Roman (extrait)

Étreintes

Poète, écrivaine

Un soldat gît sur un champ de bataille de la première guerre mondiale. Des souvenirs défilent. Une fois revenu, John, photographe, voit apparaître sur ses photos des visages inconnus. Dans le prochain roman de la grande poète canadienne Anne Michaels, traduit par Dominique Fortier, les histoires s’interconnectent, de 1917 à 2025. Il est question de fantômes, de puissance du désir et de la vie intérieure. À paraître aux Éditions du sous-sol à la rentrée.

I

Fleuve Escaut, Cambrai, France, 1917

Nous savons que la vie a une fin. Pourquoi faudrait-il croire que la mort dure éternellement ?

*

L’ombre d’un oiseau traversa la colline ; il ne voyait pas l’oiseau.

*

Certaines pensées lui apportaient du réconfort :

Le désir imprègne tout ; rien d’humain ne peut en être expurgé.

On ne peut penser l’inconnu qu’en fonction de ce qui est connu.

À la vitesse de la lumière, il n’y a pas de temps. Le passé existe en tant que moment du présent.

Peut-être ce que nous savons de plus important ne peut-il pas être prouvé.

Il ne croyait pas que le mystère au cœur des choses était amorphe, ou vague, ou qu’il s’agissait d’une divergence, il lui semblait plutôt que c’était une place en nous pour une chose d’une absolue précision. Il n’éprouvait pas le besoin de remplir cet espace par la religion ou la science, mais celui de le laisser intact ; tels le silence, le mutisme, ou la durée.

Peut-être la mort était-elle une fonction de Lagrange, peut-être pouvait-elle être définie par le principe de moindre action.

Asymptotique.

La brume fumait comme le font les bûchers crématoires sous la pluie.

*

Peut-être l’explosion avait-elle eu raison de son ouïe. Il n’y avait pas d’arbres qui auraient permis d’identifier la direction du vent, pas de vent du tout, songeait-il. Est-ce qu’il pleuvait ? John pouvait voir l’air miroiter. Mais il ne pouvait pas le sentir sur son visage.

*

La brume effaçait tout ce qu’elle touchait.

*

À travers le voile de son haleine, il vit un éclair, un éclat de lumière.

*

Il faisait très froid.

 

Quelque part là-bas se trouvaient ses précieuses bottes, quelque part ses pieds. Il aurait dû se lever pour aller les chercher.

Quand avait-il mangé pour la dernière fois ?

Il n’avait pas faim.

*

La mémoire s’écoulait goutte à goutte.

*

La neige était tombée, nuit et jour, et de nouveau jusqu’à la nuit. Rues silencieuses ; impossible de conduire. Ils avaient convenu de traverser la ville en marchant l’un vers l’autre et de se rencontrer au milieu.

Le ciel, même à dix heures du soir, était de porcelaine, un pâle solide duquel la neige se détachait et tombait. Le froid était purificateur, une bénédiction. Ils partiraient tous deux en même temps et garderaient le cap, ils continueraient à marcher jusqu’à ce qu’ils se soient retrouvés.

*

Dans le lointain, sous la neige épaisse, John aperçut des bribes d’Helena – elliptiques, stroboscopiques –, son bonnet noir, ses gants. Il était encore difficile de dire à quelle distance elle se trouvait. Il secoua la neige de son chapeau pour qu’elle puisse le voir aussi. Oui, elle leva les bras au-dessus de la tête pour lui faire signe. Seuls son bonnet et ses gants et la lueur des réverbères, jaune poudreux, se détachaient sur le blanc du ciel et de la terre. Il sentait à peine ses pieds et ses doigts, mais le reste de son corps était tiède, presque chaud, à cause de la marche. Il pulsait à sa vue, à ce qu’il restait d’elle. Elle était tout ce qui lui importait. Il ressentait une confiance inviolable. Ils étaient proches désormais, mais ne pouvaient avancer plus vite. Quelque part entre la bibliothèque et la banque, ils s’agrippèrent comme s’ils étaient les deux seuls survivants sur terre.

