mon corps comme réel

comme déjà

la méditation est :

un présent.

voilà.

je ne peux pas dire le contraire.

je ne peux pas dire le contraire.

 

 

L’homme qui avait parlé de troubles bipolaires,

je ne sais plus comment il s’appelle, Bertrand Stéphane Vincent Laurent,

semaine après semaine devient statue de cire.

Il s’assoit dans son costume sur le petit tapis qui lui est alloué.

Son visage à la fois fond et se fige.

Quand Claire lui demande un retour sur l’exercice,

il répond des choses qui essaient de moins en moins de cacher qu’il ne l’a pas fait,

qu’il est avec autre chose,

et peu à peu Claire cesse de lui poser la question.

Elle le laisse là,

devenir mannequin,

poupée de cire,

statue de sel.

Derrière son dos immobile,

je me demande si maintenant il est effectivement disponible à ses pensées,

ou si ce qu’il a voulu reléguer au passé est revenu mordre son présent, juste là.

 

 

Beaucoup plus tard, dans un autre service, je rencontre une psychologue spécialisée dans la méditation, maintenant on dit : mindfulness.

Un jour, en plein milieu du secrétariat, elle m’affirme que le bouddhisme est la seule religion au monde qui use de la méditation. Le reste, c’est de la prière, ça n’est pas pareil. Elle affirme beaucoup de choses. Elle est sûre, elle a vérifié. Je me souviens qu’elle emploie ce mot : vérifié.

Je lui demande : mais il y a aussi la Wicca, non ?

Elle fronce les sourcils, la quoi ?

La religion des sorcières.

Les secrétaires sourient en regardant leurs claviers.

Elle hausse les épaules, ça ne vaut même pas le coup de me répondre.

 

 

Vers la fin de mon stage, je me sépare de mon copain.

Un matin que je la croise sur la route du travail, j’en parle à Claire. Elle ne sait pas quoi répondre, elle est gênée.

Et puis, on tombe sur une mauvaise herbe qui a tellement poussé sur le trottoir de l’hôpital qu’elle a dégommé le bitume. Claire la prend en photo, elle dit j’adore.

 

 

Voilà ce qui se produit les années suivantes :

cela devient une mode.

ou plutôt : une forme d’obligation.

On pourrait très bien me dire voilà, tu es psychiatre, tu pratiques la méditation, tu as fait un cycle MBCT (c’est comme ça que ça s’appelle), tu pourrais très bien en faire un business, inscrire les lettres sur une plaque dorée, gagner de la thune.

Mon copain de l’époque a une amie qu’il veut me présenter. Elle a été embauchée par la faculté de médecine la plus aliénante de France pour proposer aux étudiants des séances de méditation visant à réduire leur stress. On se sépare avant qu’il ne puisse organiser la rencontre.

Dans mon poste suivant, j’encadre des étudiants de cette faculté. Ils m’expliquent que dans les ateliers en question, il y a de la place pour seulement une vingtaine de personnes. Ils sont quatre cents.

Le néolibéralisme attrape la méditation pour en faire son quatre-heures.

Dans mon poste suivant, le chef de service m’ordonne de recevoir sur ma pause déjeuner la fille d’une amie à lui. Elle travaille dans une start-up. Elle est en dépression, sauf qu’on dit : burn-out. Dépression évitable. Elle a vingt-trois ans, elle est brillante, elle est éteinte. Je la vois chaque semaine. Ensemble, nous travaillons sur le lâcher-prise, le respect de ses propres limites, l’avancée vers ses valeurs personnelles propres. Son entreprise comprend, qu’elle se repose – quelques semaines. Et puis un jour elle ne vient pas au rendez-vous. Je lui envoie un mail. Elle me répond en me tutoyant soudainement, pour « reboucler sur notre meeting ». Elle a repris le travail, je ne la vois plus jamais.

Le néolibéralisme attrape la méditation pour la transformer en défense spéciale.

Si les gens sont stressés,

ils n’ont qu’à se calmer

ils n’ont qu’à se mettre à distance des pensées anxiogènes

ils n’ont qu’à être dans l’instant présent

ils n’ont qu’à méditer entre midi et deux.

En gros : si ta peau brûle dans notre incendie maîtrisé, tu peux boire un verre d’eau. On est sympa, on a installé la fontaine à nos frais.

 

 

C’est dans quelques jours, la date-limite pour envoyer une proposition de texte à AOC.

Dès le matin, je me mets à retravailler mon texte.

Mon copain dort dans la chambre à côté. Je bois du thé Earl Grey, on est dimanche matin, il est un peu tôt.

Je n’ai pas encore fait ma méditation.

La boisson noire resserrera mes mâchoires, la liste des tâches à faire agitera mon flux, l’activité de la journée enfoncera ses crocs dans mes membres, toutes se feront meilleures amies de mon anxiété, qui m’assure que l’immobilité peut attendre, que c’est plus important, plus urgent d’agir, de faire.

