Roman (extrait)

Blackouts

Écrivain

Le narrateur a connu Juan à l’hôpital psychiatrique, et le retrouve dans une mystérieuse résidence queer, en plein désert. Juan lui demande de poursuivre ses recherches sur une anthropologue, oubliée, au temps où l’homosexualité était une maladie. Le deuxième roman de l’écrivain américain Justin Torres, lauréat du National Book Award et traduit aux Éditions de l’Olivier par Laetitia Devaux, est fait d’archives réelles, ou non – un collage du souvenir, de l’effacement, de l’histoire des homosexuels. Premières pages inédites.

J’étais venu au Palais parce que l’homme que je cherchais y avait une chambre. Il attendait à la sortie de secours, appuyé contre le chambranle, non pas maigre mais squelettique ; les lèvres rabougries et craquelées ; la peau tendue sur le crâne. Je l’ai reconduit à son lit, d’où il m’a observé, affable mais farouche. La vie brûlait dans ses yeux, comme si son esprit avait quitté ses chairs pour se concentrer là, dans ces iris luisants et vitreux entourés d’un blanc laiteux immaculé. Même mourante, sa voix était vive, claire, et quand il parlait, c’était sans difficulté, sans sifflement, sans confusion (en tout cas, jusqu’à ses derniers instants, où il a sombré dans le délire, racontant des absurdités et récitant de la littérature). Je lui ai dit que je lui tiendrais compagnie et ferais office d’infirmier pour lui tout le temps qu’il faudrait. En vérité, je n’avais nulle part où aller, ce qu’on savait tous les deux. Juan a insisté pour que je reste au Palais et que je reprenne sa chambre après sa mort. Il m’a demandé d’achever un projet qui l’avait un jour consumé, l’histoire d’une femme qui portait le même nom que lui. Mlle Jan Gay. « Allez, il a dit avec un clin d’œil, presse les mains de ta mère pour lui assurer que tu le feras. » Une allusion à une scène célèbre que j’étais incapable de resituer ; ça n’avait rien d’une plaisanterie. J’ai pris ses mains, tout en jointures et doigts osseux, dans les miennes. Il était proche de la mort, et je lui aurais promis n’importe quoi.

« “Mais je ne comptais pas tenir ma promesse. Du moins jusqu’à ces derniers temps, quand j’ai commencé à me remplir de rêves.” D’où ça vient ?

— Je ne sais pas, Juan. Mais celle-là, je vais la tenir. J’en ai bien l’intention.

— Tout le monde ne lui donne pas le même nom, a-t-il dit. Yahn, Jan ou encore Helen. La fée sacrée, la mère de Dieu. Notre Père qui es au milieu. »

 

 

J’avais pris la route pour le Palais avec mes derniers sous, seul après avoir tout perdu dans la grande ville. Je n’avais pas de travail, pas de diplôme et pas de royaume, pas le cœur à l’ouvrage, pas de souteneur. J’ai acheté un billet de car, destination l’ouest, destination une petite ville à des milliers de kilomètres et plusieurs jours de là – ce lieu où je soupçonnais Juan de s’être retiré. Je n’avais qu’un sac polochon bourré de vêtements. Heure après heure, j’ai contemplé le paysage qui changeait derrière les vitres graisseuses. Lorsque j’ai voulu nettoyer cette pellicule avec le bout de ma manche, ç’a produit un halo, comme l’astuce de la vaseline dans les gros plans hollywoodiens d’autrefois. Et je me suis vu avec mon nez sans cicatrices, mes boucles noires domptées, la dureté de chacun de mes traits adoucie dans le reflet.

 

