Roman (extrait)

Étreintes

Poète, écrivaine

Un soldat gît sur un champ de bataille de la première guerre mondiale. Des souvenirs défilent. Une fois revenu, John, photographe, voit apparaître sur ses photos des visages inconnus. Dans le prochain roman de la grande poète canadienne Anne Michaels, traduit par Dominique Fortier, les histoires s’interconnectent, de 1917 à 2025. Il est question de fantômes, de puissance du désir et de la vie intérieure. À paraître aux Éditions du sous-sol à la rentrée.

I

Fleuve Escaut, Cambrai, France, 1917

Nous savons que la vie a une fin. Pourquoi faudrait-il croire que la mort dure éternellement ?

*

L’ombre d’un oiseau traversa la colline ; il ne voyait pas l’oiseau.

*

Certaines pensées lui apportaient du réconfort :

Le désir imprègne tout ; rien d’humain ne peut en être expurgé.

On ne peut penser l’inconnu qu’en fonction de ce qui est connu.

À la vitesse de la lumière, il n’y a pas de temps. Le passé existe en tant que moment du présent.

Peut-être ce que nous savons de plus important ne peut-il pas être prouvé.

Il ne croyait pas que le mystère au cœur des choses était amorphe, ou vague, ou qu’il s’agissait d’une divergence, il lui semblait plutôt que c’était une place en nous pour une chose d’une absolue précision. Il n’éprouvait pas le besoin de remplir cet espace par la religion ou la science, mais celui de le laisser intact ; tels le silence, le mutisme, ou la durée.

Peut-être la mort était-elle une fonction de Lagrange, peut-être pouvait-elle être définie par le principe de moindre action.

Asymptotique.

La brume fumait comme le font les bûchers crématoires sous la pluie.

*

Peut-être l’explosion avait-elle eu raison de son ouïe. Il n’y avait pas d’arbres qui auraient permis d’identifier la direction du vent, pas de vent du tout, songeait-il. Est-ce qu’il pleuvait ? John pouvait voir l’air miroiter. Mais il ne pouvait pas le sentir sur son visage.

*

La brume effaçait tout ce qu’elle touchait.

*

À travers le voile de son haleine, il vit un éclair, un éclat de lumière.

*

Il faisait très froid.

 

Quelque part là-bas se trouvaient ses précieuses bottes, quelque part ses pieds. Il aurait dû se lever pour aller les chercher.

Quand avait-il mangé pour la dernière fois ?

Il n’avait pas faim.

*

La mémoire s’écoulait goutte à goutte.

*

La neige était tombée, nuit et jour, et de nouveau jusqu’à la nuit. Rues silencieuses ; impossible de conduire. Ils avaient convenu de traverser la ville en marchant l’un vers l’autre et de se rencontre


[1] Oh non un autre je ne chercherai jamais, aussi longtemps que je vivrai…
Car je n’ai jamais jamais eu qu’un seul amour vrai, et il gît à poings fermés…

[2] Le vent froid souffle sur mon amour vrai, souffle de froides gouttes de pluie

Anne Michaels

Poète, écrivaine

Notes

[1] Oh non un autre je ne chercherai jamais, aussi longtemps que je vivrai…
Car je n’ai jamais jamais eu qu’un seul amour vrai, et il gît à poings fermés…

[2] Le vent froid souffle sur mon amour vrai, souffle de froides gouttes de pluie