Je l’écouterai presque. Presque je perdrai le fil, presque je casserai le collier de mes mille quatre-cent-cinq séances quotidiennes d’affilée.

Et puis, je m’obligerai à m’assoir.

J’ai pris l’habitude, maintenant. Une habitude, une chose que l’on fait automatiquement, sans la remettre en question, juste parce que cela fait du bien, que cela est utile, que cela ferait du mal de ne pas l’avoir, et parce qu’on ne veut plus se faire mal, on ne veut plus s’être inutile, nocif, bâton dans les roues. C’est comme le petit-déjeuner qui satisfait, la douche qui vivifie, la respiration qui survit, le comportement cohérent avec le cœur.

Je choisirai un enregistrement au hasard. La dernière fois que j’ai choisi au hasard, c’en était un écrit par une femme, blonde, blanche, américaine, qui s’appelle Sarah Blondin.

Il s’intitulait : « Make it sacred » – rends-le sacré.

 

 

Fondation Française de Kundalini Yoga :

« Le Gong est un instrument métallique de forme circulaire servant à émettre des sons divers à différents desseins. Il ressemble à une cymbale.

Il a été utilisé au cours de l’histoire à des fins aussi bien guerrières que thérapeutiques ou spirituelles. Dans les temples bouddhistes, il est souvent employé pour battre le rappel des pratiquants avant un rituel.

Le Gong aide les chakra à interagir et à se coordonner. Il stimule leur fluidité et leur réactivité au point que le receveur se libère naturellement d’éventuels schémas émotionnels négatifs. Il est donc thérapeutique dans le sens où il active nos capacités d’auto-guérison.

Une formation au Gong doit être basée sur les rares enseignements de Yogi Bhajan sur ce sujet et complétée par une pratique intensive. Il est toujours utile d’acquérir des connaissances complémentaires (le son, le cerveau…). »

 

 

Les collègues des autres unités chambrent souvent mon chef sur ses méthodes de gourou. Eux croient plutôt en la psychanalyse ; chacun ses trips.

Il a toujours une étude scientifique ou deux sous le coude, à dégainer pour leur prouver : ça marche vraiment. Efficacité prouvée sur la réduction des symptômes anxieux.

Mais aussi, j’ai le sentiment, quand je vois ses yeux clairs s’embrouiller, qu’il y a autre chose – quelque chose qu’il ne peut pas révéler dans un cadre institutionnel, quelque chose de la croyance.

Une fois, il délègue à Claire et moi l’atelier en entier, avant de se raviser pour finalement décider qu’il mènera un exercice à la fin de la séance, je lui lance en rigolant : ah tu n’as pas voulu lâcher les rênes, et il me regarde, étonné : au contraire si je pouvais toujours être dans ces états-là, je le serais.

Il décide de quitter le service pour faire le tour du monde.

 

 

« Comment pouvons-nous apaiser notre recherche incessante ?

Comment pouvons-nous apaiser nos pensées en guerre, lorsque nous vivons dans une réalité si incontrôlable, si inexplicable ?

Ma réponse ?

Rends-le sacré.

Si rien n’est jamais connu de moi,

si je vis et meurs sans jamais acquérir aucune certitude,

je choisis de rendre ce voyage qui est le mien, sacré.

Rendre sacré signifie voir ta vie comme un chef-d’œuvre exquis.

Bénir chaque moment par la capacité de mettre tes activités quotidiennes dans un espace divin, un endroit de mains sacrées, par l’usage de l’attention, des petites prières, de la cérémonie.

Va dans un champ.

Si ce n’est un champ, un lopin de terre.

S’il n’y a pas de terre près de toi, prends une pierre dans ta main et ferme les yeux.

Demande à cette pierre, cette terre, de t’aider à calmer ta tempête.

Demande de l’aide pour entrer à nouveau dans le flot sain de ta vie.

Rends-le sacré.

Même si je n’atteins jamais la certitude, au moins mon monde scintillera d’émerveillement.

Au moins je croirai que je suis tenue et soutenue par des forces invisibles.

Au moins je modèlerai ma vie de mes mains sacrées. »

 

 

Claire ne valide pas son mémoire. Son école considère que l’atelier n’était pas assez sérieux.

 

 

Je termine les dix séances du cycle.

Les neuf hommes semblent contents, toujours silencieux.

Je me demande ce qu’ils vont devenir, ce que ces dix semaines vont faire à leurs relations, à leurs colères. Je me demande s’ils me feront peur dans la rue.

Je remercie Claire.

Elle me confie que c’était sa dernière session. Elle quitte la ville.

Elle me rappelle que si je veux devenir instructeur à mon tour, je dois compléter ce cycle par une retraite de méditation en silence pendant dix jours.

Je n’en trouve jamais le temps.

 


Ivan Berquiez

Écrivain, Psychiatre

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