Nouvelle

Cannibale

Écrivain

Dernier texte de notre série consacrée aux écrivain.e.s « en herbe », aujourd’hui écrit par un étudiant de l’École nationale supérieure des arts visuels de La Cambre (Bruxelles). « Cannibale » est le nom d’une pizza. De celles que livre le narrateur, et auteur. Qui voit dans le job de livreur l’occasion de faire l’expérience de l’intimité des autres. Et qui sait jouer avec le récit de la sienne.

J’ai vécu deux ans à Strasbourg, où j’ai fait mes études en Génie Mécanique.

La première année, j’ai habité un studio que j’avais trouvé à la dernière minute et dans lequel je me suis installé sans l’avoir visité ni vu en photo.

Le jour où j’ai emménagé, j’ai découvert un nid de pigeons, sur le balcon. La maman est passée sous la plaque de fer qui séparait mon balcon de celui de mon voisin, pour se cacher, laissant ses deux oisillons grelotter. En plus c’est protégé, comme espèce, m’a dit le promoteur de la résidence étudiante.

J’ai eu toutes les peines du monde à faire intervenir le personnel de l’immeuble, pour qu’on s’occupe du nid.

Trois semaines plus tard, j’ai croisé le concierge dans l’ascenseur. Je lui ai demandé ce qu’ils en avaient fait. On les a balancés dehors. Les chats, ils les bouffent.

 

La deuxième année, j’ai emménagé dans un appartement avec deux garçons de ma classe. Un avec qui on avait décidé de se mettre en coloc, et un autre avec qui non.

Très vite, le premier a regretté son choix, et un peu plus tard le deuxième aussi.

On a mangé une semaine comme une petite famille, c’est-à-dire que quelqu’un cuisinait, on mangeait ensemble le même plat, à l’issue de quoi quelqu’un faisait la vaisselle. Puis on a adopté des habitudes de famille mal recomposée, et on a réorganisé le frigo en trois étages inéquitablement remplis.

Le premier était quelqu’un de sensible.

Avec Max, on parlait à cœur ouvert, encouragés par la certitude d’être compris l’un par l’autre. On se sentait comme au premier rang d’un concert de Mylène Farmer.

Une fois, avant les vacances, il a repoussé son retour en train de quelques jours pour rester avec moi, après que j’avais fait la fête trop fort. On a passé la nuit à regarder un couple en surpoids perdre leurs kilos en étant fréquemment interrompus pour commenter les images. Le principe de l’émission était le suivant — s’ils perdaient un nombre de kilos qu’il avait choisi avant leur mariage, le coach leur payait les alliances.

Il faisait des blagues qui facilitaient tout, comme tricher, ou plutôt comme d’abandonner un projet qui vous angoisse, du moins quand il sortait de sa chambre. Il y restait enfermé presque toute la journée, couché sur le matelas qui occupait, seul, la petite pièce.

Max manquait par saccades de confiance en lui, parce qu’il haïssait la pellicule de graisse à travers laquelle il n’arrivait pas à sentir qu’on l’aimait. Il faisait des efforts pas possibles pour la perdre mais n’y parvenait pas, et je n’avais absolument pas les moyens de lui payer une alliance.

Il était perpétuellement fatigué, à cause des crises de somnambulisme qu’il faisait à peu près toutes les nuits. Il se réveillait en sursaut, était cerné, selon le cycle lunaire, par des scarabées mécaniques, des rats, des cafards ou Dieu sait encore quoi, et comme il n’y avait rien sur quoi se percher dans sa chambre, il déboulait dans le couloir et courait à travers l’appartement.

Un soir que je m’étais assoupi sur le canapé du salon, je me suis réveillé devant Max qui me faisait face de quelques centimètres en hurlant comme un possédé, et je l’ai imité.

Une veille d’examen, il a beuglé dans son sommeil quelles seraient les questions, le lendemain. Mais il était trop tard pour les préparer.

 

J’ai pu remarquer que parmi les différents rôles dans lesquels on me préfère, celui de confident revient souvent.

On m’a ouvert de ces fenêtres, après minuit. Quand on se croise, après, on est tout de suite complices. Ah là là, quelle réssoi de dingue ! Qu’est-ce qu’on a pu chialer !

Thibaut m’a un soir confié que, plus jeune, il a beaucoup souffert d’être moche, parce que son menton était beaucoup trop en arrière. Et puis, un jour, à la suite d’un accident, il a sauté sur l’occasion, s’est fait ramener le menton en avant et est devenu beau.

