Théodoros
1
Si tu te signes avec trois doigts poisseux de sang, en te marquant le front au-dessus des sourcils (une goutte glisse le long de ton nez bistre et aquilin jusqu’à ta moustache nouée du côté gauche avec un fil d’or, et tombe sur les dalles de malachite de la forteresse royale), en déposant ensuite une tache au bas de ta chemise d’un atlas si blanc qu’il semble doré, et deux autres sous tes épaulettes en opale, d’abord à droite, puis à gauche, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, Amen, ton signe de croix sera-t-il reçu ? On t’a toujours dit que tu étais une croix de preux, comme on dit pour désigner un vaillant dans ta langue natale, et c’est bien ce que tu as toujours été autant que tu t’en souviennes, c’est ainsi que tu es né du ventre de ta mère venue de l’Archipel : une croix de chair sur laquelle de nombreux, d’innombrables martyrs ont rendu l’âme, croix d’orgueil et de désir sur laquelle – de tes propres mains maculées de sang et de salpêtre, aux ongles sales que tu as toujours eu longs et que tu ne cures jamais pour conserver le souvenir de chacun des corps, de femme ou d’homme, dans lesquels tu les as plantés – tu as crucifié en tout premier ta pauvre âme, spectre d’air translucide, air translucide percé de clous et hurlant de douleur, et fleurs de sang fleurissant en haut, en bas, à droite et à gauche, au nom du Père, du Fils, et du Saint-Esprit, Amen.
Tu as été homme de sang, Théodoros, tu as fait ce qui est mal devant Dieu, tu as mangé avec du sang et tu as bu du sang, et c’est pour cela que ton sacrifice ne sera pas reçu, parce que la vie de tout corps est dans son sang. Toute ta vie durant, tu as essayé de concilier la myrrhe et le sang, sur ta croix tu as ajouté une traverse, en bas, aux pieds, comme celle sur laquelle sont étendus tes bras, et sur ces essieux aux extrémités de la poutre tu as fixé des roues à rayon de bronze et tu as transformé la croix en un char de guerre tiré par quatre paires de chevaux, et toi, le maître des sables rouges d’Afrique, toi, le dieu menteur, toi, le prophète du massacre, toi, Téwodros II d’Éthiopie, tel qu’aucun de tes ancêtres n’aurait pu te rêver, tel que tu as toujours su depuis la nuit des temps que tu le deviendrais, comme si ce n’était pas le Fils de l’Homme, mais toi, un vermisseau, qui avais participé à la Création et vu Satan dans sa chute comme un éclair tombant du ciel sur la terre, toi qui as vu ton rêve de tes propres yeux, et tes yeux n’ont supporté ni la bénédiction ni la malédiction, tu as tenu les rênes des quatre paires de chevaux, tu as grimpé avec tes bottes pleines de glaise rouge sur le bois blanc et immaculé comme celui du bouleau et dont est faite la croix, brandissant au-dessus des armées, au cœur de la mêlée, ton drapeau vert-jaune-rouge arborant en son centre le lion conquérant de la tribu de Juda, Moa Ambassa ze imnegede Yehuda, toi, lion des lions et empereur des empereurs…
Encore enfant, tu te demandais quel pouvoir était donc cette foi qui, en possédais-tu à peine un grain de sénevé, te permettait d’ordonner au figuier de se déraciner, de s’envoler avec toutes ses feuilles frémissantes par-dessus monts, vallées et ravins, jusqu’à atteindre le rivage rocailleux de la mer – la mer de l’Archipel, couleur d’émeraude et de lapis broyés, car elle n’a jamais été autre dans ton cœur et dans ta tête – et de planter ses dizaines, ses centaines de radicelles blessées et nues dans la chair gélatineuse des vagues, vision jamais vue et jamais entendue, et d’y fructifier, de sorte que le parfum de ses figues mûres, molles comme des seins, douces comme le miel, emplissent les îles. Tu étais un garçon haillonneux et morveux qui déchiffrait Le Roman d’Alexandre au fond d’un jardin échevelé, dans un pays lointain sous les solitudes célestes, quand a germé pour la première fois dans ton esprit, tel un grain de sénevé, la pensée que… Mais tu t’es arrêté alors, la terreur flétrissant soudain ton cœur, car peut-être avais-tu pensé que, si seulement tu avais assez de foi, pas juste un petit grain de sénevé mais beaucoup, beaucoup de foi, tout un panier, ou même autant que le poids de ton corps, tu pourrais changer la marche des étoiles dans le ciel, et tu pourrais arrêter le soleil et la lune comme Josué, quand le Seigneur lui a confié les Amorites, et tu pourrais faire qu’un homme âgé retourne dans le ventre de sa mère, pour naître de nouveau, ou tu pourrais flotter sur les chérubins, en ayant sous tes pieds une voûte de saphir, comme le ciel dans toute sa pureté. Si on pouvait voir le destin de l’homme, si chaque homme et chaque femme et chaque nouveau-né avait un disque doré autour de la tête, comme les saints qui sont peints aux murs des églises, alors on verrait combien leur foi est grande, car certains n’auraient aucune sorte d’auréole, tandis que chez d’autres le nimbe circulaire, en or martelé, serait si large qu’il contiendrait non seulement tout leur corps, sur le sentier d’or de leur destin, mais aussi les maisons et les arbres du verger, et les clôtures et les champs alentour, et il descendrait aussi dans le sol, dans la terre qu’il rendrait transparente, et alors on verrait la contrée des morts, les villages et les champs des défunts endormis pour l’éternité. Et on pourrait également voir ceux qui, destinés à être sans destin, forgent leur destin eux-mêmes, car telle est leur volonté, et leur volonté est ferme et étrangère au doute.
