Roman (extrait)

Les enchanteurs

Écrivain

Retour d’Ellroy avec la suite du Quintette de Los Angeles. Août 1962, Marilyn meurt. Les Kennedy sont sur des braises. Notamment Bob, procureur général. Le chef du Los Angeles Police Department y voit-il un intérêt pour ses ambitions ? Idem pour Jimmy Hoffa, chef du syndicat des camionneurs – cf. mafia. Ça va vite et ça se complique : on a tous besoin de Fred Ottash, « ex-flic corrompu, détective privé défroqué » (et narrateur). À la rentrée chez Rivages. Traduit par Sophie Aslanides et Séverine Weiss.

4

(Los Angeles, 21 h 14, lundi 9/4/1962)

Le Losers Club. Au croisement de Beverly et La Cienega. C’est une boîte de strip-tease. Elle attire du monde en ce moment. Les comiques à succès viennent s’y encanailler. Lenny Bruce, Don Rickles, Mort Sahl. Ils ont le droit de balancer des blagues obscènes. C’est la Gestalt-thérapie des Losers.

Il y a un grand panneau sur la façade. Il indique le « Loser de la semaine ». Le règne d’Eddie Fisher commence ce soir. C’est le couillon désigné et l’attraction vedette. Je suis le garde du corps d’Eddie. On s’est posés dans le foyer des artistes. Il y a un bar avec tout ce qu’il faut et un buffet monstre de charcutailles. Notez les coupes pleines de barbitos et d’amphètes.

Eddie a lancé : « Nixon a été deux fois Loser de la semaine. Rock Hudson a décroché le pompon le mois dernier, mais personne ne sait pourquoi. »

J’ai allumé une clope. « La brigade des mœurs du shérif l’a chopé en train de jouer à broute-minou dans les chiottes du Hamburger Hamlet. Ce choix est destiné aux connaisseurs de L.A. Le Rock se fait son petit film “j’ai une vie secrète”. Ce n’est pas un loser emblématique, comme toi et Nixon. »

Eddie s’est esclaffé. « J’accepte parce que ça me donne du boulot, mais c’est Liz qui devrait avoir le titre de Loseuse du millénaire. Son maquilleur est un vieux pote. Je reçois des rapports quotidiens du plateau. Tout indique qu’on fonce droit vers la catastrophe. »

Il parlait de la débâcle Cléopâtre et de la Fox au fond du trou. Le tournage est un gouffre financier et un chaos complet. Les lignes de télégraphes entre Rome et L.A. bourdonnent vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Liz Taylor est la Mégère de l’Année quand Eddie n’est que la Pauvre Poire Passive. Elle est lessivée par l’alcool et les cachetons et frappée de maux mystérieux. Elle fait semblant d’être malade dans des suites d’hôtels chics et se gave de bouffe. Elle se tape son partenaire vedette, Richard Burton. Les paparazzis les traquent tout le long de la Via Veneto.

Liz et Eddie sont en pleine séparation. Elle largue le Mari numéro 4 et chauffe le numéro 5 dans des hôtels de passe de la voie Appienne. Eddie est M. Cornuto et fait de nouveau sensation dans les night-clubs. Il s’est produit à guichet fermé à Vegas et au Cocoanut Grove de L.A. Ce soir, ce sont ses débuts au Losers Club. Il assume totalement sa condition de loser. Il y a six cents Eddiephiles qui font la queue dehors.

J’ai trois employés qui gèrent la foule. Des nanas en chaleur fourrent des enveloppes et des pots-de-vin dans la main de mes gars. Les enveloppes contiennent des mots doux, des photos cochonnes et des poils pubiens.

Eddie sirote un scotch avec glaçons. « Tous les problèmes liés à Liz et au fric mis à part, ce film est déjà un futur flop faramineux. Zanuck prévoit de le tourner à nouveau, avec Lassie et Rintintin dans les rôles principaux. »

Je me suis marré. Bo Belinsky s’est pointé. C’est le nouvel étalon spécialiste du lancer chez les L.A. Angels. Les femmes sont folles de lui. Il vient de Trenton, Eddie de Philadelphie. Ce sont les nouveaux meilleurs amis du monde. Ils font la bringue ensemble et passent leur temps à baver sur Liz.