Mais chez lui, les moqueries qu’il avait anticipées pendant de douloureuses années de mocheté ne s’étaient pas changées en timidité et en humilité. La place inutile qu’elles occupaient devait désormais empiéter sur le chemin de tous ceux qu’il croisait, comme on fout ses encombrants en travers de la rue quand on n’a pas moyen de les emmener à la déchetterie.

Il ramassait des choses lourdes par terre en écoutant des youtubeurs parler de la vie, et apprenait les cours au fur et à mesure. Il avait une mâchoire d’homme qu’on prend au sérieux, à se nourrir au pain sec et à l’eau.

Il m’a permis à de nombreuses veilles d’examen d’assimiler de manière ultra-accélérée des cours dont je n’avais pas rempli les polycopiés à trous, en déplaçant sournoisement les trous, dans ses explications.

Quand on était en groupe et qu’il voulait prendre part à la plaisanterie générale, il arrivait souvent qu’il interpelle un inconnu pour l’insulter, après quoi il cherchait du coin de l’œil un rire qu’il aurait provoqué, et qu’il ne trouvait pas.

J’éprouvais en cachette une profonde sympathie pour lui, car je savais qu’il s’occupait d’une sœur avec un handicap mental, et qu’il voulait, en plus, un deuxième CDI. Il m’inspirait l’assurance résignée des gens qui endossent leurs responsabilités.

Ce soir-là, il a commencé une phrase où il était question de son père. Je lui ai coupé la parole pour me resservir. Quand je suis revenu à lui, il n’a pas poursuivi.

Il appréciait la musique que j’écoutais, à savoir essentiellement de la trap.

Je me sentais bien, en sa présence, parce que je n’éprouvais alors pas la fâcheuse tendance que j’avais à vouloir m’excuser, auprès des gens dans la pièce, de toutes les saletés que pouvaient débiter mes rappeurs préférés.

À l’occasion du tournoi sportif qui réunit chaque année les différentes INSAs de France, j’ai rejoint l’orga, en tant que bénévole. On m’a chargé de m’occuper de la musique.

Quel enfer d’assumer tous ces pétasse et ces salope. Pour passer à travers, j’ai trouvé refuge dans un souvenir d’enfance — un été, en Russie, on m’a envoyé au kiosque pour acheter un magazine. Dedans, il y avait une rubrique érotique de quelques pages. Le vendeur a sorti un petit rouleau d’adhésif ainsi qu’une paire de ciseaux et a recouvert l’une après l’autre les zones érogènes des femmes à poil, comme on disait alors, avec de fines bandelettes noires.

Thibaut appréciait également les livres que j’avais et qu’il lisait en un temps record. Il m’a emprunté Le Maître et Marguerite, qui, pour parler franchement, est un beau parpaing. Il me l’a rendu trois jours plus tard avec le même air rassasié et confus que je pense avoir eu après les quatre mois que j’ai pris pour le lire. Mais on ne s’est pas fait signe de formuler nos questions. On a échangé les pires banalités et j’ai remis le livre à sa place.

J’avais franchement plus de mal avec lui qu’avec Max. Donc on parlait de choses qui ne nous concernaient pas directement, comme des voisins par-dessus une palissade imaginaire.

 

On ne partageait pas de repas de coloc, ni de destinée commune.

Thibaut se renseignait sur l’immobilier, dans lequel il investirait dès qu’il aurait son diplôme et une photo de profil de trois quarts bras croisés sur LinkedIn.

Max se levait le matin, enfilait un pull qui disait joyeusement Utilise ta bicyclette, et partait à l’école construire sa vie prochaine, dans laquelle il pourrait s’acheter des vêtements qui lui plairaient.

Et moi, je guettais le tableau des livraisons en attente, attendant qu’apparaisse un nom de donneur de pourboires, en anticipant le week-end où j’irais les dépenser bien à propos.

À de rares exceptions près, toutes les tâches ménagères étaient assurées par Thibaut, qui ne proférait aucune plainte pendant des semaines, puis faisait vœu de silence, se retirait dans sa chambre trois jours, et en ressortait pour nous appeler par toutes sortes de mots qu’on n’emploie pas sur LinkedIn.