Dès ton enfance, tu t’es demandé, avec toute la finesse de ton esprit affûté par la fréquentation du Roman d’Alexandre, de la Vie d’Ésope, du conte Archir le sage et son neveu Anadam et des Mille et Une Nuits pleines de merveilles, et des récits sans fin que ta mère, Sofiana, te racontait, elle qui était de la terre de Tínos, l’île coiffée du saint monastère Panagìa Evengelístria, foyer de l’orthodoxie dans l’Archipel, tous récits auxquels se sont ajoutés plus tard les livres de Moïse et les Actes de l’apôtre Paul et le témoignage de saint Jean de Patmos, et finalement le Kebra Nagast, le très-saint livre de l’Église éthiopienne Tewahido, et ainsi donc tu t’es questionné, depuis ta petite enfance, sur la volonté et la foi comme une seule et unique chose, sans le saisir à l’époque, mais le comprenant si bien à présent, ici, dans une des deux cents pièces de la forteresse de Magdala où toi, « Époux de l’Éthiopie et Fiancé de Jérusalem » comme il te plaît tant de te faire appeler, tu vis les ultimes instants de ta vie : la foi provient de Dieu, la volonté, du diable. « Car la désobéissance aux ordres du Seigneur est un péché égal à celui de la magie, et la résistance à Sa volonté un crime égal à celui de l’idolâtrie », avait dit le prophète Samuel à Saül quand Dieu l’avait rejeté, parce qu’Il regrettait de l’avoir élevé au titre de roi. C’est une seule et même énergie, mais qui ici jaillit d’un cœur pur, et là d’un esprit pervers et idolâtre, dont l’idole n’est autre que toi-même. Tu t’es toujours prosterné à tes propres pieds, Théodoros, tu n’as pas eu d’autre Dieu, et à présent, quand tout est fini et que les troupes de Napier ont détruit la forteresse, et que leurs canons résonnent encore comme la voix du Tout-Puissant, et que les soldats de la reine fouillent les derniers recoins à ta recherche, pour te tirer par la barbe et te jeter aux chiens, et que l’impératrice Tiruwork et son fils se sont retirés dans leurs chambres, plus fiers et encore plus dépourvus de cœur que toi, prêts à te la trancher, ta gorge de misérable homme du peuple, de rejeton d’une vendeuse de remèdes contre le ténia, parce que tu as osé souiller une descendante du sage Salomon, et Ytege Yetemegnu, ta concubine pleine de bleus sur le ventre et sur les fesses et sur les cuisses, enfuie chez les Anglais, parce que tu ne peux t’accoupler depuis plusieurs années qu’en frappant haineusement la femme sous toi, et aucun domestique ni aucun prêtre n’est auprès de toi, bien qu’un homme sur cinq soit prêtre dans l’Éthiopie de Dieu ; à présent, quand il n’y a plus aucune issue, puisque la reine Victoria qui fut ton amie a détourné sa face de toi, en chienne hérétique et folle qu’elle est, et alors que, si tu te rendais, tu te retrouverais dans une cage, transporté comme un animal assoiffé de sang, comme un éventreur barbare, à travers les rues de Londres, où tu serais finalement pendu au milieu d’une foule railleuse offrant comme un bouquet de dents gâtées ; à présent, quand tu sais que bientôt quelques-uns te saisiront entre leurs griffes plus longues et plus noires que les tiennes, et que tu seras traîné dans une des éternelles bolges de l’enfer, étroites comme des placards, aux parois de fer rougies au feu et où les flammes jaillissent sous tes pieds avec une furie destructrice, et que tu grilleras là-dessous, pendu par la langue et écorché vif et sodomisé au fer rouge et les yeux crevés, et que le hurlement jaillissant de tes dents sera aussitôt absorbé par les murs de cuivre en fusion, et cela pas pendant une heure, ni une journée, ni une éternité, mais après la première éternité encore mille éternités, ce que la Mère de Dieu a vu de Ses propres yeux, quand Elle est descendue aux enfers ; à présent, en ce saint jour de Pâques de l’an de grâce 1868, après que tu as atteint le demi-siècle durant lequel tu ne t’es préoccupé que d’une chose, la conquête du monde au prix de la perte de ton âme, il ne te reste plus que l’orgueil, la haine, la volonté cruelle de marcher sur des cadavres, cette fois-ci sur ta propre dépouille, encore vivante, mais déjà morte, morte dans ton esprit et morte pour ta main, qui tremble à présent, mais pas assez pour que tu ne puisses pas faire ce que tu as à faire, et qui cherche déjà le froid du canon, du chien du pistolet et de la détente, comme une bouche cherche un filet d’eau fraîche.