Eddie et Bo sont tombés dans les bras l’un de l’autre. Leur petit numéro de « bubi, je t’adore » commençait à point nommé. Je me suis tiré du foyer des artistes pour faire un tour à l’extérieur.

La Cienega était bondée. La foule de fans s’étendait sur deux pâtés de maisons vers le nord. Nat Denkins, Phil Irwin et Robbie Molette la contenaient. Ils vérifiaient les billets prépayés pour les spectacles d’Eddie de 22 heures, minuit et 2 heures du matin. Ils semaient des rires à la volée et viraient les gamines mineures de la file.

J’ai compté les gens et fait le signe de croix. Le spectacle d’Eddie rapportait gros. Pour une durée cent pour cent inconnue. Le show continuerait aussi longtemps que le statut de victime d’Eddie tiendrait le coup et que Liz engrangerait les gros titres à Rome.

J’avais besoin de ce job. Je vivais à Nazeville depuis des mois. Je saisissais des bagnoles pour Félix le Chat Chevrolet. Je faisais chanter les époux adultères pour les pousser au divorce et rossais des petits maris qui couchaient à droite et à gauche. Bill Parker me filait des missions musclées, trop risquées pour les flics de base. Ça permettait à Robbie, Phil et Nat de bosser à temps partiel. Ce job pour Eddie était une sinécure et une bouée de sauvetage.

La musique d’intro d’Eddie a filtré vers l’extérieur. Je suis retourné discrètement dans le club. Les gens étaient serrés comme des sardines. Voyez le bar pris d’assaut. Voyez les tables de six avec dix fans tassés autour. Voyez les spectateurs debout qui occupent toute la pièce. Voyez les serveuses en body noir et béret beatniks.

Un badge rond était fixé à leur décolleté. Il disait Je m’appelle Joyce, Je m’appelle June, Je m’appelle Jane – arrache-moi !!!!! Sur les tables, il y avait des lampes à lave et des gratte-dos en plastique. Des crétins prenaient les gratte-dos pour ratisser les justaucorps des filles. Les filles esquivaient les mains baladeuses et servaient les boissons en guenilles.

Le combo d’Eddie est arrivé sur scène en titubant. Saxo ténor, trompette, basse, clavier électrique. Tous des junkies en liberté conditionnelle sortis de Wayside Honor Rancho. Tous à moitié camés, en costume noir moulant et bottes de pédés.

Ils se sont installés et ont accordé leurs instruments. La foule a beuglé « EDDIE ! » en boucle. Et le voilà qui arrive…

Maintenant.

Eddie a bondi sur scène. Il a fait tournoyer un micro relié à un fil. Le combo a massacré des riffs de Peppermint Twist. La foule a pété les plombs. Eddie a fait quelques pas de twist vers le centre de la scène. La foule s’est calmée. Eddie a branlé la poignée du micro. La foule a re-pété les plombs. Eddie a joué au Grand Bwana Blanc et a dit Chut, mes enfants – écoutez mes paroles.

La foule l’a fermée. Le Mahatma avait parlé. Eddie a lancé : « Alors ? Comment ça va, tout le monde ? »

La foule s’est mise à hurler. À piétiner, hululer, siffler, piailler. Une serveuse a grimpé sur la scène. Son justaucorps se résumait à une série de bandelettes. Le combo a remis ça avec Peppermint Twist. Eddie a attrapé la serveuse. Ils ont fait quelques pas de twist en frotti-frotta.

Les « EDDIE ! » beuglés en boucle ont repris. La serveuse a sauté au bas de la scène et traversé la salle en esquivant les papouilles. Le Mahatma Eddie a fait Silence. La foule a fait silence. Eddie a présenté son combo sous le nom des Quatre Brouteurs de Chattes. La foule a ricané.