Max rendait les insultes et retournait à sa clinophilie. Moi, je ne sais pas m’engueuler, à cause de ma nature lente et parce que je recherche l’approbation de mon interlocuteur tout de suite.

On se réconciliait autour des Authentique Raclette, des Bacon Groovy et des Cannibales qui finissaient en perte et que je ramenais du Domino’s, quatre ou cinq soirs par semaine.

On mangeait beaucoup de pizzas, posées sur des piles toujours plus hautes.

On vivait au cinquième et dernier étage.

J’arrivais du quatrième par un escalier qui devenait sans prévenir beaucoup moins beau et bien fait que jusque-là, pour ouvrir la porte sur le salon où Max et Thibaut regardaient Les Anges, l’un dans un canapé éventré qu’on avait trouvé une nuit dans la rue, l’autre dans un beau divan en cuir qu’un père et son fils étaient venus de leur propre gré monter de cinq étages en s’encourageant.

Je m’approchais et déposais les cartons bruns en travers des torses épilés et sursaturés.

Même si je l’aimais beaucoup, j’étais toujours au regret de regagner ma chambre. J’y avais fait rentrer d’énormes meubles en chêne massif. Je les avais récupérés pour trois francs six sous à un enfant qui s’en débarrassait, parce qu’il commençait à cesser d’en être un. Une armoire à trois portes, un secrétaire, et un lit une place.

J’occupais la chambre la plus exiguë, dans laquelle se penchait le toit et qui avait une toute petite fenêtre semblable à un hublot. C’était mon petit nid, et sur la corniche, il n’y avait pas de place pour celui des pigeons.

À la maternelle, je mesurais plus d’une fois par jour, et avec terreur, l’éternité qui s’ouvrirait devant moi si mes parents ne venaient pas me chercher à la fin de la journée, s’ils m’abandonnaient. C’est à partir de là, que je me suis mis à autant aimer la compagnie. Donc même si j’étais exaspéré par leurs problèmes mal écrits, je m’affalais avec mes colocataires pour regarder les étalons de la réalité partir à la conquête du rêve américain, vêtus, pour tout costume, d’un système de prise de son à bandoulière.

 

Un jour que je faisais une course au supermarché à côté de chez nous, j’étais dans la queue pour la caisse quand j’ai aperçu, en tête de gondole, des beignets — ceux qu’on mange pour Mardi Gras. Mais il y avait beaucoup de monde derrière moi et je commençais mon service dans pas longtemps.

Max, si tu fais un tour au supermarché, tu peux me prendre des beignets stp ?

Le soir, je suis rentré, ai déposé les cartons pleins sur les vides et ai aperçu une barquette de beignets, sur la table.

J’étais aux anges.

Jusqu’à ce que je me rende compte qu’elle contenait des donuts.

Max, je t’avais dit des beignets, ceux de carnaval.

— C’est pas carnaval.

— Ceux en forme de losange.

— Des bugnes, tu veux dire.

— Personne dit bugne.

Il se trouve qu’à Grenoble, on dit bugne, mais j’ai insisté, parce que je n’étais jamais allé à Grenoble. On s’est essoré comme de vieilles serpillères et on a réussi à inclure Thibaut dans notre mauvais ménage.

Je regardais le plafond depuis mon lit d’enfant et je pensais, Dehors, il fait froid. Je me suis couvert de honte. Maintenant, je parle la glossolalie. Je n’avais juste pas l’accent marseillais.

 

On a envoyé notre préavis de manière à débarrasser les lieux à la mi-mai.

Deux semaines avant la fin du bail, le père de Thibaut s’est présenté à la porte. Un homme svelte, pas trop âgé pour son âge, avec un regard naïf que Thibaut n’a pas croisé tout le temps que je les ai vus descendre et remonter les escaliers.

Il a aidé son fils à descendre les deux meubles qu’il y avait dans sa chambre et qu’ils ont entassés au coin de la rue. Et puis ils sont partis. Ils avaient de la route.

Dans la foulée, Max a trouvé un plan pour reprendre la chambre d’un type que je ne connaissais pas. Comme elle était belle et meublée, il est parti y vivre mieux.

Par ailleurs, il avait commencé le stage technicien qu’on devait réaliser pendant l’été, et que je ne savais toujours pas où j’allais le faire.

Quelques nuits avant le jour où on devait rendre les clefs, mon ami d’enfance Tanky est venu me rendre visite, pour faire la fête.