Sur la table couverte d’un brocart rouge orné de scènes dorées du Pentateuque, tu as une boîte ouverte, en acajou, dans laquelle deux pistolets de duel d’une rare beauté reposent sur un lit de satin froncé, telles des tiges de fleurs prodigieuses ou de petits animaux bruns dont la fourrure aurait des reflets de miroir. Leur crosse est ornée d’un filigrane d’or qui enserre le mécanisme de mise à feu. Entre les deux pistolets posés tête-bêche, il y a un espace aménagé dans le même satin froncé où se trouvent divers accessoires aux formes étranges, brillants comme du vif-argent, et trois balles dorées. C’est un cadeau de la reine Victoria, remontant à des temps meilleurs où, même si elle n’utilisait pas sa main gracieuse pour répondre à tes longues lettres alambiquées, puisqu’en définitive tu n’étais pour elle qu’un sauvage africain qui singeait son titre sur un trône usurpé, du moins t’envoyait-elle de temps en temps, en remerciement de tes services, un panier de fromages si puants que les domestiques et les porcs eux-mêmes ne les mangeaient pas, ou bien une montre à ressort que tu démolis la première fois que tu voulus la remonter entre tes gros doigts, ou une sorte d’instrument de musique dont personne en Éthiopie ne savait se servir, si bien que, lors des trop nombreuses cérémonies, quelqu’un y battait le rythme de ses mains noires à paumes roses, en frappant sur les courbes en acajou comme sur un tambour, ignorant les cordes et les touches en ivoire, dont on se demandait bien à quoi elles servaient. Au moins, les pistolets auraient une utilité, une bonne fois pour toutes, après quoi Napier s’en emparerait, comme il ferait aussi main basse sur Magdala, sur ses trésors, sur les amoncellements de défenses d’éléphant, sur les sacs d’épices de ses souterrains, où l’on ne pouvait pénétrer sans se couvrir le nez et la bouche avec un foulard, tant le parfum du bois de santal et de la cannelle, des clous de girofle, du bois d’Inde, de la myrrhe, du nard et des sept sortes de poivres risquait de vous embaumer de l’intérieur, de vous arrêter le cœur, et le temps s’immobiliserait comme dans le paradis peint sur les murs de tes églises creusées dans la roche du sol, et tu ne te présenterais plus jamais à la surface de la terre, sous les ciels fleuris de l’Afrique. Salomon, fils de David, de la lignée duquel tu aurais dû être pour avoir le droit de régner sur la sainte Éthiopie, pour ne pas être un voleur de trône doublement menteur – car tu n’étais pas mentionné dans le livre des saints d’Israël comme descendant de Ménélik, et tu n’étais pas non plus Kassa, le fils de la vendeuse de kosso contre les vers nombreux ou solitaires, rubans vivant dans les intestins, mais un vagabond venu d’une terre lointaine –, Salomon avait accumulé l’or de l’Ophir et le bois des cèdres du Liban, il avait élevé la Maison de Dieu, dans laquelle il avait déposé le Nom de Celui qui parlait parmi les chérubins, au-dessus du Propitiatoire, et il avait reçu la reine de Saba en ses palais et ensuite entre ses bras, pour que vienne au monde Ménélik, fondateur de la dynastie éthiopienne, la plus ancienne du monde, mais qui ne pouvait pas s’enorgueillir d’autant de richesses que toi, de ces innombrables trésors amassés au cours de seulement treize années de règne par toi, Téwodros II, qui, si Dieu lui avait demandé quels bienfaits il aurait voulus de Sa main, n’aurait jamais demandé comme Salomon la sagesse et l’intelligence, bonnes peut-être pour les cordonniers et les charpentiers, mais aurait voulu être empereur et jouir d’un pouvoir sans limites, pour écraser ses ennemis et avoir à ses pieds jusqu’aux plus hautes montagnes enneigées de ce monde. Et si Dieu ne l’avait pas voulu, toi tu te serais tout de même fait empereur, toi-même, et tu aurais régné sur ces Africains noirs comme l’ébène, d’où leur vient leur nom d’Éthiops, car le jeune garçon dépenaillé de la brumeuse Valachie qui lisait pelotonné dans le grenier durant les froids automnes la Vie d’Ésope – Ésope si noir et si laid, qui ne savait pas que le destin aveugle allait le conduire dans le pays de Xanthos, dont il était l’esclave, où tous étaient noirs comme lui, car Ésope, c’est bien ce que cela veut dire : Éthiop, c’est-à-dire Noir.