*

Ses petites manies que seul lui connaissait. Helena assortissait ses chaussettes à son écharpe même quand personne ne pouvait les voir dans ses bottes. Elle gardait près de son lit, superstitieusement inachevé, le roman qu’elle lisait dans le parc le jour où ils avaient compris qu’ils seraient ensemble pour toujours. Les gants minces comme du papier qu’elle avait trouvés dans la poche d’un manteau d’homme en tweed acheté dans une vente de charité. La bague de sa mère, qu’elle ne portait qu’avec un certain chemisier. Elle laissait son sac à main à la maison et glissait un billet de cinq shillings dans son livre lorsqu’elle allait lire au parc. La boîte de bonbons en fer-blanc où elle gardait ses pièces de monnaie étrangères.

*

Helena avait le sac à main qu’il lui avait acheté dans Hill Road, en souple cuir brun, muni d’un fermoir en forme de fleur. Elle portait le foulard de soie qu’elle avait trouvé au marché, rendu sien maintenant grâce à son odeur, couleurs d’automne et bordure vert foncé, et son manteau de tweed avec du velours sous le col. Combien de fois avait-il senti ce velours lorsqu’il tenait son manteau ouvert pour elle. Un nombre fini. Chaque plaisir dans une journée ou dans une vie, compté. Mais le plaisir était aussi sans nombre, au-delà de lui-même – parce qu’il subsistait, ne serait-ce que dans le souvenir ; et dans le corps, même quand il était oublié. Même la marque du plaisir et son appel lancinant : la perte. Le fini aussi impossible à contrôler que l’infini.

*

Ils marchèrent jusque chez lui et laissèrent leurs vêtements mouillés à la porte. Pas besoin d’allumer. Les stores étaient relevés, la pièce éclairée par la neige. Un crépuscule blanc, une lumière impossible. John était toujours surpris, il n’avait de cesse de s’étonner qu’elle se réduise à si peu, elle lui semblait menue, si délicate et si farouche qu’il en avait le souffle coupé. Il avait acheté la poudre parfumée qu’elle aimait, et il lui fit couler un bain. Il en versa trop et la mousse se répandit par-dessus le rebord fumant. « Un banc de neige », dit-elle.

*

Le jeune soldat était étendu quelques mètres plus loin à peine. Depuis combien de temps ce garçon le regardait-il ? John aurait voulu l’appeler, faire une blague, mais il n’arrivait pas à trouver sa voix.

*

Cloué au sol, sans poids sur lui.

Qui croirait que la lumière puisse faire tomber un homme.

*

La main de John, enfant, dans la main de sa mère. Le sac en papier plein de marrons, trop chaud pour être tenu sans mitaines, acheté au vendeur qui avait installé son brasero devant les boutiques. Appuyé sur l’épais manteau en laine de sa mère. Son sac à main lisse contre sa joue. Il pelait les peaux brunes des marrons, fines comme le papier, jusqu’à la chair brûlante. Le tram grinçait sur les rails. L’ourlet du tablier de sa mère s’échappait du bord de son manteau, le tablier qu’elle avait oublié d’enlever, le tablier qu’elle portait toujours. Trams, files d’attente, effluves de poisson et de pétrole. La douceur de sa mère contre son enfance dure. Son odeur avant qu’il cède au sommeil, la chaleur polie de son collier tandis qu’elle se penchait au-dessus de lui. La lampe laissée allumée.

*

L’auberge avait été construite au bord de la voie ferrée, près de la gare de campagne, dans la vallée d’une rivière. L’auberge et la vallée avaient jadis été des destinations touristiques, la compagnie ferroviaire vantait la vue des montagnes, les prairies de fleurs sauvages, le génépi et les pins aromatiques. Près des rails coulait la rivière lente telle une ombre, comme une mère qui peine à rattraper son enfant, des lignes d’argent courant à travers la vallée.

Helena se rendait à la ville plus importante de l’autre côté, mais elle s’était laissé gagner par le sommeil. Elle n’avait pu s’empêcher de s’assoupir, succombant comme si elle avait été droguée par le mouvement du train. Et quand le train s’était arrêté à la dernière gare avant la ville, elle était à moitié endormie et avait mal compris le contrôleur qui annonçait le prochain arrêt, elle avait attrapé sa sacoche et était débarquée une gare trop tôt.