Au fil du voyage, on a enchaîné les cars et les chauffeurs. L’un d’eux était séduisant, brun et bien bâti. Ses yeux souriants pétillaient dans le rétroviseur et il annonçait chaque arrêt avec une jovialité sympathique. À mesure que des places se sont libérées, je me suis avancé depuis le fond jusqu’à être assis à sa droite, à peine en retrait, assez proche pour remarquer les poils qui poussaient de chaque côté de ses phalanges. « Regarde, m’a-t-il dit, le car va bientôt complètement se vider. Au dernier arrêt avant de franchir la Big Muddy. » Et ça s’est passé comme il a dit, tout le monde est descendu ; on n’était que tous les deux à faire la traversée. La rivière était large, impétueuse et boueuse, c’est vrai, d’une couleur chocolat au lait qui m’a fait penser à Pâques et à ces lapins enveloppés dans du papier d’aluminium avec leurs yeux morts en sucre candi. Il m’a demandé quelle était ma destination, je la lui ai donnée, et il m’a répondu : « Ben c’est pas moi qui te conduirai jusque là-bas. » Puis son humeur a changé, il a cessé d’en faire des tonnes, se contentant d’un signe de tête à ceux qui montaient à bord. Lorsqu’un nouveau chauffeur l’a remplacé – scrupuleux et sans saveur –, je n’ai pas vraiment eu peur, mais j’ai senti le courage me quitter. Ça m’a refroidi. « Tout chemin mène à s’aimer », ce refrain me trottait dans la tête, mais d’où provenait ce vers insupportable ? D’un livre, d’un film, d’une comptine ? Je ne savais plus. J’ai repris ma place au fond du car. Les voyageurs qui sont montés par la suite étaient différents – ils me paraissaient exotiques, tournés vers l’intérieur, hostiles aux zones côtières –, puis le paysage s’est vraiment aplati et l’horizon élargi dans toutes les directions, de sorte que le ciel s’est fait plus vaste et plus voûté. Je me suis aperçu que je pouvais contempler le désert sans jamais me lasser de ces nouveaux pigments issus de la terre – nouveaux pour moi, en tout cas –, rosés et cuivrés, sable et argile.

 

On a atteint mon arrêt au petit matin et je suis descendu du car avec l’espoir de continuer en stop, mais il n’y avait pas beaucoup de passage. J’ai attendu plusieurs heures au bord de la route près d’un petit mesquite. Son ombre dérisoire a disparu sous le soleil de midi et la poussière m’a saisi à la gorge. Lorsqu’une cinquantième voiture, d’après mes calculs, m’a dépassé en trombe, j’ai commencé à désespérer, puis des feux stop sont apparus comme un mirage et j’ai entendu un crissement de pneus sur le bas-côté gravillonné. Des touristes européens, un couple. « Vous n’avez pas l’air particulièrement menaçant », m’a dit le type. Il a proposé de me conduire jusqu’à ma destination. La femme s’est renfrognée ; j’ai compris qu’ils étaient en pleine dispute et que je devais servir de diversion, alors j’ai tenté de bavarder un peu, mais la femme n’a pas mis longtemps à reprendre le fil de leur altercation dans un flux de chuchotements accusateurs en langue étrangère, et moi, à retourner au paysage.

On a roulé longtemps comme ça, en nous enfonçant dans le désert, jusqu’à une ville encore plus petite, un village en fait, à la recherche du Palais, de Juan, jusqu’à ce que je le trouve à l’entrée, squelettique.

 

 

Dans une autre vie, près de dix ans plus tôt, Juan et moi nous étions fréquentés dix-huit jours au total ; je n’avais alors que dix-sept ans. Il paraissait déjà fragile à l’époque, bien que doté d’un esprit vif et d’une grande faculté d’attention. Mes grands-parents étaient encore relativement jeunes, ils approchaient de la soixantaine, je n’avais donc aucune expérience du grand âge que Juan avait selon moi atteint, et j’étais intimidé par la peau sèche et marbrée sur ses bras et ses mains, ainsi que par les nombreuses rides au coin de ses lèvres et de ses yeux. « Ma sénescence, disait Juan. Un affront à la jeunesse et à la beauté. » Et même si je savais qu’il me taquinait, j’éprouvais de la répulsion – pas pour lui, mais pour la vieillesse en tant qu’idée abstraite. J’étais incapable de me représenter mon corps d’adolescent qui se détériorerait en succombant au grand âge. Sur le moment, j’avais observé celui de Juan et je m’étais dit : Pas question que ce corps soit mon avenir.

 

 