Eddie a ajouté : « Mon label, RCA Victor, veut que j’ajoute Arrivederci, Roma et After You’ve Gone à mon prochain album. Je leur ai dit : “Je veux bien m’humilier, mais il y a des limites.” »

La foule a re-ricané. Eddie a poursuivi : « J’ai deux ou trois scoops, tout droit venus de Rome. Ma future ex, alias Liz, alias Cléopâtre, a été vue exhibant son âme souillée lors d’une réunion des Nymphos Anonymes. »

La foule a ricané en mode puissance 10. Eddie a branlé la poignée du micro et effectué quelques pas de danse tirés de Wah Watusi, le pelvis saillant. Des étudiantes pétées comme des coings et les nanas du bar ont dansé le watusi en contrebas de la scène.

Eddie a repris : « D’autres nouvelles de Rome. La Repubblica rapporte qu’on a vu Richard Burton tripoter un lévrier italien près de la fontaine de Trevi – mais c’était un lévrier femelle, alors je ne vois pas où est le mal. »

La foule a tapé du pied en faisant ouaf-ouaf. Le combo a entamé Fly Me to the Moon. Eddie a cessé de se pavaner et s’est mué en chanteur de charme.

Ce type est un crétin falot aux cheveux hirsutes. D’où lui vient cette puissante voix de baryton ?

 

Il est 3 heures du mat’. Débriefing nocturne dans la thurne d’Eddie. C’était celle de Liz et Eddie, jusqu’à Cléopâtre.

La baraque est d’enfer : seize pièces, pas loin de Benedict Canyon. Eddie pleurniche et râle en continu à cause de cette bicoque. Il va devoir s’en séparer. Liz est d’accord pour le partage du fric et de la baraque – pour l’instant. Elle saura un jour ce qu’il traficote dans son dos et lui fera mordre la poussière – ça ne devrait pas tarder. Ils ont fait copain-copain avec un paquet de gamins membres d’un paquet de syndicats qui ont coulé. Ils ont un paquet de propriétés. Ils sont sous contrat avec les studios et Cléo est déjà considéré comme une bouse.

Oy, oy, oy. Son rabbin le dit atteint de « haine du soi juif ». Il lui conseille vivement d’émigrer en Israël et de rejoindre un kibboutz. Le rabbin traite Liz de « gueuse pourrie-gâtée » et de « fruit empoisonné de l’arbre goyishe ».

Oy, oy, oy. Eddie adore toute cette agitation. Sa carrière dans les night-clubs est relancée et le monde recommence à lui sourire.

La tanière de la femme-trophée servait de Q.G. pour le débriefing. Elle contenait des meubles en cuir vert et des photos d’Eddie avec le cardinal Spellman et Patrice Lumumba, l’homme fort du Congo. Deux serveuses jouaient au backgammon en matant les muscles de Bo Belinsky. Ce sont June et Jane – ARRACHE-MOI !!!! Les losers du Losers Club leur ont fait ce plaisir. Elles ont retiré leur justaucorps en miettes et enfilé un bikini échancré. Eddie les leur a fournis. Il en gardait un gros stock à portée de main.

Eddie et Bo ont lu tous les petits mots énamourés du soir et admiré certaines photos. Bo a fait une liste de numéros de téléphone. Je m’ennuyais ferme. J’ai siroté un scotch avec glaçons et vaguement joué avec Roscoe, le pitbull d’Eddie. Mes gars géraient la foule, à l’extérieur. Une quarantaine de fans nous avaient suivis depuis le club. Eddie avait demandé à sa bonne de préparer des cookies au chocolat. Les groupies étaient à quatre-vingt-dix-neuf pour cent des femmes. Mes hommes distribuaient des cookies et ramassaient des numéros de téléphone à tour de bras.

J’étais tracassé. J’avais Lois et Pat dans la tête. Lois/Pat/Lois/Pat. Je faisais du ping-pong entre les…

Le téléphone a sonné. Ça m’a fait sursauter. Eddie a décroché. Il a dit C’est qui ? et il a écouté. Il a étouffé le son du micro avec un coussin.