Au-delà du halo de la faible lampe près de la sortie, c’était l’obscurité – le noir profond de la campagne. Elle se sentait ridicule et légèrement apeurée ; le quai désert, la salle d’attente fermée à clef. Elle allait s’asseoir sur le banc froid pour attendre le jour quand elle entendit rire dans le lointain. Plus tard, elle lui dirait qu’elle avait entendu chanter, même si John ne se souvenait d’aucune musique. Elle se rendit près la sortie pour ne pas quitter la pauvre protection qu’offrait l’unique ampoule poussiéreuse de la gare. Mais, en se penchant dans l’obscurité, elle aperçut, à quelque distance, la flaque de lumière accueillante de l’auberge.

Plus tard, elle conférerait à la courte marche dans le noir vers cette couronne de lumière – les champs infinis d’herbes invisibles bruissant dans les ténèbres – les qualités d’un rêve ; inévitabilité, prescience.

En regardant par la fenêtre en façade, Helena avait vu une pièce figée dans sa propre époque. Une auberge de légende, de folklore – chaleur et fumée de feu de bois. Des fauteuils capitonnés aux tons passés, des tables et des bancs en bois couverts de cicatrices, des sols en pierre, un âtre immense doté d’une provision de bûches suffisante pour passer le plus froid des hivers, empilées du plancher au plafond, une réserve de conte de fées, qui se renouvelait toute seule, chacune des bûches, s’imaginait-elle, se remplaçant magiquement pendant des siècles. John l’avait regardée s’asseoir non loin. C’était, pour lui, une rencontre d’une intimité soudaine dans ce lieu public ; l’angle de sa tête, sa posture, ses mains. Il avait regardé tandis qu’un homme – imbibé et titubant, dont chaque pas prudent était une reconnaissance de la rotation de la Terre et de l’inclinaison de son axe – se laissait tomber dans la chaise vacante devant Helena, lui décochait un lent regard d’ivrogne jusqu’à ce que sa tête retombe, aussi lourde qu’une pierre de curling, et glisse sur la table. John et un autre témoin ayant assisté à la scène s’étaient levés d’un bond en même temps pour lui venir en aide et, à eux deux, ils avaient traîné l’homme au fond du pub afin qu’il y cuve son vin. À son retour, John avait découvert que sa propre table était occupée par un couple d’amoureux qui n’avaient pas levé les yeux, déjà indifférents à la salle autour d’eux.

« Je suis tellement désolée, avait dit Helena en ramassant rapidement son manteau et sa sacoche. Je vous en prie, prenez cette table. »

Il avait insisté pour qu’elle reste. Surmontant à grand peine sa timidité, elle lui avait demandé s’il voulait se joindre à elle. Plus tard, elle lui raconterait le sentiment qui l’avait traversée, inexplicable, fugitif, pas même une pensée ; s’il s’asseyait, elle allait partager une table avec lui pour le reste de sa vie.

*

Par la petite fenêtre du corridor, depuis la chaleur du bain, ils pouvaient voir tomber la neige.

*

Les lignes noires des arbres lui rappelaient un champ d’hiver qu’il avait aperçu un jour par la fenêtre d’un train. Et la mer noire du soir, le bonnet et le tablier d’un noir profond de sa grand-mère revenant du port sans cesser de tricoter, menant leur très vieil âne chargé de lourds paniers remplis de crabes. Toutes les femmes du village portaient leur tippie à la ceinture et gardaient leur tricot à portée de main, sous leur bras ou dans la poche de leur tablier, les manches et les devants de chandails, ouvrages en filigrane, grandissant régulièrement au cours de la journée. Chaque village avait ses propres points ; de sorte qu’on pouvait savoir de quel port était originaire un marin par le motif de son pull, et par une autre forme de signature : une erreur délibérée par laquelle chaque tricoteuse pouvait identifier son ouvrage. Une erreur commise délibérément, est-ce encore une erreur ? Les tricoteuses du littoral jetaient leurs mailles comme un sortilège protecteur qui garderait leurs hommes en sécurité, au chaud et au sec, l’huile de la laine repoussait la pluie et l’écume de mer, armure transmise de père en fils. Elles tricotaient des manches plus courtes, qui n’avaient pas besoin d’être remontées pour travailler. Une laine peignée serrée, délavée par le sel et le vent. Le point de sillon, semblable aux champs de mars quand ils y plantaient les pommes de terre. Le point mousse, les côtes, le point d’alvéole, le point de vague triple, l’ancre ; le point grêle, l’éclair, les diamants, les échelles, les chaînes, les câbles, les carrés, les filets, les flèches, les drapeaux. Le point de ronce de Noordwijk. Les chaussettes noir et blanc de Terschelling (deux brins blancs, un seul noir). Le zigzag de Goedereede. L’arbre de vie. L’œil de Dieu par-dessus le cœur de celui qui porte le tricot.