Le Palais, monumental, se dressait dans la rue poussiéreuse. Un bâtiment du désert entièrement délabré. Le stuc autrefois blanc était maintenant ivoire sale, écaillé çà et là, laissant apparaître la brique en dessous. J’ignorais comment on avait pu lui donner un tel nom – il n’y a pas de palais dans ce pays. Dans le temps, ç’avait dû être un hôtel ou un asile majestueux. Les larges débords de la toiture étaient soutenus par des corbeaux sculptés, et au-dessus de l’entrée, au sommet de la façade, se trouvait un trèfle à trois feuilles qui me faisait penser à l’as de trèfle dans un jeu de cartes, peut-être autrefois un clocher-pignon, mais qui n’abritait plus de cloche et se contentait d’encadrer le ciel azur. L’escalier en marbre avait jauni, l’intérieur était subdivisé de façon anarchique en petites chambres aux cloisons en plâtre peintes et au mobilier dépareillé. Les grandes portes étaient verrouillées et blanchies à la chaux. J’ignorais qui s’occupait du Palais ; sans doute une association caritative ayant pour but d’aider les sans-famille. Juan avait sa propre chambre avec un bureau, un miniréfrigérateur, une plaque chauffante, un petit placard et un lit simple presque à ras du sol. Des livres couraient le long des plinthes. Il était autorisé à recevoir de la visite le matin et l’après‑midi à des heures précises, mais il laissait sa fenêtre entrouverte et, la nuit, j’empruntais l’escalier de secours pour me faufiler dans sa chambre, où je m’asseyais au bord du matelas. On parlait. J’avais beaucoup de questions à lui poser, et beaucoup de temps à tuer sans autre endroit où aller. Je passais certains soirs avec des hommes, des michetons que je levais au bar du village appelé Le Dépôt. Ou que je dégotais en rôdant autour du véritable dépôt de bus, ou encore en draguant dans les toilettes, mais je me suis vite aperçu que je ne voulais être nulle part ailleurs que dans cette chambre, avec Juan. Je préférais passer la nuit au lit contre lui, là où je pouvais sentir ses os et sa peau parcheminée, respirer son haleine fétide et savoir qu’il était toujours là.

 

 

Juan n’avait que peu d’estime pour les autres résidents, des âmes errantes qu’il qualifiait de « volée de vieux canards queer ». Je n’avais jamais entendu une expression pareille. « Ils sont tous aigris, disait-il, ou brisés. Ou cinglés. » La cuisine, les toilettes communes, les douches ; pas un endroit du bâtiment n’était correctement ventilé. L’odeur des résidents – musc, merde, crasse et plats brûlés – s’incrustait dans les chambres. Juan préférait ne pas s’aventurer au-delà de sa porte. Il se nourrissait exclusivement de soupe en boîte, tomate à la crème ou lentilles, que je lui faisais réchauffer en plaçant la boîte à même la plaque de cuisson. Puis je l’aidais à se redresser et je le regardais faire aller et venir sa cuiller entre la boîte et sa bouche d’un geste délibéré mais tremblant. Ensuite, pendant qu’on parlait, il arrachait des petits bouts de papier peint à côté du lit avec toute la finesse que ses doigts lui permettaient. « Juste en dessous, le papier est encore plus beau », disait-il. Il avait mis au jour un pan de la taille d’une assiette dont le motif représentait une scène de cirque dans un style élégant et désuet : des caniches roses qui bondissaient à travers un cerceau, un éléphant en équilibre sur une patte perché sur un petit tabouret, des clochards qui jouaient les clowns. « J’aimerais avoir révélé tout le mur avant de mourir, mais ça n’arrivera pas, si ? »

Je ne parlais pas de l’après, je me contentais de petits mensonges à propos de l’avenir. « Un de ces jours, je t’achèterai une casserole. Et un bol. Et je te regarderai manger dignement. »

 

 

Le grand projet, à terminer après la mort de Juan, avait à voir avec une chemise en carton remplie de bouts de papier, des coupures de journaux, des photographies et des notes griffonnées, ainsi que deux énormes ouvrages au texte presque entièrement raturé. Ceux-ci constituaient une étude en deux tomes intitulée Sex Variants: A Study of Homosexual Patterns.

D’emblée, j’avais ressenti le magnétisme et le mystère de ces ouvrages ; un travail d’observation rigoureux devenu œuvre d’effacement. Je m’étais interrogé sur le rapport entre Juan et la Mlle Jan Gay mentionnée dans l’introduction. Je lui ai demandé s’il avait un lien de parenté avec elle. « Non, non. » Et pourtant, m’a-t-il dit, j’avais raison de penser que leur lien « était plus profond qu’une similitude de nom ». Il s’est arrêté là.

Je ne comprenais pas pourquoi, mais depuis mon arrivée, une fois obtenue la promesse de poursuivre le projet, Juan avait paru se désintéresser des ouvrages ; il se tournait vers le mur et son papier peint, et j’avais du mal à obtenir une quelconque explication. Je l’interrogeais malgré tout sur l’étude et les déviants sexuels qu’elle décrivait, sur Jan Gay, sur la personne qui avait noirci tout ce texte, et pourquoi. Était-ce Juan lui-même ? « Non, non. » Il avait trouvé les livres comme ça, raturés jusqu’à ne plus former que des petits poèmes et autres observations. Il a laissé entendre qu’il m’en dirait plus au fil du temps, qu’il voulait d’abord tout savoir de ma vie et ce que j’étais devenu dans la décennie ayant suivi notre rencontre. Juan savait me faire parler malgré moi ; les mots jaillissaient comme sous l’effet d’une force hypnotique.