La veille du dernier déménagement, le mien, Max est passé prendre son matelas et son meuble de télé. Tanky l’a aidé à descendre ses affaires, est remonté empaqueter les siennes et on est redescendu. Il est allé prendre son train et moi mon service.

 

Ce soir, Abdulaï avait fait un caca aussi imposant que lui.

Car Abdulaï était une montagne de muscles. Il produisait l’impression qu’il n’avait rien fait pour, en même temps que celle d’un manque d’intelligence profond. Mais comme je pense que les gens les plus dépourvus d’intelligence sont ceux qui ne savent pas la deviner chez autrui, je considérais avec confiance et satisfaction de soi cet hercule qui venait de boucher les toilettes.

Je me changeais à côté de lui pendant qu’il fermait les yeux en murmurant les prières de Ramadan. Puis il se faisait engueuler car on l’attendait sur la chaîne de préparation.

Je l’entendais aussi très souvent marmonner des lamentions parce que quelqu’un lui avait encore volé sa casquette, alors il en cherchait une pendant un quart d’heure avant de prendre place entre ses collègues qui l’engueulaient et se cachait sous sa visière tordue.

Karim m’attendait à la porte des vestiaires, les bras chargé de balais, d’un saut et d’une ventouse.

Il pompait en jurant dans une langue que je ne parle pas. Puis il m’a expliqué en français qu’Abdulaï, que dans sa colère il appelait Nardine, est bête à manger du foin. C’est un perdant, ça fait des années qu’il jette les mêmes dés de jambons et il évolue pas.

Karim était mon manager. Il avait des yeux de félin, intimidants.

J’avais été engagé comme livreur à un moment où il en a tout à coup manqué une flopée. Donc on m’a pris sans s’intéresser à ce que je faisais à côté. Le jour où j’ai répondu à Karim que je faisais des études d’ingénieur, il s’est alors énervé qu’avant ça il faisait une licence en économie. Tu crois peut-être que je vais faire le con ici toute ma vie ?

Au milieu d’un service, il m’a demandé si ça m’intéressait de devenir manager. Mais j’aimais le temps qui passait mieux sur la route quand il fait noir, alors j’ai refusé.

 

Ce soir-là, je suis revenu de ma dernière livraison avec un retard considérable.

D’abord, j’ai sonné à la porte sans que ça n’engendre aucune conséquence, alors je me suis réjoui à l’idée que j’allais rentrer chez moi avec ce que j’avais dans le coffre. Mais pendant que je m’alignais aux autres scooters devant la pizzeria, on a téléphoné s’excuser de ne pas avoir entendu la sonnette.

Furieux, je suis reparti en m’engueulant avec moi-même au sujet de l’itinéraire le plus rapide. Dans l’ascenseur, déjà moins furieux, par lassitude, je m’encourageais à l’être assez, pour la forme.

Dans le cadre de la porte est apparu un couple de quarantenaires échevelés, maladroitement serrés comme s’ils avaient voulu la franchir tous les deux en même temps.

Ils se sont excusés tout le temps que je leur donne leur commande, et se sont excusés une dernière fois sous la forme d’un pourboire copieux.

J’étais ému par ce couple. Je voulais faire quelque chose pour le féliciter, mais je ne trouvais rien d’autre que de leur proposer de la sauce piquante. Il fallait repartir, mais j’avais envie de rester avec eux pour toujours, de devenir l’enfant qu’ils venaient de pouvoir faire. Hélas, ils venaient sûrement de s’en protéger.

Sur le retour, je promenais joyeusement mon scooter sur la chaussée déserte, mais j’étais en même temps contrarié et convaincu de ce que je ne pouvais pas entretenir ma joie en racontant cette histoire, qui se concluait avec un pourboire phénoménal de sept euros, à Karim. Car ce soir-là, Karim avait pris part aux livraisons, lui aussi.

 

Une fin de mois, il m’a appelé devant le tableau de statistiques des livreurs. J’étais le livreur le plus rapide, parce que je grillais tous les feux. T’as battu mon record, t’es content ?

Il livrait rarement et surtout quand j’étais là. Quand c’était le cas, à la fin du service, on pariait nos pourboires. Il fallait toujours qu’on se montre nos bourses, avant de jouer. Et il exigeait à chaque fois que j’annonce le premier.

Aujourd’hui, je repense avec honte et soulagement au temps où je vivais de mes pourboires, car c’était alors ma vie que je jouais à pierre-feuille-ciseaux, dans l’arrière-boutique.