Si un marin perdait la vie en mer, avant de confier sa dépouille aux profondeurs, on lui enlevait son pull pour le rendre à sa veuve. Quand les vagues rapportaient le corps d’un pêcheur sur le rivage, on le ramenait dans son village, le point de son pull aussi sûr qu’une carte géographique. Une fois qu’il avait retrouvé son port d’attache, sa veuve pouvait réclamer le corps bien-aimé grâce à un talisman distinctif : l’erreur délibérée dans une manche, une bordure, un poignet, une épaule, le patron trahi était aussi indéniable qu’une signature sur un document. L’erreur était un message envoyé dans le noir, le point de la calamité et de la terreur, un signal expédié vers le futur, de l’épouse à la veuve. Le vœu que, peu importe où il serait retrouvé, un homme pourrait être rendu à sa famille et confié à son dernier repos. Que le mort ne reposerait pas seul. L’erreur de l’amour était la preuve même de sa perfection.

*

Certaines lois de la mer s’appliquaient également à la vie sur la terre ferme, et n’importe quel marin, connaisseur du visage changeant des profondeurs, aurait été fou d’ignorer un présage. Si, de bonne heure, en direction des quais, un pêcheur croisait un lièvre ou un prêtre, ou s’il regardait le visage d’une femme – fût-ce son épouse, sa fille, sa sœur ou sa mère –, il n’oserait plus prendre la mer ce jour-là. À l’aube, le long des rues menant aux quais de la mer du Nord, les femmes tournaient diligemment le dos aux hommes. Après la mort aussi, il y avait des rites de passage stricts. Dans les villages, les cercueils étaient transportés comme suit : les pêcheurs portaient les pêcheurs, les femmes portaient les femmes, ceux de la terre portaient ceux de la terre.

*

Son père avait renoncé à la mer pour les champs. Marin ou fermier, quel genre de liberté avaient connue son père, ou son grand-père ? La liberté d’un homme qui se brise le dos à planter sa propre récolte.

Quand John se rappelait son père, il lui semblait qu’il n’arrivait à se souvenir que de fragments – un sentiment profond, mais par bribes seulement – des moments passés ensemble, pas même des journées. Des années, une vie entière – maintenant réduites à une poignée, à une cordée.

*

Des histoires racontées sur un champ de bataille, sur un radeau de sauvetage, dans un dortoir d’hôpital à la nuit tombée. Dans un café qui disparaîtra avant le matin. Quelqu’un surprend ces paroles. Quelqu’un écoute, attentif, de tout son cœur. Personne n’écoute. L’histoire racontée à une personne qui sombre dans le sommeil, ou dans l’inconscience, pour ne jamais se réveiller. L’histoire racontée à quelqu’un qui survivra pour la raconter à son tour à un enfant, qui l’écrira dans un livre, afin qu’elle soit lue par une femme dans un pays ou à une époque différente de la sienne. L’histoire qu’on se raconte à soi-même. La confession fervente. La recherche sinueuse et répétitive de la signification d’un geste, d’un moment qui a échappé à la compréhension du conteur pendant une vie entière. Des histoires incompréhensibles pour l’auditeur et pourtant reçues – par l’obscurité, par le vent, par un lieu, par une pitié ignorée ou ignorante, voire par l’indifférence.

Ce qu’on donne ne peut pas nous être enlevé.

*

Il se faisait tard. À l’extérieur de l’auberge, il n’y avait que la faible lueur de la gare et les étoiles au-delà.

John était incapable d’expliquer ce qu’il ressentait – il avait l’impression qu’Helena et lui avaient déjà été là, qu’ils jouaient une sorte de pièce, que chacune des paroles qu’ils prononçaient avait été dictée par le destin. Il avait l’impression que s’il revenait le lendemain, l’auberge n’existerait plus, et Helena n’existerait plus.