 

 

Juan s’inquiétait pour moi. Le Palais, disait-il, attirait les types qui croulaient sous les ennuis. Il m’a demandé, d’un ton sincère, si j’étais en cavale, encore une expression qui ne m’était pas familière, et même après ses explications, les notions de cavale et de planque ont continué à me paraître drôles, aussi désuètes que le papier peint.

« En cavale pour fuir qui ça ? Les flics ? Des créanciers ? Un mac ?

— Pour fuir qui », m’a-t-il corrigé. Et après quelques instants, il a ajouté : « Peut-être ton esprit, alors. »

L’abat-jour en chanvre de la lampe de chevet réchauffait l’atmosphère, et ses yeux bruns se sont mis à luire d’une couleur extatique qui ressemblait à une liqueur. Je n’en revenais pas de cet éclat et d’une telle incongruité, car le reste de son visage n’était qu’un masque mortuaire.

 

Dans le centre, autour du Palais, les bâtiments et les rues gardaient la chaleur du jour et la diffusaient pendant la nuit. Des nuits infernales, sans échappatoire. Le lit était petit. Le ventilateur de plafond ne fonctionnait qu’à la vitesse la plus lente.

« Comme si tout ici était en permanence réglé sur un tempo langoureux, hein, nene ? disait Juan. Le ventilateur et l’air, toi et moi, même le temps. »

 

Je me pavanais dans la chambre en sous-vêtements de coton blanc. Je ne m’habillais que pour sortir, et encore, sans enfiler grand-chose. Pour éviter d’avoir trop chaud, et surtout dans l’espoir de provoquer de l’excitation chez Juan, mais il flirtait rarement. Il passait son temps sous un drap de lit léger, même si j’avais souvent vu son corps en l’accompagnant aux toilettes au bout du couloir. Au début, je cherchais à m’épargner le choc de son squelette, mais avec le temps je me suis habitué à sa maigreur et je regardais ses os et ses articulations se mouvoir sous sa peau avec une troublante et effroyable beauté.

Juan ne dégageait que très peu de chaleur corporelle, mais lors des nuits les plus brûlantes, tout contact physique, même le plus insignifiant, se révélait insupportable, et je quittais le lit pour me coucher à même le sol. Il était impossible de trouver le sommeil, alors on n’essayait même pas. La voix de Juan flottait jusqu’à moi. Il aimait me mettre en transe, il était doué pour ça ; si doué que j’avais l’impression que, une de ces nuits, je risquais de ne jamais en sortir.

 

 

« Raconte-moi encore le trou noir qui a provoqué le dégât des eaux. Ferme les yeux. Qu’est-ce que tu vois ?

— Je suis chez moi, en ville. J’ai presque fini de tout nettoyer. La vaisselle sèche sur l’égouttoir, à part une lourde marmite qui a besoin de tremper. J’avais préparé un énorme repas comme au bon vieux temps, rien que pour moi, puis je me suis aperçu que je n’avais pas faim, alors j’ai tout rangé. Je mets la marmite dans l’évier et je tourne le robinet. Je me dis : Laisse l’évier se remplir.

— Puis plus rien ?

— Rien. Le néant. »

 

 

Dans le salon, je vois de l’eau qui coule par terre. Un petit ruisseau serpente jusqu’à un pied du canapé où il se divise puis se reforme. J’entends ma logeuse crier au meurtre. Je me dis : Il l’a vraiment fait, cette fois. Les hurlements proviennent d’en bas, de chez elle. Je me réveille en sursaut, alors qu’en principe je suis déjà réveillé, et même debout ; je reviens à moi. Je cours à la cuisine, l’eau dégouline du plan de travail et s’étale par terre sur cinq centimètres de fond, et tout à coup, surgit un gémissement improbable. La chambre des propriétaires se trouve juste en dessous, c’est leur plafond qui gémit, qui s’effondre, qui s’ouvre en grand. Je ne vois pas, mais j’entends : le plâtre, le ventilateur et le lustre qui s’écrasent.