C’est ainsi qu’il y a treize ans de cela, dans la sainte église de Maryam de Derasge, entouré par la foule des dizaines, des centaines de prêtres vêtus de laine multicolore, chantant en rythme et d’une voix rauque, montrant leurs dents horriblement abîmées, pour ceux qui en avaient encore, et bondissant comme des sauterelles, comme des chamans, dont ils ne se différenciaient que par leurs encensoirs et leurs croix fichées de travers au sommet de tiges de bambou, qu’ils tenaient comme des lances, toi, le faux Kassa de Kwara et faux héritier de Salomon, tu t’es couronné toi-même, comme Napoléon, d’une couronne barbare en or, ivoire et bois de santal sculpté, sous le nom, lui aussi d’imposture, de Téwodros II, pour que s’accomplisse la prophétie annonçant la venue d’un roi portant ce nom et destiné à faire de l’Éthiopie le pays des contes, un pays de miel et de lait, le pays du Christ cloué sur la Croix, le pays de la paix de mille ans. Mais toi, à peine assis sur le trône, tu as crié dans l’église au point d’en faire trembler le verre colorant la lumière sur la foule des prêtres et des femmes aux joues peintes au lait de chaux et des enfants nus, étranges serviteurs du Christ, que tu es celui-là, que, ce jour-là, s’est accomplie cette prophétie, et toi, le faux Messie d’un peuple voué à l’esclavage, tu as transformé l’ancestral empire en une vallée de larmes. En seulement treize ans, tu as défiguré le peuple du Kebra Nagast et rempli tes coffres de richesses dont il ne restera plus une trace, puisqu’en quelques jours seulement les soldats de Napier, plus cruels et plus barbares que les tiens, pilleront tout, absolument tout, et adieu tes trois couronnes et l’icône miraculeuse Kwer’ata Re’esu du visage du Rédempteur à couronne d’épines, si puissante que, portée au cœur de la bataille, elle combattait elle-même en ton nom, tout comme l’Arche combattit autrefois au nom des tribus d’Israël, et adieu aussi les croix en or, les vases en albâtre, les cassettes remplies de pierres précieuses et les armes sacrées de tes prédécesseurs sur le trône, tout cela sera traîné en contrebas de Magdala abandonnée aux flammes, jeté en vrac, en tas, sur des couvertures étalées sur l’herbe, et sera vendu à qui voudra au prix de la pacotille. Tiruwork Wube, ta reine, qui te haïssait plus qu’elle ne haïssait l’enfer, la majestueuse et froide descendante du roi Salomon, et votre fils, Alemayehu, qui aurait dû te succéder sur le trône, bien qu’il ne fût encore qu’un garçon androgyne qui, à douze ans, ne quittait pas les jupes de sa maman, ce qui non seulement te renvoyait avec déplaisir au souvenir de toi‑même, qui fus tant charmé par ta propre mère, Sofiana, la Grecque née dans l’Archipel et devenue servante dans la brumeuse et trouble Valachie, mais te rappelait aussi l’odeur, qui reste encore dans tes narines, de chiffon déchiré et de froid qui régnait dans sa chambre, eux deux, donc, allaient aussi faire partie du butin, seraient emmenés en Angleterre, dans l’indifférence totale, et mourraient là‑bas, dans les brumes et les pluies et l’obscurité de la perfide Albion, et ils seraient mis dans des cercueils couverts de fantastiques habits éthiopiens, velours surbrodés représentant les plus glorieux moments de la dynastie des Salomon, vieille de milliers d’années, et ainsi ensevelis dans la terre froide de cette île de pierre.
Toi, tu n’auras même pas droit à ça, puisqu’ils te trouveront à terre, le canon du pistolet encore dans la bouche et ta cervelle répandue sur la table rouge, sur le sol et sur les murs, avec des fragments de ton crâne et du cuir chevelu qui portaient tes tresses, éparpillés sur les dalles de malachite vert foncé, et les évêques du peuple sur lequel tu as régné sans aucun fondement ne te pardonneront jamais d’avoir attenté à ta vie, péché mortel, car seul l’Un peut prendre la vie et la rendre quand Il veut et à qui Il veut, et le fait de s’ôter la vie à soi‑même signifie voler à Dieu l’un de Ses serviteurs, réceptacle d’honneur ou de honte, selon ce qu’Il a bien voulu, selon Ses voies toujours impénétrables. Si bien qu’après que les soldats t’auront trouvé, dénudé et qu’ils auront vendu à bon prix tes habits d’empereur mort, après que tu te seras vu humilié, traîné par la barbe, qu’on t’aura craché dessus, lancé des coups de pied dans tes couilles rabougries et violettes, tu seras enterré par les Anglais, avec des salves de coups de canon, il est vrai, mais pas dans la Terre sainte et pas comme les oints du Vivant sont enterrés, mais comme un étranger et comme le moins que rien que tu étais. Car tu n’es entré dans la glaise épuisée de l’Éthiopie ni en tant que Téwodros, couronné de santal et d’ivoire, ni en tant que Théodoros, terreur de l’Archipel et despote pilleur du Levant, mais tel que t’avait connu Dieu à ton baptême, en tant que Tudor, fils de son père Grigore Işlicarul, le serviteur du boyard Tachi Ghica, seigneur d’une lignée qui avait aussi donné des princes à cette contrée tenant plus des contes et du rêve que de la géographie : brumeuse, enneigée, sauvage et à nulle autre pareille Valachie, patrie fleurie, aux