Il a dit : « Pour toi, Freddy. Jimmy Hoffa. Il a l’air d’avoir un compte à régler. »

 

5

(Los Angeles, 9 h 40, mardi 10/4/1962)

Jimmy Hoffa a dit : « Les Kennedy. Mes sources m’ont raconté que vous étiez de nouveau en cheville avec ces merdeux. »

L’hôtel Statler au centre-ville. Une petite suite proprette. Café et beignets. C’est une confrontation. On est assis dans deux fauteuils tout proches, nos genoux se frôlent.

« Avec Jack, oui. Je suis sûr que vous connaissez l’histoire. »

Hoffa a fait craquer ses articulations : « Vous l’avez sorti d’un merdier avec une call-girl. Vous aviez deux possibilités. Vous avez choisi la mauvaise, et vous avez torpillé votre relation avec notre futur président. »

J’ai bu une gorgée de café. « J’ai présenté la facture. Les larbins de Jack m’ont arnaqué avec des faux billets. Une délicate attention. »

Hoffa a ricané. « Et vous en êtes où avec son minable de frangin, Bobby ? »

J’ai choisi le mode Comme ci, comme ça. « Je l’ai rencontré deux ou trois fois. Je pense que vous le connaissez un tantinet mieux que moi. »

Hoffa m’a provoqué. « Allez, crachez le morceau. Dites-moi ce que vous en pensez. »

J’ai dit : « Le comité McClellan. Bobby et Jack, à l’époque où Jack était au Sénat. Des audiences retransmises à la TV, une surveillance de tous les instants, le contrôle du gouvernement, des mises en examen, des grands jurys qui approuvent les yeux fermés, des humiliations publiques concernant votre “supposé” statut de mafieux. Et maintenant ce petit enculé est le procureur général des États-Unis, et il vous emmerde jusqu’à la gauche encore plus qu’avant. »

Hoffa a fait craquer ses pouces. « Avez-vous souri en disant “supposé” ? Comme si c’était évident que tout le monde est au courant ? »

J’ai fait semblant de bâiller. « Dites-moi ce que vous avez en tête. Oui, je connais les frangins. Oui, je sais ce que vous pensez d’eux, et vous savez comment je gagne ma croûte. »

Hoffa a balayé des miettes de ses genoux. « Jack K. saute Marilyn Monroe, et il vient de la refourguer à son petit frère. Mon info est cent pour cent fiable, mais je ne peux pas dévoiler ma source. Je veux que vous dressiez un portrait à charge de Monroe, Jack, Bobby, et de toutes les autres chattes sans intérêt que ces petits branleurs turbinent, sans parler de tous les ragots de cul que vous pourrez me filer sur Miss Marilyn Monroe elle-même, bien connue des cercles hollywoodiens pour être la Putain de Babylone. »

Bingo. Quinte flush royale. Poule aux œufs d’or. Les trois cerises – jackpot.

« Vous voulez des micros et une surveillance téléphonique à temps plein. Des stations d’écoute, des équipes qui se relaient, des copies des enregistrements et des transcriptions, des rapports de synthèse, une surveillance physique de Monroe et des autres principaux acteurs, et vous voulez que tout ce bordel fonctionne vingt-quatre heures sur vingt-quatre, et vous êtes parfaitement conscient que ça va vous coûter une blinde. »

Hoffa a fait grumpf. « Vous êtes un marchand de chameaux, et vous cherchez à arnaquer James Riddle Hoffa sans le moindre scrupule. »

Je me suis penché en avant. Hoffa a reculé. Et paf, j’ai marqué des points.

« Moi. Mes trois gars au quotidien. Bernie Spindel pour la mise en place du matos. C’est cent mille en tout, et plus si ça se prolonge au-delà de cet été. Vous prenez en charge les salaires et tous les frais de fonctionnement. Vous vous engagez à payer les cautions et les avocats, si on doit en arriver là. C’est un boulot risqué que vous me demandez, et vous vous êtes adressé au seul type capable de s’en charger. »

Hoffa a tiré sur ses manches de chemise et s’est gratté les couilles. Hoffa a penché le cou à gauche et à droite et a viré d’une pichenette des pellicules sur la veste de son costard.