Il avait dit qu’il attendrait avec elle jusqu’à ce que son train arrive. Il se demandait pourquoi elle n’avait pas peur de lui, un inconnu dans ce lieu isolé. Lui avait un peu peur d’elle.

Dans la tiédeur de l’auberge, ils avaient parlé de deuxièmes chances. Dehors, dans la nuit fraîche, ils avaient eu l’impression de se connaître depuis toujours. Il avait failli lui prendre la main.

*

Il comprendrait, plus tard, qu’à un certain moment votre vie doit devenir vôtre ; vous devez l’élire parmi toutes les autres histoires qui vous ont été données, qui vous ont été léguées ou imposées, ou dont vous vous êtes retrouvé gardien tandis que quelqu’un d’autre élisait sa propre histoire. Il savait déjà que la vie non choisie, laissée derrière par couardise ou par honte, ne se fane pas. Mais plutôt, sans exception, qu’elle croît, rampante, et étrangle le sentier sur lequel vous avancez.

*

Ce serait comme se libérer de ses vêtements, songeait-il. Comme entrer dans la mer, quand on ne sait plus où commence notre peau.

Avant cela, il n’avait jamais cru que la noyade puisse être une mort douce. Mais peut-être la mer était-elle, après tout, le meilleur endroit pour mourir. La mer où, comme la mémoire – avait-il un jour écrit –, l’évanescence de la forme était la forme même. Avant ce moment-là, il aurait dit qu’il entrait une part de discipline dans un tel détachement. Désormais il croyait que quand une chose est détachée, c’est qu’elle est brisée.

*

Impossible de dire exactement à quel moment tombe la nuit, aussi élusif que le moment où le sommeil s’empare de nous.

*

L’eau qu’il utilisait pour se laver puait dans son casque, une flaque trop sale pour accueillir un reflet. Comme si la pénombre elle-même chuchotait, il pouvait entendre la voix de Gillies. D’abord, il ne sut pas si Gillies se parlait à lui-même ou à quelqu’un d’autre, mais bientôt John comprit que les paroles de Gillies lui étaient adressées. À un certain moment, leurs destinées en étaient venues à s’unir. John avait appris de son père les trois sortes de crépuscules – astronomique, nautique, civil –, mais dans ce lieu il était aussi difficile de dire l’âge de l’aube que l’âge sur la figure d’un homme. Gillies était de douze ans l’aîné de John et il avait déjà été recousu plus d’une fois : « À l’hôpital de Sarnesfield il y avait une infirmière, Miss Ella Leather, racontait Gillies. Elle nous chantait des chansons quand la salle était plongée dans l’obscurité, avec seulement une petite lampe près de chacun des lits… »

L’aube était une sorte d’écume qui se déposait sur tout.

Oh no for another I will not seek, not as long as I do live…
For I never never had but one true love, and he lies fast asleep[1]

« Je ne dirai pas que personne ne pleurait », disait Gillies.

*

Les mains de John épousaient parfaitement la forme des seins d’Helena.

*

Il sentait une présence, un courant chaud, un frémissement sur toute la surface des choses, à la manière d’un mirage de chaleur. Un approfondissement plutôt qu’un assombrissement. Il savait qu’il l’avait senti parce qu’il avait aussitôt senti quelque chose d’encore plus indéniable et plus puissant : son extinction. Noyé par son incompréhension maladroite, ses limites, son tressaillement de doute.

*

Devant la neige au crépuscule, il se demandait si la lumière montait du sol.

Serait-il conscient du moment de sa mort ou serait-ce comme la tombée de la nuit.

*

La mer avait déposé le grand-père de John sur la grève et il avait été ramené dans son village, rapatrié grâce au motif en travers de sa poitrine et à l’erreur délibérée sur sa manche.

Tous les marins que la mer avait déposés sur le rivage cet été-là – Adrianus, Martinus, William, Jens, Arie, Thomas, Dirk, Joos, Hendrik, James, Luc, Dorus, Edward – et toutes les femmes de la mer du Nord qui avaient reçu un nouveau titre devant leur nom de famille : veuve Maris, veuve Fischer, veuve Langlands, veuve Martin, veuve Hansen, veuve Meijer, veuve Williamson, veuve Fairnie, veuve Troost…

D’aucuns prétendent que ce sont des rumeurs, qu’il n’y a aucune preuve que des marins aient jamais été rapatriés grâce à une torsade tricotée de travers. Mais, comme tout ce qu’on a du mal à croire, il suffit que cela se soit produit une fois pour que ce soit vrai.

