Récit

Tout prend feu

Artiste

Deux jeunes femmes rejoignent le cortège d’une manifestation contre les violences faites aux femmes. Dans ce récit, extrait du travail d’une jeune artiste aujourd’hui à l’École nationale supérieure des arts visuels de La Cambre (Bruxelles), les inspirations littéraires et cinématographiques affleurent, et cela fait justement partie du travail. Suite de notre série consacrée aux « écrivain.e.s débutants ».

ALORS, J’ENFILE UN GROS BLOUSON – MOLLETONNÉ A L’INTÉRIEUR, POUR GARDER LA CHALEUR – ET SORS DANS LA RUE, MARCHER AVEC ELLES DANS LE BLEU DE LA NUIT, AFIN DE CRIER UN PEU PLUS FORT DANS LE CORTÈGE.

 

— T’es toujours motivée pour ce soir ?

— Il fait très moche mais oui, bien chaude de gueuler sur du mec cis het, j’ai passé une semaine de merde.

— Moi aussi.

— J’ai l’impression de me faire baiser par la vie mais sous le prisme du syndrome de Stockholm.

— Faudrait peut-être calmer le jeu sur le quota de bons gros mascu, qu’on ramène dans notre pieu.

— Pas faux. T’as un K-way à me prêter ? C’est le déluge dehors.

— Oui, par contre tête de cortège en mixité choisie, habille-toi en noir.

Je sors, en dix mètres c’est foutu. J’ai des petites mares d’eau glacée qui se forment dans mes gazelles défoncées par les années. Mais ça me gêne pas tant que ça. Par contre, ce putain de mistral, qui vient faire fouetter les gouttes de pluies pour geler mon âme un peu plus, me donne des envies de meurtre. Surtout quand je manque de me vautrer à cause d’un mec au sourire édenté par la connerie, aspergé de One Million qui me demande je sais plus quoi. Putain j’ai plus de patience. J’entends au loin Nous sommes Fortes, nous sommes Fières et Féministes et Radicales et en Colère, ça fait du bien. Ça ranime le feu dans mes tripes. J’ai bien fait de sortir.

 

T’en es où ? – envoyé –

Je sors de chez ma pote attends-moi au croisement. – vu –

Ça marche à toute. – envoyé –

 

Je rentre dans un snack qui vend des burgers, kebabs et autres trucs bien gras à trois viandes un peu louches, que j’aurais d’ailleurs sûrement dû m’envoyer vu la gueule de bois que je me tape. Mais je suis à -40 sur mon compte, alors je demande juste un verre d’eau pour essayer d’hydrater le peu de cerveau qu’il me reste. Le mec doit sûrement avoir un peu pitié de moi – ou alors il est juste très gentil – et m’en propose un deuxième. Je dis oui en lui souriant un peu de travers à cause des tremblements provoqués par les restes d’alcool et de ritaline dans mon corps. Quelle connerie d’ailleurs cette ritaline, c’est même pas drôle en plus. Bientôt on sniffera du plomb.

— Mec t’as jamais pris du sulfure de plomb ?

— Non je connais pas.

— Ça se tape ! Putain mais faut trop que t’essaies, ça te met dans un vortex t’as pas idée, c’est génial, bon je vais me prendre un Jamaïcain mule t’en veux un ?

— C’est combien ?

— 15 balles.

— Ah non c’est gentil, je vais prendre un pastis.

Putain ce qu’on a l’air con des fois.

Je bois d’une traite le deuxième verre d’eau, en me concentrant pour ne pas le rendre sur le comptoir du mec, et je sors en lui disant bonne soirée. Je fais des ronds sur la place en attendant ma copine, parce ce que c’est quand je reste statique que j’ai des sueurs de la veille qui viennent réveiller ma nuque. C’est pas très agréable.

 

Je fonds, grouille bébé – envoyé –

 

Je la vois sous son petit parapluie, elle disparaît sous son écharpe verte.

— Putain j’ai failli pas venir, je lui dis ; en la prenant dans mes bras.

— Ça va toi ?

— Oui ; je lui réponds. Alors c’était comment hier soir ?

— J’aurais pas dû y aller, je suis pas très bien en ce moment ; elle me dit avec un sourire qui remplace quelques larmes volées par la fatigue.

On marche bras-dessus-bras-dessous et je la préviens qu’il faut que je reste en mouvement pour pas rendre les souvenirs de la nuit au milieu de la foule.

— Ok pas de soucis.

On marche sur la grande avenue pour rejoindre le cortège des fées. Y a un gros poisson bleu qui nage sur le côté droit de la rue, on se regarde étonnées, il est vraiment balèze. J’explose de rire et elle me suit, on se dit que ça va nous porter chance, vu qu’on est toutes les deux de ce signe astro. On se dit aussi qu’on reviendra le peta quand on aura un peu plus de force.

Elle me raconte un peu sa vie ; et peu à peu le son de sa voix vient remplacer l’angoisse des actions tapées la nuit dernière, par la douceur de notre amitié. Si je pouvais relationner de cette façon avec tout le monde, ma vie serait tellement plus simple.

On arrive enfin et on est heureuses. Elles sont belles et en colère.

On l’est aussi.

Je pense à ma mère. Parce que la pureté aujourd’hui je la trouve en pensant à la maternité, bizarrement. Ma mère elle m’a façonnée, alors que tout mon être la reniait malgré moi. J’aimerais lui chanter des chansons d’amour comme Gainsbourg a pu le faire en bon gros toxique qui se respecte.

Quand il chante Parce que, c’est pas à mon amoureuse que j’ai envie de le clamer mais à ma mère, tellement sa beauté exulte dans mes souvenirs, et que, même si elle a pas les yeux bleus, ses cheveux s’amusent aussi à défier le soleil. Alors je marche en son honneur.