senteurs d’abricots et de coings, aux coqs chantants qui transperçaient encore de leur voix d’airain ton âme perdue ; et tes derniers mots, alors que tu passerais par les affres de la mort dans la cellule qui verrait ton dernier jour, dans la Magdala haut perchée, sous de tourmentés ciels africains, allaient être prononcés en roumain, comme en roumain tu parlais dans tous tes rêves qui, où que tes pas t’aient porté, dans les caravanes ou sur les navires, te représentaient toujours chez toi, à Gherghani, sur le domaine des Ghica, ou dans leurs propriétés de Bucarest, en bordure de la Dâmboviţa aux douces eaux, où se baignaient des jeunes filles et des oies. Pendant le demi‑siècle où tu as traîné ton ombre sur terre, ce fut là le seul lieu que tu aies jamais nommé ta maison, le seul où tu aies été de chair et d’os comme les créatures humaines, avant de devenir feu dévorant et calice rempli de sang à ras bord. Et tu n’allais même pas réellement te reposer dans la froide, froide terre d’une contrée brûlante, qui que tu aies été au fond de ton cœur, car, parmi les ornements précieux subtilisés par les Anglais à ta dépouille encore chaude, il y aura les boucles à chrysolites arrachées aux lobes de tes oreilles, les fils d’or ayant servi à lier ta moustache du côté gauche, la croix de cristal tombée du ciel dans la province de Godjam à la faveur d’un éclair sans orage, que tu portais au cou sur une chaîne aux maillons de cuir de girafe, mais aussi la dent en or dans ta bouche, celle que tu avais achetée dans une foire au Liban à l’époque où Noura était ta déesse arabe et ta femme-serpent, la choisissant parmi des dizaines de dents en bois, en ivoire, en or et en silex, dans la boîte se trouvant à l’étal d’un musulman qui vendait aussi des pointes de flèches et de lances, et surtout ta chevalière impériale, portant le titre royal gravé sur une améthyste, la pierre de ton jour de naissance dans le zodiaque du Verseau, et personne n’en entendra jamais plus parler, car l’escamoteur avait graissé ton doigt épais pour la faire glisser, et ensuite ne la fit pas reparaître, même sous les plus âpres menaces que Napier adressa dès le lendemain à ses troupes.
Mais dans les semaines après que tu as été enterré et que ta famille a pris la voie des mers en direction de la ténébreuse terre des anges, l’anneau reparut dans le Wello, dans le clan de ces chiens infidèles de Mammadoch, qui se croyaient héritiers de Mahomet en personne, et que tu avais presque exterminés avec une cruauté de bête sauvage, des années auparavant, ayant pendu leur prince à un arbre et coupé les mains et les pieds de ceux qui ne voulaient pas croire à la résurrection d’entre les morts de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Un inconnu se serait alors présenté au milieu des musulmans en portant ton anneau, il aurait prétendu être toi, aurait raconté que les Anglais avaient enterré un simple sac de vêtements et aurait annoncé que tu reviendrais sur le trône d’Abyssinie, pour expulser les étrangers et pour les écraser, eux, les fils du mensonge, puis il avait disparu du milieu des musulmans avant qu’ils ne puissent le saisir et le réduire à l’état de poussière. Il s’était ensuite montré à Saba, là où un jour une belle et très riche reine, Negest Makéda avait fait s’ébranler la caravane qui l’avait conduite à Jérusalem où elle voulait se convaincre de la sagesse du roi Salomon, il s’était ensuite montré dans l’église de sainte Marie de Sion qui se trouve dans la plus sainte cité de ton royaume, Aksoum, levant même son doigt portant l’anneau d’améthyste vers le plafond où sont peints des anges et parlant de nouveau de ton proche retour, puis il s’était présenté dans mille autres endroits, sous tous les arbres verts et sur tous les sommets, si bien que ton successeur, placé par les Anglais sur le trône du pays, après que Magdala a péri dans les flammes qui n’ont pas laissé pierre sur pierre là-haut, sur le promontoire où s’était élevé ton pouvoir, ton successeur le nouvel empereur Tekle Giyorgis III, fils du pendu du Wello, a dû combattre une armée entière de Téwodros nés des peurs et des cauchemars des malheureux qui avaient vécu sous ton joug pendant treize années valant treize siècles. Des milliers de Téwodros, des milliers de lions de Magdala, des milliers de croix de preux en cotte de mailles et casqués, aux yeux de feu et aux barbes ardentes comme un buisson qui ne se consume jamais, chevauchant des croix transformées en chars de combat et levant vers les ciels africains le doigt à l’anneau d’améthyste, avaient envahi l’Éthiopie comme des criquets à face humaine, prophétisant que Téwodros reviendrait très bientôt pour coucher sous ses pas ses ennemis mortels. L’armée de fantômes ne se dissiperait lentement dans l’air brûlant, comme un mirage au-dessus des dunes, qu’après le remplacement de Giyorgis par Yohannes IV. Ils t’ont ensuite déplacé de caveau en caveau pour que toute trace se perde, et pour que soit anéantie l’adoration pour toi dans le cœur de ceux qui pensaient, comme cela arrive après tous les tyrans, qu’à ton époque c’était mieux.