« OK. Je suis sûr que c’est un bon deal selon vos critères de Libanais. »

J’ai dit : « Je vous enverrai les dernières bandes des écoutes une fois par semaine, ainsi que des transcriptions dactylographiées. Je vous enverrai des rapports de synthèse par téléscripteur tous les quinze jours. Je… »

Hoffa m’a coupé. « Cette garce de Monroe vient d’acheter une baraque à Brentwood. Je veux qu’elle soit truffée de micros, en mode grand luxe. Jack et Bobby filent leurs rencards chez Peter Lawford sur la Coast Highway. Je veux que sa bicoque soit bourrée de mouchards. Lawford est marié à l’une des sœurs Kennedy, j’ai oublié laquelle… »

J’ai dit : « Pat. Elle s’appelle Pat. »

Hoffa a essuyé une tache sur sa cravate. Hoffa a fait claquer sa ceinture et a poli sa montre en or.

« Je veux que ce soit crade, Freddy. Je veux plein de trucs sordides, et le plus de cul possible. »

Le boulot emmerdant de préparation d’abord. Sentir le terrain. Découvrir les points d’entrée/de sortie. Trouver des lieux pour les stations d’écoute.

J’ai roulé jusqu’à la plage. L’arrière de la propriété des Lawford donnait sur le sable. Elle se trouvait juste à la limite entre L.A. et Malibu. Surplombée par une grande falaise. De petites baraques de rupins soi-disant bohèmes étaient regroupées derrière une voie d’accès pavée. Elles offraient un accès plongeant sur la Pacific Coast Highway. Ce qui voulait dire un poste rêvé pour voyeurs.

La route pavée m’a mené au sommet. En dessous de moi, les voitures vrombissaient vers le nord et le sud. Le bruit de la rue parasite la réception des micros. Celui de la Pacific Coast Highway était particulièrement néfaste.

Je suis sorti de ma bagnole et me suis appuyé contre une rambarde. J’ai vissé un zoom sur mon Rolleiflex et zieuté la baraque. C’était un grand ranch espagnol. Les ailes qu’on lui avait collées cassaient les lignes et bousillaient l’aspect général.

Grosse baraque : six cent cinquante mètres carrés sur deux niveaux. Un terrain de premier choix donnant sur la mer. J’ai zoomé et pris des photos des portes, des fenêtres, des rebords du toit. Je suis un voyeur/cambrioleur chevronné. Tous les boulots de mise sur écoute commencent par des effractions.

Des allées en dallage bordaient la maison, au nord et au sud. Elles menaient à une piscine avec vue sur la plage et à un salon extérieur. J’ai photographié une porte côté nord. Pat a surgi dans le champ de mon objectif.

Elle portait une robe-chemise en madras à motif écossais et des chaussures plates bicolores éraflées. Avec des lunettes en écaille et une Rolex d’homme. La pellicule de l’appareil se superpose à la Caméra humaine. Ça fait presque dix-sept ans. J’ai vingt-trois ans, Pat vingt et un. Hollywood Boulevard explose.

Les Japs ont lâché l’affaire. Des inconnus s’embrassent dans la rue. Je repère Pat, elle me repère, nos ondes cérébrales s’accordent. Le baiser se prolonge. Un chasseur d’images nous prend en photo et scelle l’histoire. Je lui file dix dollars et lui explique pourquoi. Envoyez deux exemplaires à l’école de police de Los Angeles. J’y serai dans trois semaines.

Pat m’a saisi le bras et m’a de nouveau roulé une pelle. On est devenus épatamment télépathes. On a marché jusqu’au Hollywood Plaza et on a pris une chambre.

Cette nuit a été la seule. On a eu cette nuit-là et c’est tout. On s’envoie des cartes à Noël depuis 1945. Pat a épousé cette enflure de Peter Lawford. Je suis le « Monstre qui manipulait et muselait Hollywood » et l’ex-limier et robinet à came de son grand frère. Ledit grand frère ? C’est le président des États-Unis. On vient juste de m’engager pour le foutre dans une merde noire.