Je marche pas, je trottine, sur le rythme de Non c’est non la prochaine fois ce sera un coup de couteau dans ta gueule connard et je te jure, je le pense vraiment. Je le pense pour toi avant tout, parce que je t’aime au-delà de ton inconsistance et que la matière de mes sentiments maternels existe via ma lutte. Ma mère, ma sœur, mes sœurs, subsistent dans mon être à travers les cris fébriles que je pousse. Je sautille en rigolant parce que l’enchaînement de coup de couteau dans ta gueule connard bah c’est une belle allitération de « c » ou de « que » plutôt. Ça me donne envie de danser comme sur les gros sons qui me font gratter des traces à tout va. Mais là je gratte rien, je consomme juste. Je consomme de la colère pure et partagée. Avec un peu de peur aussi. Je me dis que c’est pas le moment de te rencontrer. Là, c’est la guerre et, contrairement à Ève, l’une des protagonistes de Viendra le temps du feu, et bah je suis pas prête à faire demeurer mon héritage dans ce chaos. Alors je continue de crier.

Coup de couteau dans ta gueule connard.

Ça y est je l’ai en tête, sans avoir le rythme. Mes copines se moquent de moi parce que j’arrive pas à le chanter. Je balance un regard circulaire et me rend compte qu’elles gravitent toutes autour de moi, comme des astres mystiques. Je suis émue. Je continue d’avancer et j’ai l’impression que mes amies ont mis un peu de ce qui est trop lourd pour moi dans leur sac à dos, alors j’accepte parce que je me sens affaiblie, comme amputée d’un membre qui à l’occasion se nomme la dignité. D’ailleurs c’est quoi ce concept à la con ? Juste un gros mal de crâne qui s’acharne à remettre en question ma légitimité de femme. C’est peut-être simplement la connerie qui persiste ? Sûrement un peu des deux. Je continue de marcher et je me retrouve tout devant dans le cortège, sans faire exprès. En réalité je cherchais juste celle qui me fait du bien. Cette amie.

— Qui est chaude de prendre la relève pour la banderole ?

Je dis Ok alors qu’en vrai au bout de 5 minutes je me rends compte que c’est relou et que, lorsque tu mesures un mètre cinquante-huit, bah une bannière d’un mètre vingt ça te dépasse, malgré la beauté du message inscrit dessus. Mais je m’en fous je lui tiens la main et je la regarde clamer haut et fort sa haine contre Darmanin. De plus belle, je me remets à vider tout l’air de mes poumons pour l’accompagner. Et même s’il y a 800 km qui nous séparent, t’inquiète pas qu’il finira par nous entendre, malgré sa bite de gros mascu qu’il s’est volontairement enfoncée dans les oreilles pour s’empêcher de réaliser et pire d’assumer que c’est un putain de violeur.

Je regarde en l’air et vois les paillettes de mon cœur jaillir en explosions artificielles balancées par les manifestantes. J’ai comme un bleu qui me parcourt, entre mon cœur et mes dents. Mais je pleure pas, y’a pas le temps. Je me contente d’admirer les feux d’artifices. Les bruits qui pètent me surprennent, mais je suis pas effrayée pour autant. Ça claque sous mes pieds et moi, pensant que ce sont des gros pétards, je souris. Mais tout d’un coup mon pied shoote dans une capsule grise et là c’est fini. Je vois plus rien.

Mes yeux me brûlent. Je tousse en tentant de refréner la galette qui va sortir tant c’est violent. Ma peau a l’air de vouloir se détacher du reste. Mes yeux font le grand huit, et je sais plus si je suis là contre les violences faites aux femmes ou pour soutenir le mouvement antifasciste. Je confonds les jours. Une femme m’aide en me tendant du sérum phy et je reprends un peu mes esprits. Je me rends compte que ce genre d’énergie je la gère beaucoup mieux si l’ivresse draine mon sang. Mais là c’est pas le cas, alors je me sens démunie.

On continue de marcher côte à côte, toutes ensemble, portées par le chant des sirènes qui célèbre notre désespoir. Quand sonne de manière quasi inaudible la dernière sommation, la charge des scarabées armés de boucliers, matraques et autres armes utilisées pour nous piétiner ne nous atteint plus, grâce à l’état de transe qui nous envahit.

 

LES HOMMES NOUS VIOLENT, NOUS BATTENT, NOUS RABAISSENT, NOUS ISOLENT, NOUS HUMILIENT, NOUS OBJECTIFIENT, NOUS DÉSHUMANISENT, DÉCRÉDIBILISENT, FÉTICHISENT, SEXUALISENT, PATHOLOGISENT, TRAUMATISENT.

 

LA POLICE DIT: T T HABILLE KOMEN ? ET PK T T SEUL A SET HEUR SI ? TAVAIS BU? TA DI NON? ET C TON MEC ? TA UN MEC ? ET VOUS BAIZEZ KOMEN ? PAR DERIER ? TOI CA SE VOI TAIME LE CUL TFASSON, ET LA DROGUE ? TAIME SA LA DROGUE ? AH BAH NON MAIS SANS TEMOINS TFASSON……………

 

ALORS TOUTES ENSEMBLE, EN PROCESSION ET VÊTUES DE NOIR, AVEC LA NUIT COMME ALLIÉE ON VA PRENDRE LES BATTES DE BASEBALL, LES MACHETTES ET LES TASERS, LES MACHINES À TATOUER ET CLUBS DE GOLF – À LA LISBETH SALANDER – ET ON VA SE LES FAIRE, UN À UN, JUSQU’À CE QU’ILS COMPRENNENT, OU AU MOINS QU’ILS SE CHIENT TROP DESSUS POUR RECOMMENCER.