Et n’était-ce pas mieux avant ? te demandes-tu à présent, tant que tu es encore en vie, bien que tu sois déjà mort en ton esprit qui prophétise, tant que tu peux encore utiliser tes yeux féroces, autrefois si limpides aux aurores de la Valachie, si beaux et si masculins dans le feu de minium et d’émeraude de l’Archipel, tant que tu peux encore sentir sous tes doigts le canon fleuri du pistolet qui t’a été offert, ironie du sort, par la reine qui n’aurait jamais imaginé que tu t’en servirais pour t’ôter la vie, tant que tu peux entendre le vacarme des soldats qui mettent à sac ta forteresse. Dans l’affliction et la solitude, tu as écrit durant toute la matinée de cette sainte journée de Pâques une épître à ton ennemi, le général Robert Napier, homme forgé au combat en Inde et en Chine, homme sans pitié comme tu l’es aussi, alors qu’il s’estime porteur de la civilisation et champion de la chrétienté, et qui a parcouru quatre cents miles entre Zula, où il a construit un port sur la mer Rouge spécialement pour envahir l’Éthiopie, et Magdala, à travers un pays sans routes ni ponts, véritable guêpier grouillant de combattants, avec des montagnes infranchissables et des cascades rugissantes, et des villages avec des femmes peinturlurées au lait de chaux et portant des ombrelles multicolores, avec des églises creusées dans le roc du sol, et partout des singes à gueule de chien, avec des moines édentés dans chaque recoin, avec des nuits plus étoilées et plus froides que nulle part ailleurs sur notre sphère toute bénie. Tu as écrit à ton ennemi comme si tu t’étais écrit à toi‑même, car tu n’avais plus personne à qui écrire, puisque ta mère Sofiana avait pris le voile pour s’unir au Christ et était peut‑être entrée dans la vie éternelle, et de toute façon tu ne lui aurais plus écrit, car qu’aurais-tu bien pu lui écrire ? « Mère bien-aimée, lumière de mes jours, apprenez que votre fils connaît la déchéance & a vendu son âme contre de l’argent comme autrefois Judas Iscariote, qu’il a sali de sang l’icône de la Toute-Pure à l’Enfant, qu’il a brûlé des saints lieux de prière avec les saints à l’intérieur, qu’il a taillé des mains & des pieds de chrétiens encore en vie, qu’il a empalé & émasculé sur la foi de rumeurs, suppositions & rêves, qu’il a violé princesses & reines, qu’il a soumis son peuple à un joug insupportable, qu’il l’a frappé à coups de fouet & de férule, qu’il n’a plus osé depuis des années tomber à genoux au pied du lit, près de sa reine arrogante mais pleine de zèle pour les choses saintes, pour dire un Notre Père avec elle, qu’il n’y a aucun mensonge, tromperie & parjure & pièges tendus à ses semblables qu’il n’ait commis au nom & au mépris de l’orthodoxie dont vous m’avez tant parlé autrefois, quand je me tenais contre votre corps qui m’était plus cher que la vie, à l’époque où je croyais que je serais un homme bon, parce que vous étiez bonne & que mon père était bon » ? Alors tu as trempé ta plume dans l’encrier et, par ennui et dégoût de la vie, tu as écrit à ton ennemi acharné :
Moi, Téwodros II, Roi des Rois & Empereur des Empereurs, Lion conquérant de la tribu de Juda, Époux de l’Éthiopie & Fiancé de Jérusalem, à Robert Napier, commandant des armées de Sa Majesté la Reine de la haute & noble Albion.
Général, sachez que par la volonté de Dieu je suis en bonne santé, ce que je souhaite aussi à votre Seigneurie. Je suis à présent entre vos mains, tout comme vous auriez été sans sabre & prosterné à mes pieds, si Celui qui voit tout n’en avait pas décidé autrement, en faisant que mon grand canon Sébastopol, sur lequel je comptais comme sur un archange céleste, a crevé au premier coup, au désespoir de mon armée qui s’est ainsi vue castrée & rendue impuissante. Car ce canon était miraculeux & pouvait détruire d’un seul coup tout un escadron, & s’il avait fonctionné il aurait réduit votre armée en miettes. Alors défaites-vous de votre orgueil & épargnez ma cité capitale, car aucune victoire ne tient à la puissance des armes, mais à la volonté de la Providence divine.
Quoi ? Vous êtes venu pour libérer d’entre mes mains les étrangers qui ont rempli le pays avec leurs bibles, ces papistes & ces hérétiques protestants qui veulent nous apprendre le saint Évangile ? Mais ne saviez-vous pas que mon pays a son propre Évangile depuis des siècles, plus ancien & plus saint que le vôtre, & qu’il est le Kebra Nagast, la Gloire des Rois, que même les enfants connaissent d’un bout à l’autre, ici en Éthiopie ? Il contient l’histoire vraie de Salomon, fils de David, & de la reine de Saba, fondement de la maison impériale d’Éthiopie, une histoire que vous ne connaissez pas, mais qui est réelle & que toute âme dans l’espace de mon grand empire connaît. Ses pages contiennent aussi nombre de trésors de sagesse & de récits légendaires sur les temps des patriarches, & les miracles que Jéhovah a faits en menant son peuple dans le désert, sous la nuée, & l’histoire vraie de l’Arche de Dieu. Nous n’avons pas besoin d’un autre livre saint, car il ne s’en trouve au monde aucun qui soit comme le Kebra Nagast.