 

La thurne de Monroe. 12305 5th Helena Drive, Brentwood. Calcule. C’est à 6,90 kilomètres à l’est de la piaule des Lawford sur la plage. Récapitule. Cette affaire est depuis le début centrée sur West L.A.

Le quasi-village de Brentwood était plein est. Un quartier chic et de bon goût. Une station-service, deux marchés, une pharmacie. Une bibliothèque publique, un vendeur d’expressos, un bistro français. De grandes artères encadraient 5th Helena et les rues voisines.

Bundy à l’est. San Vicente au sud. Sunset au nord. Une ceinture de verdure se profilait à l’ouest. Les allées numéros 2 à 5 des Helena Drives étaient faites d’un long pâté de maisons s’achevant en impasse. Les environs immédiats étaient prospères et entièrement résidentiels.

Ce qui rendait impossible toute planque en bagnole. Il fallait que je dégote cinq utilitaires et que je les repeigne. PC Bell, Happytime Liquor, Luanne’s Dial-A-Florist. Plus deux camions de jardiniers cabossés de partout.

La maison elle-même :

De style espagnol et blanchie à la chaux. Sur un seul niveau. Modeste pour Brentwood. Grand jardin devant, petit jardin derrière. Murs de soutènement en stuc, de tous côtés. Grandes haies partout. Un portail en chêne et des marches en tommette jusqu’à la porte d’entrée.

Je me suis garé contre le trottoir d’en face et j’ai pris des photos. Notez les fenêtres à croisée de la façade. Elles étaient voilées par des rideaux et dépourvues de moustiquaire. Elles étaient toutes entrouvertes pour l’aération. Viens me scruter sous tous les angles, pénètre-moi de force – voilà ce que criait cette thurne.

J’ai commencé par photographier l’arrière de la maison. J’ai pris la porte-moustiquaire de la cuisine avec son fragile loquet à crochet. J’ai pris la fenêtre sans moustiquaire de l’entrée de service. Monroe avait une femme de ménage à temps partiel. J’avais lu un article du Herald sur sa nouvelle baraque et sa gestion du ménage. La bonniche dormait généralement ailleurs. Viens me scruter sous tous les angles, pénètre-moi de force, bourre-moi de micros.

Nat Denkins connaissait un type au Service des immatriculations de Hollywood. Il lui a filé cent balles et a obtenu le numéro de la bagnole de Monroe. Elle conduisait une Buick Invicta de 1959. Phil Irwin a chopé un gars aux immatriculations de Malibu. Les Lawford possédaient cinq véhicules. Pat conduisait une Bonneville décapotable de 1958.

Des cœurs et des flèches. Freddy aime Pat, Freddy aime Lois.

Grave-le dans ce palmier près de la porte de Marilyn.

J’ai pris deux Dexédrine et enchaîné les clopes. J’avais les yeux rivés sur l’avant de la maison. La porte s’est ouverte. La voilà. J’ai noté 16 h 16.

Elle est blottie dans un peignoir blanc. C’est cette apparence-là qu’elle a choisie. Salut, c’est mon nouveau jardin.

Une voiture s’est garée devant moi. Une Corvair de 1960, capote bordeaux, carrosserie noire. Une grande nana blonde en est sortie et a regardé autour d’elle. Elle avait seize ou dix-sept ans.

Notez l’autocollant apposé sur le pare-chocs arrière : LYCÉE DE PALISADES, LE ROYAUME DES DOLPHINS.

La fille a traversé la rue. Elle a pris appui sur la haie et s’est mise sur la pointe des pieds. Elle était grande. Elle se tapait une vue imprenable.

Marilyn lui a fait signe. La fille a glapi et lui a renvoyé son salut.

 

James Ellroy, Les Enchanteurs, traduit de l’anglais (États-Unis) par Sophie Aslanides et Séverine Weiss, © Éditions Payot & Rivages, 2024

En librairie le 18 septembre.

 


James Ellroy

Écrivain, Scénariste