*

Cold blows the wind o’er my true love, cold the drops of rain[2]…

— Je ne dirai pas que personne n’est mort en l’écoutant, disait Gillies.

*

Peut-être la conscience n’apparaissait-elle que lorsqu’il y avait suffisamment d’êtres humains en vie pour faire naître cette étincelle, pour compléter le circuit, la masse critique nécessaire pour que les grains de sable deviennent dune, la synapse permettant à un vol d’oiseaux de changer de direction en un instant. Il y aurait d’autres métaphores plus tard – le chiasma, l’interversion, le croisement. Les torsades qui se croisent de travers.

*

L’âme dans la mort est-elle conscience sans matière ?

Il y avait non loin de Sienne une église ornée d’une gargouille, une tête à deux corps. Le tourment serait-il plus grand d’avoir deux têtes et un seul corps ? 

Tout, songeait-il, est double, rien n’est seul : la faible lueur de la neige ne devenait plus vive qu’à la tombée du crépuscule.

*

La neige tombait drue désormais, pourquoi n’avait-il pas froid ?

Il se rappelait avoir éprouvé de la douleur. Pourquoi n’en ressentait-il plus maintenant ?

*

Le pub était presque vide, l’ivrogne à l’origine de leur rapprochement dormait toujours. John allait attendre avec Helena à la gare, des heures durant avant le matin. Ses cheveux châtains chatoyant, son manteau en tweed au col raide. Elle était gracieuse, pleine de sérieux, curieuse, douce, il ne savait comment appartenir à quelqu’un, comment réussirait-il à la laisser partir.

— La pitié ne nous donne aucun droit sur un autre être humain, dit-elle, pas plus qu’elle ne donne à un autre être humain quelque droit sur nous.

— C’est une forme de jugement, répondit-il.

— La pitié, ce n’est pas de l’amour, dit-elle.

Qui lui avait jamais parlé de la sorte ?

— Et la miséricorde ? demanda-t-il. La miséricorde est une autre forme de jugement, songea-t-il. Concession… mais néanmoins jugement. Qu’est-ce que la bienveillance, alors ? Un abandon au bien.

*

— Je comprends qu’on puisse s’endormir et rater sa station, mais qui s’endort pour descendre du train trop tôt ? demanda Helena en riant. Et puis, soudain, elle eut l’air aussi abasourdie que lui, comme si un enchantement l’avait menée dans ce lieu inexplicable, assise en face de lui, de l’autre côté de la table. Comment des événements provoqués par un hasard aussi fragile pouvaient-ils donner l’impression même d’être inévitable ? Combien d’infinis carrefours avaient été nécessaires pour les rassembler à cette table, par cette nuit, dans cette campagne de fin d’été, sous l’antique mappemonde des étoiles, une mappemonde qui n’existait déjà plus et demeurait pourtant lumineuse et cristalline.

La foi utilise le mécanisme du doute pour faire sa preuve. C’est l’absence qui prouve ce qui fut jadis présent. Nous pouvons comprendre sans preuve, songea-t-il, nous pouvons prouver sans comprendre.

*

Dans la fosse boueuse, on aurait dit que personne n’avait soufflé mot pendant des heures. Peut-on entendre un homme réfléchir dans le noir ? Oui.

« Je suis capable de recouvrir la lune avec ma main », dit Gillies.

La neige tombait sur ce champ à l’âge de fer, songea John, à l’âge de bronze, sur ceux qui étaient ensevelis sous ses pieds, les arbres au loin semblables à des runes sur un tableau de Snellen. Bientôt, songea-t-il, il n’arriverait plus à lire la plus petite ligne.

*

Là où John et Helena attendaient près de la gare, la borne routière avait été érodée par la pluie, chaque lettre n’était plus qu’une très légère empreinte, comme si un doigt pouvait effacer la pierre.

La nuit grandissait autour d’eux peu à peu, par une lente infiltration. Comme une brume marine, comme l’amour, qui nous imprègnent peu à peu.