Ou peut-être êtes-vous venu avec vos milliers de soldats pour nous apprendre comment doivent se comporter les chrétiens ? Je n’ai vu de vous que le feu, le sang, l’arrogance & le mensonge. Oui, j’ai vu aussi l’obéissance parfaite, & l’ordre, & la volonté unique, que j’ai admirée, même si c’est celle de tout piétiner. Car c’est de vous, hommes de l’Occident, que parlait le rêve de Nabuchodonosor rapporté par Daniel, quand il dévoilait le quatrième royaume, celui du fer, qui brise tout par la puissance du fer. Vous avez réduit en esclavage les Amériques, vous avez plongé la Chine dans un épais nuage d’opium qui la ronge jusqu’à la moelle. Même les poissons des mers fuient devant vos navires, car ce ne sont pas les voiles ailées qui les guident sur la surface des eaux, mais le goudron & la fumée épaisse des diableries allemandes. Voici que c’est au tour de la mère de l’humanité, mon Afrique noire & tatouée, aux cent mamelles & mille larmes, d’être profanée & pillée par vous, au mépris des enseignements du Christ qui a été cloué sur le bois pour le salut des nations, comme le Serpent d’airain brandi par Moïse dans le désert.
En m’enlevant le trône aujourd’hui, apprenez, Général, que vous anéantissez un rêve. Moi, Négus des Négus & lumière de l’Éthiopie, j’ai voulu faire de ce pays une terre où coulent des ruisseaux de miel & de lait, sillonnée de routes pleines de commerçants, aux contrées pacifiées, aux hérésies coupées à la racine. J’ai souhaité être béni par un peuple sur lequel la pluie arrive en son temps & qui a les mains remplies de pain. J’ai voulu écraser le dragon mahométan qui empoisonne les territoires du nord, pour élever la sainte Croix sur tout mon empire, contrée des saints de la vraie foi. J’ai désiré apporter ici, pour les enraciner dans notre terre rouge, le chemin de fer, les métiers à tisser & les fabriques d’armes à feu, & élever des constructions grandioses, comme dans les villes de l’Occident, que je n’ai pas vues avec les yeux mais seulement avec l’esprit, & mon esprit s’est émerveillé devant leur grandeur. J’ai voulu arracher le peuple à des siècles cruels de luttes intestines, une époque que nos lettrés nomment le Zemene Mesafent, l’Ère des Princes, & le conduire à la paix & à la lumière. J’ai considéré les dons de la Reine Victoria, son inoubliable épître à nous adressée, le plateau en argent, la paire de pistolets & la bienveillance de Sa Majesté comme le début d’une époque nouvelle, & nous avons été cruellement trompé dans notre confiance. J’ai fait l’union de l’Église orthodoxe éthiopienne Tewahido sous le signe de l’Homme-Dieu Jésus-Christ, créature où l’homme & le Dieu ne peuvent être séparés, alors que vos prêtres & les papistes tiennent le langage mensonger & hérétique, dans les Évangiles, d’un Dieu parlant tantôt uniquement en tant qu’homme & tantôt uniquement en tant que Dieu. Sous mon règne, Christ a été Dieu même dans les entrailles de Sa Mère, & j’ai frappé avec cruauté ceux qui, suivant la foi Qibat, proféraient le mensonge qu’Il n’aurait reçu l’état divin qu’à Son baptême.
Si ce maudit canon Sébastopol ne s’était pas fendu au premier coup, nous privant de l’aile angélique qui nous aurait apporté la pleine victoire, j’aurais vaincu votre orgueil & j’aurais poursuivi tout cela en roi éclairé & doux & juste, dont la mémoire serait célébrée pendant des siècles, & jamais le trône d’Éthiopie n’aurait été dépourvu d’un héritier de mon sang. Mais pour le prix de mes lourds péchés, il apparaît qu’autre est la volonté de Celui qui vole sur les chérubins, & que mon sort est de périr bientôt, au terme d’un demi-siècle en ce monde, sur la rouge terre de l’Éthiopie. Aujourd’hui, je suis semblable à Job, nu & couvert d’ulcères sur son tas de fumier. Mais du plus profond de mon âme, par mes derniers mots, je vous conjure au nom de Dieu de prendre pitié de Magdala & de l’impératrice & de notre fils, Alemayehu, pour que le monde vous soit propice, comme il l’a été jusqu’à présent, & pour que vous sortiez vainqueur de toutes les batailles. Demeurez en bonne santé, dans la protection de la Sainte Trinité & de la Mère de Dieu, la Vierge Marie.
J’ai rédigé cette lettre de ma main, moi, Roi des Rois Téwodros II, à Magdala, en ce saint jour de Pâques de l’an de grâce 1868.