Karim me demandait régulièrement si je buvais de la vodka. Mais c’est dégueulasse, non ? Qu’il remarquait, hésitant. Et il semblait très préoccupé par l’idée de savoir s’il en existait de la bonne, ce à quoi je lui répondais que Oui ? Hésitant.

Plusieurs fois dans la soirée, il est revenu à la charge, On boit de la vodka, pour ton dernier soir ?

J’ai percuté que ça tomberait pile le soir de la fin de Ramadan, alors j’ai pensé à un magasin russe devant lequel j’étais souvent passé sans jamais y entrer, et ai fini par lui dire oui.

Je me suis hissé dans mon appartement vide et dérangé, et me suis attelé à démonter les meubles de ma chambre pour les en extraire. Je planifiais ma journée du lendemain en faisant de grossières divisions. Il fallait que je ramène mes affaires à Metz avec une camionnette que je louerais à un particulier, rendez-vous dans la banlieue de Strasbourg, et le soir, je livrais.

Je me suis couché rempli du courage et de l’espoir anxieux des grands changements, sur mon matelas d’où pouvaient enfin dépasser mes pieds et où je n’ai pas trouvé le sommeil avant d’être assez exténué pour être certain que je le serais encore au réveil.

 

J’ai pris une douche, plié de fatigue sous le regard contraignant, par-dessus mon épaule, des combles et des Pokémons pleins d’énergie collés un peu partout sur les murs.

Sur la route vers le parking où je devais rencontrer le propriétaire de la camionnette, j’ai appelé l’agence immobilière, pour fixer l’état des lieux de sortie au lendemain. Bien sûr, c’était impossible avant plusieurs jours.

Max, tu pourrais faire l’état des lieux, dans une semaine ?

Je suis dans la vie active, Alexeï.

Sur le coup, il était furax, mais il serait très heureux le jour de l’état des lieux, qu’il passerait à regarder pointer toutes sortes de dégâts le doigt de l’agente dont il serait amoureux.

Je marchais à la limite entre la ville de pierres roses et le métal de la zone industrielle, en regardant tout autour de moi les constructions. Elles m’angoissaient comme si elles n’existaient pas encore. J’étais étourdi par la complexité de toutes les réflexions qui ont servi à les ériger, et pris de panique à l’idée que si tout disparaissait, je serais incapable de tout reconstruire par moi-même.

Mais, Dieu merci, tout n’était pas à refaire.

Je suis arrivé au point de rendez-vous où je n’ai trouvé personne.

Mon homme de la situation a fini par arriver, avec trente minutes de retard. On a rapidement fait le tour de son utilitaire, et j’ai signé tous les papiers qu’il voulait. Ç’a été mon tour de lui en présenter un, qu’il a regardé en me disant qu’il ne pouvait pas me louer sa camionnette, parce que c’était une photocopie et non une petite carte rose en dur.

Je déteste avoir à négocier, mais comme il ne s’agissait pas de baisser son prix en décelant des points faibles à sa camionnette, dont je venais de toute façon d’attester sur l’honneur que je la trouvais dans un parfait état, j’ai réussi à obtenir qu’il me la loue parce qu’il était arrivé en retard.

 

Par chance, j’ai trouvé une place juste en bas de chez moi, et j’ai entamé la descente de la tonne d’inutilités qu’il restait dans l’appartement.

J’embarquais le plus possible de planches sous les bras, histoire de réduire le nombre d’allers-retours. J’ai toujours préféré les problèmes dont on aperçoit la solution dans leur formulation.

Très vite, j’ai constaté qu’il m’aurait fallu deux camionnettes pour contenir tout ce qu’il y avait dans l’appartement.

Pressé par le temps, j’ai chargé ce qui s’y trouvait de plus lourd, et je l’ai quitté le sol couvert de toutes sortes de choses insignifiantes.

J’ai jeté les derniers objets qui n’avaient pas trouvé de place dans la camionnette par-dessus ceux qu’avaient laissés Thibaut et son père.

J’ai roulé pied au plancher jusqu’à Metz en gesticulant pour me soulager le dos, et en perdant un temps monstre pour ne pas payer les péages. À peine arrivé, j’ai déchargé les affaires chez ma mère, et je suis reparti aussi sec.

