Le polonais
1. La femme est la première à lui donner du mal, suivie peu après par l’homme.
2. Au début, il a une idée très claire de la femme. Elle est grande et élégante ; ce n’est pas une beauté au sens conventionnel du terme, mais sa chevelure brune, ses traits – yeux bruns, pommettes hautes, lèvres pulpeuses – sont frappants et sa voix grave de contralto a un charme magnétique suave. Sexy ? Non, elle n’est pas sexy et absolument pas séductrice. Elle était peut-être sexy quand elle était jeune – comment ne pas l’être avec une telle silhouette ? – mais à présent qu’elle a une quarantaine d’années, elle aime conserver une certaine distance. Elle marche – et cela se remarque particulièrement – sans se déhancher, en semblant glisser sur le sol, très droite, majestueuse même.
Voilà comment il résumerait son apparence. Quant à son moi, son âme, elle a le temps de se révéler. Il est convaincu d’une chose : c’est une femme bien, gentille, sympathique.
3. L’homme est plus problématique. En théorie, là encore, il est parfaitement clair dans son esprit. C’est un Polonais, un homme d’environ soixante-dix ans, vigoureux pour son âge, un pianiste, un célèbre interprète de Chopin, mais un interprète controversé : son Chopin, loin d’être romantique, est plutôt austère, un Chopin héritier de Bach. Il se démarque en cela sur la scène classique, suffisamment pour attirer un public restreint mais averti à Barcelone, la ville où il a été invité et où il va rencontrer la femme élégante à la voix douce.
Dès que le Polonais entre dans la lumière, il commence à changer. Avec sa magnifique crinière argentée, son interprétation caractéristique de Chopin, le Polonais promet d’être un personnage singulier. Mais sur le plan de l’âme, des sentiments, il est d’une opacité troublante. Quand il est au piano, il joue avec âme, c’est indéniable ; mais l’âme qui le gouverne est celle de Chopin, non la sienne. Et si cette âme semble curieusement sèche et sévère, elle indique peut-être une certaine aridité