Tu as cacheté la lettre et tu as imposé sur la cire ta chevalière à l’améthyste. Ensuite, alors que se rapprochait le vacarme des soldats dévastant une à une toutes les pièces de la forteresse, et que les cris déchirants des femmes, de tes nombreuses concubines, des domestiques des cuisines comme des religieuses de l’infirmerie, signalaient qu’ils sacrifiaient à des désirs impurs, alors que l’odeur de fumée montrait aussi que Magdala était en flammes et que, dans quelques jours, elle ne serait plus qu’un tas de cendres au sommet du promontoire qui, autrefois, avait paru invincible, toi, tu as serré entre tes mains ton visage bouffi aux cheveux grisonnants et huileux, couvrant tes oreilles de tes doigts chargés de bagues, tu as fermé les yeux et tu t’es retrouvé dans l’icône d’or et de sang de ta vie, aussi confuse et mystérieuse que n’importe quelle vie quand on la considère depuis les marécages de la chair, car ce n’est que d’en haut que le dessin devient aussi clair que les lignes de la main et que l’on peut y discerner les lettres des meurtres, des baisers, des tendresses, des éclairs de couteaux, des paysages d’îles et d’étoiles, des souvenirs et des rêves fous, des ventres ouverts et des boyaux extirpés dans des puanteurs de fosse, et du hennissement des chevaux et du musc d’entre les cuisses des femmes, et de la peur du Jugement auquel personne n’échappe. Tu as vu ta vie défiler dans l’éternité d’un instant, comme le pendu entre la chute dans le vide et la rupture de la moelle dans la nuque, et tu as pleuré de colère et d’impuissance. Tu as été le plus petit de ta famille, comme Saül et comme David le Psalmiste, tu as servi dans la maison de seigneurs qui ont fait ton bien et que tu as récompensés par le mal, tu as brigandé sur les mers de saphir et d’émeraude, et finalement – comme le papillon qui sort humide de son cocon avant d’étirer ses ailes de soie jusqu’au ciel – tu es devenu le dernier prince de l’Ère des Princes et le Roi des Rois sous les ciels fleuris de l’Afrique.
« Seigneur, Dieu des Armées – as-tu murmuré en toi-même, seul avec toi-même, les sens scellés –, pourquoi m’as-Tu donné de naître si tout doit avoir une fin ? Pourquoi as-Tu tissé le fil de ma vie sur la trame de Tes jours et de Tes nuits ? Pourquoi mêles-Tu continuellement, à chaque instant, la vanité et le rêve de nos vies sur terre ? » Et tu n’as reçu aucune réponse, car tu ne portes pas l’Ourim et le Thoummim sur ton éphod, et comme Simon le Mage, tu n’as ni place ni postérité dans l’histoire sainte. La désobéissance, dit Jéhovah par la voix de ses prophètes, est un péché égal à celui de la magie, et la résistance à sa volonté un crime égal à celui de l’idolâtrie. Le dernier visage qui perce ton cœur est celui de ta première impératrice, Tewabech Ali, que tu appelais, lorsque tu étais avec elle et en elle, ma colombe, Porumbița, mot valaque, de cette langue dans laquelle tu rêvais encore, l’impératrice que tu as aimée dans ton cœur parce que tu avais vu dans ses yeux les yeux de la femme de ta vie, celle dont tu gardais toujours le portrait sur toi, comme une icône.
Tu revoyais son visage brun et ses lèvres d’ébène et ses seins d’idole et ses parties honteuses noires comme du jais, mais aussi l’innocence dans ses yeux de pouliche qui brillaient sous la lourde couronne de perles, à l’époque où elle régnait près de toi sur le trône jumelé au tien, lorsque tu as sorti une des balles dorées de son lit de satin, l’as fait tourner entre tes doigts, l’as approchée jusqu’à y voir ton visage barbu et l’as posée sur la table couverte de broderies représentant des scènes du Pentateuque. Tu as pris dans la boîte le pistolet du haut, puis les outils de chargement. La poudre, tu ne t’en séparais jamais, puisque tu en assaisonnais parfois tes plats, à la place du sel, pensant que son parfum de salpêtre te donnerait de la force. Tu as chargé le pistolet et tu en as observé la perfection : si tu l’avais eu à Chios ou à Pétra ! Sous sa menace, tu aurais mis à genoux les Maures et les palikares comme devant une icône faiseuse de miracles ! Cette crosse en palissandre aux incrustations magistrales ! Ces enroulements d’ivoire ! Cette résille d’or sur le mécanisme, lui-même forgé dans un acier irréprochable ! Lourde en main, arme de confiance, porteuse d’une mort certaine, douce comme un fruit mûr. Tu relèves le chien et un petit cliquetis de rouage se fait entendre, l’huile fine te salit les doigts. Les premiers Anglais, uniformes de feutre bleu, impétueux, envahissent la pièce dans des hurlements dignes de la Géhenne, dans une fumée épaisse et noueuse, et alors seulement tu reprends tes esprits et tu sais que c’est la fin, et, dans les affres de la mort mais déterminé et sans apitoiement, tu dis le Notre Père en roumain, « qui es aux cieux… que Ton règne vienne, que Ta volonté soit faite… », mais ton cœur est endurci et ne s’attendrit pas aux paroles de la prière du Christ, et à peine as-tu dit Amen que tu enfonces le canon du pistolet dans ta bouche, tu en sens le goût de fer sur ta langue, l’espace d’un instant, tu appuies le canon contre ton palais, tu entends un soldat te crier quelque chose tandis qu’il court vers toi les yeux exorbités, puis tu appuies soudain sur la détente et le monde se brise et ta vie prend fin et ton histoire peut commencer, tressée à toutes les histoires qui étincellent comme des fils d’or sur l’éternel métier à tisser des jours et des nuits.
Mircea Cărtărescu, Théodoros, traduit du roumain par Laure Hinckel, © Éditions Noir sur Blanc, 2024
En librairie le 22 août