J’essayais, dans un douloureux effort de la pensée, de faire rentrer le temps dont j’avais besoin dans celui qui fuyait à toute vitesse, quand je me suis rappelé la vodka.

Changement de destination sur Maps. J’ai gueulé par-dessus la voix du GPS que j’aurais un peu de retard, d’abord au propriétaire de la camionnette, puis à Karim, Mais j’ai quelque chose pour toi !

J’ai acheté de la Tsarskaya, que vous buvez au menton de Pierre le Grand. Pierre était connu pour cadenasser des colliers en fonte au cou des ivrognes de l’époque. J’ai aussi pris des boublikis, qui sont de petits biscuits en forme d’anneaux très doux que vous pouviez acheter à des vendeurs qui les portaient en collier autour du cou, car ils étaient sobres, eux. Le vendeur, qui portait une grosse croix par-dessus sa chemise, m’a approuvé, Ça, c’est très bien après Ramadan !

 

Je suis arrivé juste à temps pour la livraison quotidienne de M. Pfeiffer.

Je savais que j’oublierais dans quelques jours cette route que je connaissais par cœur, comme le graffiti des cabinets, au fond de la boutique. J’avais déjà été livreur Domino’s, à Metz et à Lyon, dont j’avais oublié toutes les routes et les raccourcis.

Ce fidèle monsieur commandait tous les soirs, une unique pizza, à chaque fois, et parmi les moins amusantes. Ce soir, c’était une Reine. J’ai joué pour la dernière fois cet air familier, au digicode, auquel il répondait, égal à lui-même, Ouuuuuuais ! Troaaasième étaaage, et d’une manière tellement semblable à chaque fois que je m’étais un jour convaincu que c’était un enregistrement.

Il ouvrait la porte en sentant le savon, faisait mine qu’on se rencontrait pour la première fois, puis repartait chercher sa carte bleue. Il ne donnait jamais de pourboire, avec cette espérance, à demi feinte, d’être excusés qu’ont tous les clients qui règlent par carte.

Une après-midi, je l’avais croisé au supermarché, avec un panier bien fourni au bout du bras.

Il se fout de nous.

 

Je me suis changé en vitesse pour pouvoir embarquer mon polo Domino’s, en prévision d’être nostalgique.

Dans la chambre froide, j’ai récupéré ma vodka de derrière les lardons et ai rejoint Karim qui buvait le thé de la fin du jeûne avec le reste de l’équipe.

Je t’ai ramené la fleur des petits pois – elle a aucun goût.

— Ah ouais ?

— Ouais, tu vas voir, tu vas rien sentir. En plus elle est glacée.

— Mais, c’était une blague…

J’ai bu un thé avec eux pour marquer le coup, ouvert mon paquet de boublikis qu’ils refusèrent avec politesse, et pris congés pour rejoindre Max qui devait m’aider à nettoyer l’appartement.

Comme il n’arrivait pas, j’ai commencé sans lui. J’ai rempli un grand seau d’eau chaude dans lequel j’ai versé la vodka. Elle a coulé longtemps, à cause du système qui obstrue les goulots des vodkas russes, pour qu’on ne les boive pas trop vite.

Gros, tu m’excuses si je viens pas ? Je suis fatigué de ma journée. Mais viens, quand t’as fini, je t’ai préparé quelque chose à manger. Ah et tu peux me ramener mes posters que j’ai oubliés dans ma chambre STP ?

Dans la chambre je n’ai pas trouvé les posters. Il n’y avait qu’un petit tas de poussière qui se grimpait dessus et, à côté, un balai qui voulait glisser contre le mur mais n’y arrivait pas.

 

En traversant le centre-ville, j’ai rencontré des vents contraires. J’avais le champ de vision obstrué par une quantité pas possible de posters d’évènements auxquels je n’avais pas participé. Le plus gênant était un parchemin qui avait trôné au milieu de l’appartement, au cours d’une soirée à laquelle je n’étais normalement pas censé être présent. Bon gré mal gré, j’habitais là, donc je me suis retrouvé au milieu d’une vingtaine d’hommes nus qui ont déambulé toute la soirée en se racontant leur semaine, buvant des coups, et en exécutant toutes sortes de rituels dont la signification m’était tenue secrète.

Tu peux te mettre nu aussi, si tu veux. Des fois, elles guettent pour comparer, mais nous, on s’en fout, qu’on m’avait mis à l’aise en désignant les deux filles avec lesquelles je formais le trio marginal de cette soirée.