*

Il faudrait qu’il se rappelle de le noter dans son journal, quand il pourrait atteindre sa poche où restait encore un bout de crayon : si on prend le mauvais chemin, on n’atteint jamais le lieu où l’on doit se rencontrer.

*

Que dit une mère à son enfant lorsqu’il se réveille au milieu de la nuit, l’âme malade d’épouvante ? Qu’il est en sécurité dans ses bras, aimé par elle pour toujours, que rien ne peut mettre fin à cet amour dans lequel elle le tient, un amour qui ne connaît pas de fin. Et il regarde son visage, le visage de l’amour pur, et lentement il laisse cet amour se diffuser en lui, et ils s’endorment dans les bras l’un de l’autre, mère vieillie et fils adulte, séparés par des centaines de kilomètres.

*

Peut-être dans la mort perdons-nous les détails pour ne garder que les sentiments associés à ces détails, songeait-il. Est-ce là ce que connaît l’âme dans la mort – la séparation des sentiments et du souvenir ?

*

Le tweed de son manteau, la soie de sa robe.

*

Il était rentré de l’école pour trouver sa mère étendue sur le lit – jamais de toute sa vie il ne l’avait vue s’étendre pendant la journée. Elle était allongée sur le côté ; il voyait saillir ses côtes et l’os de sa hanche. Elle n’avait même pas ôté ses chaussures, les chaussures lacées, noires et élimées, qu’elle portait toujours. Il n’oublierait jamais la tendresse et la peur qu’il avait éprouvées. Elle avait tendu la main et il s’était couché à ses côtés.

Quel âge avait-il ? Douze ou treize ans, pas plus. Son père était mort depuis peu. Pas beaucoup plus jeune que le jeune soldat qui le regardait maintenant, qu’il aurait presque pu toucher, s’il avait seulement été capable d’étendre le bras.

*

Il n’y a pas de moyen d’échapper à la douleur de la foi même dans cette obscurité, même quand la croyance est complètement démantelée ; si on arrivait à en réassembler les morceaux, verrait-on apparaître une lanterne ou un fusil ? Toute parole que prononce le cœur, jusqu’au renoncement ou au mépris le plus amer, reste suspendue dans les airs en attente d’une réponse.

*

Sa mère s’était endormie et, allongé à ses côtés, il avait écouté la pluie. La pluie tiède d’été, disait souvent sa mère, celle qui lui donnait toujours envie de sortir en courant, pour la sentir sur ses bras, et lever son visage vers elle.

*

Et s’il mourait ici ? Dans cette saleté plutôt que dans la saumure propre, sans chandail de la couleur de la mer nocturne, détrempé et collé à sa peau, aussi froid et lourd qu’une cotte de mailles, sans personne pour reconnaître l’erreur ?

*

Les repas dans le petit jardin, rentrer à la hâte pour se déshabiller, le lendemain retrouver les tasses de thé dans l’herbe, remplies d’eau.

*

Le coton mince de la pâle chemise de nuit d’Helena, rendue translucide par l’usure du sommeil ; l’ombre légère de ses jambes nues.

*

Le jeune soldat, à deux bras de distance, pas plus, continuait de le regarder sans un mot.

*

L’ombre de l’oiseau se repliait et se dépliait telle une écharpe de soie dans le vent, ses ailes contre le ciel comme une page qu’on retourne, dedans dehors, un message circulant entre eux.

*

Comme le soldat semblait alerte dans la mort, comme il paraissait absolument, parfaitement éveillé.

 

Anne Michaels, Étreintes, traduit de l’anglais (Canada) par Dominique Fortier, © Éditions du sous-sol, 2024.

En librairie le 22 août.

 


[1] Oh non un autre je ne chercherai jamais, aussi longtemps que je vivrai…
Car je n’ai jamais jamais eu qu’un seul amour vrai, et il gît à poings fermés…

[2] Le vent froid souffle sur mon amour vrai, souffle de froides gouttes de pluie

Anne Michaels

Poète, écrivaine

Notes

[1] Oh non un autre je ne chercherai jamais, aussi longtemps que je vivrai…
Car je n’ai jamais jamais eu qu’un seul amour vrai, et il gît à poings fermés…

[2] Le vent froid souffle sur mon amour vrai, souffle de froides gouttes de pluie