 

En haut des marches, la logeuse frappe à ma porte en criant mon nom, en invoquant Jesucristo, en hurlant au sujet de l’eau, et qu’est-ce que j’ai fait ? J’ouvre – cette façon qu’elle a de me regarder, de me fixer sans me voir –, je dis : « C’est bon, c’est réglé. » Elle se précipite et jette par terre des serviettes, des draps, la couette, tout ce qui peut absorber l’eau ; je m’excuse, une bêtise, j’ai laissé le robinet ouvert. Elle n’a pas l’air d’entendre. Ce dont je me souviens ensuite, c’est de l’avoir suivie en bas, dans la chambre, et d’être tombé sur son mari. Imperturbable, toujours en train de dîner. Il est assis sur l’unique petit coin du lit encore sec, et il mange – de la viande rognée sur un os. Pas du poulet ; plutôt de la queue de bœuf ou de l’agneau. Ils devaient être à table. Le lit est tout salopé ; tous ces dégâts, c’est horrible. Des langues de plâtre détrempé pendent du plafond. Le trou au-dessus. Ç’a a révélé les poutres qui nous séparent, le dessous de mon plancher. Par les interstices, je distingue la lumière de ma cuisine ; l’eau continue à couler, plus doucement maintenant, sur le matelas, la commode. Le flegme du mari sonne comme un reproche à sa femme qui pleure de vraies grosses larmes mouillées. Je ne comprends pas tout ce qu’elle dit, c’est souvent des phrases toutes faites, mais je saisis l’essentiel : elle exige une explication, pas de moi, mais apparemment de Dieu, comment j’ai pu faire une chose pareille ? Je suis pris d’une culpabilité si profonde que j’en ai des vertiges, mais je ne peux pas détourner mon regard du mari, ce mari qui mange. C’est répugnant. Son silence, je m’en rends compte, m’est destiné, comme s’il cherchait le mauvais sort adéquat, la meilleure façon de m’expédier en enfer. J’ai peur de vomir. Mais c’est comme s’il ne me voyait pas, lui non plus, en tout cas il ne me regarde pas. Il regarde droit devant lui, et il mastique.

 

 

« Qu’est-ce qu’il y a ? Pourquoi tu t’arrêtes ?

— Le plat que j’ai laissé à tremper dans l’évier. Ce n’est pas une marmite… Je ne me souviens pas du mot.

— C’est parce que tu ne parles presque pas espagnol, nene. Tu n’as jamais pris la peine de l’apprendre, hein ?

— En fait, mon père…

— Quoi, ton père ?

— Il le parlait, mais pas avec nous, plutôt contre nous. Tu vois le genre ?

— Je vois. Tu en veux à ton vieux. Et ton vieux t’en veut. Mais personne ne devrait avoir à enseigner ou à apprendre.

— Dis-moi le mot.

— El caldero. Comme pour une sorcière. Continue. Ferme les yeux.

— Ce que je vois ensuite sans doute, c’est le nettoyage. Des heures et des heures. Trimballer le plâtre détrempé jusqu’à la rue. Les sacs en plastique noir ultra-résistant remplis de cochonneries gorgées d’eau. La maison est très vieille, les plâtres sont d’origine. Dans le bordel, un tas de photos qui devaient être sur la commode, ou par terre près du lit, que la logeuse récupère et détache les unes des autres avec précaution pour les faire sécher sur un torchon posé sur le radiateur. Clairement, beaucoup sont foutues. Des vieilles photos qui datent de l’époque où elle vivait sur son île, des tirages en noir et blanc sur papier glacé avec des rebords blancs crénelés. Irremplaçables. Chaque fois qu’elle regarde vers le plafond, vers l’étage, le mien, je tressaille. J’aimerais pouvoir décrire l’expression sur son visage.

— Essaie.

— Oh, je ne sais pas… comment est-ce qu’on décrit une expression ? La tension de ses traits et de son cou s’est relâchée, ses joues, ses sourcils et ses lèvres se sont affaissés, son menton s’est abaissé… Je ne sais pas quel est le bon mot… déconfite, peut-être ?

— Un joli mot.

— D’où il vient ? Je suis sûr que tu le sais.

— Eh bien, on peut confire les oignons ou le canard.

— Et le citron.

— Et le citron.

— Mais certaines choses peuvent-elles se déconfire ?

— Ça arrive. Le visage des logeuses, par exemple. Mais continue à décrire le trou noir.

— Quand est-ce que ça sera à ton tour ? Je suis venu ici pour toi.

— “Je suis venu à Comala parce que j’ai appris que mon père y vivait…”

— Comala. C’est quoi ? Je le sais, pourtant. Je l’ai su, un jour.

— Bientôt, ce sera à mon tour, mais tu dois d’abord me raconter toute l’histoire. C’est très important de ne négliger aucun détail.

— Sur la logeuse ?

— Sur le trou noir, le dégât des eaux, tout ce qui t’a conduit ici. »

 

Justin Torres, Blackouts, traduit de l’anglais (États-Unis) par Laetitia Devaux, Éditions de l’Olivier, 2024
En librairie le 19 août

 


Justin Torres

Écrivain, Maître de conférences en littérature anglaise à l'Université de Californie