J’ai mangé la paëlla de Max et on est allé fumer une cigarette sur le balcon, avant de nous coucher.

Il faut que je te raconte un truc. L’autre soir, je fumais à ma fenêtre. La rue était complètement vide. Y a deux filles qui sont arrivées, en riant. Elles se sont arrêtées juste en dessous, là. Elles se sont regardées dans les yeux, et elles se sont chopées. Après y en a une qui a dit à l’autre, Ce sera notre petit secret.

C’est qui celui-là ? Que j’ai demandé à Max, en lui indiquant un homme qui ressemblait à s’y méprendre à Steve Jobs, qui était habillé comme lui, et qui nous fixait à travers la baie vitrée d’en face, seul dans un couloir vide et sans lumière. C’est le voisin, y reste planté là à nous mater tous les soirs.

Il n’y avait pas de rideaux, donc je me suis glissé sous la couette que m’avait laissé Max sur le canapé et me suis déshabillé.

De temps à autre, je relevais la tête. Le PDG d’Apple m’épiait toujours, dissimulé derrière sa baie vitrée, se tenant de profil en inclinant la tête, comme les espions en gros plan, dans les films.

Regarde-les quand ils croient qu’ils sont seuls, tu verras qui ils sont vraiment, que je me disais qu’il devait se dire. Et je passais en revue tous les arrangements possibles, pour m’endormir.

 

Voir sans être vu.

Croire qu’on voit sans être vu, en étant vu.

Être vu sans le savoir par ce qu’on veut voir sans être vu.

À mon réveil, il avait disparu, et Max aussi.

J’ai pris la cigarette mal roulée qu’il m’avait posée sur la table basse et ai gagné l’appartement où il restait toujours et encore des choses à laver et embarquer.

C’était un jour blanc, à se contenter de savoir que le soleil est quelque part, sans savoir où.

 

Sur Youtube, il y a une chaîne qui s’appelle Flocflocus.

Elle est abondamment fournie de vidéos dans lesquels un homme au physique de bon père de famille trempe ses pieds chaussés dans l’eau. C’est le genre de chose qui arrivent, sur internet.

Dans certaines d’entre elles, il se baigne tout habillé au bord d’un canal où se baladent les gens en week-end. On saisit des bribes de conversations, quand la caméra émerge à la surface de l’eau.

Mais les vidéos qui m’intéressaient le plus étaient celles dans lesquelles il se baigne à la piscine en tenue de ville, puis arpente le bassin et les vestiaires en faisant splouich, splouich. Merci, au revoir !

Ces vidéos me soulageaient, quand je pensais, en même temps que je les regardais, à l’enfer que c’était d’avoir oublié mes claquettes, du temps où je faisais de la piscine. Je devais alors poser directement la plante de mes pieds sur le carrelage blanc d’où ressortaient, par un terrifiant contraste, moumoutes et amas visqueux de tous poils.

Pourtant, même avec mes chaussures aux pieds, dont je me faisais la réflexion que je n’avais jamais vu de vidéo où ce modèle était immergé, le carrelage de la salle de bain me rendait fou. Je n’en voyais pas le bout, il y avait toujours un cheveux pour gribouiller le fond blanc. Alors j’ai décidé que j’en avais marre.

J’ai refermé une fois pour toutes la porte de cet appartement que le facteur avait choisi, parmi tous ceux de l’immeuble, de réveiller chaque matin en sonnant pour qu’on lui ouvre, et me suis mis en route vers l’INSA où se trouvait Max.

Sur le chemin, je pensais avec un malin plaisir à la tête qu’il ferait le lendemain.

Je suis allé au laboratoire, où Max effectuait son stage, pour lui remettre les clés. Il m’a fait le tour du propriétaire, je l’ai suivi dans des couloirs et des pièces que je n’avais jamais vus. On a fait salut de la main à toutes sortes de gens en blouse. C’est vraiment tranquille, je fous rien. On va boire un café ?

On est sorti boire nos gobelets devant l’école.

 

J’ai pensé avec orgueil que je cessais d’être un étudiant qui sent sa chambre, au moins le temps que j’en occupe une nouvelle.

C’est quoi ton sujet, au fait ?

Un système pour pas que les pigeons restent sur les bâtiments industriels.

 


Alexis Moschenross

Écrivain

Rayonnages

FictionsNouvelle