Roman (extrait)

Martyr !

Poète, écrivain

Sa mère était dans l’avion abattu par États-Unis en 1988. Il venait de naître dans un pays qui cultive le culte des « martyrs ». Cyrus Shams, qui cherche à écrire des poèmes sur le sujet, est sans doute un alter ego du poète irano-américain Kaveh Akbar. Un jeune homme alcoolique, perdu, drôle, qui rencontre une artiste dont la performance consiste à mourir de cancer au Brooklyn Museum. Premier roman, à paraître chez Gallimard, traduit par Stéphane Roques.

Cyrus Shams

UNIVERSITÉ DE KEADY, 2015

Peut-être Cyrus avait-il pris les mauvaises substances dans le bon ordre, ou les bonnes substances dans le mauvais ordre, mais quand Dieu finit par lui répondre après vingt-sept ans de silence, ce que Cyrus voulut plus que tout, c’était une confirmation. Une clarification. Allongé sur son matelas qui puait la pisse et le Febreze, dans sa chambre qui puait la pisse et le Febreze, Cyrus fixa les yeux sur la seule ampoule de la pièce, impatient qu’elle clignote à nouveau, que Dieu lui certifie que le clignotement était un acte divin et pas seulement une conséquence de l’installation électrique foireuse du vieil appart.

« Fais-la clignoter », se dit Cyrus, pas pour la première fois de sa vie. « Un seul petit clignotement et je vends toutes mes affaires, je m’achète un chameau. Je prends un nouveau départ. » Toutes ses affaires, en ce moment, consistaient en un tas de linge sale et une pile de livres empruntés dans diverses bibliothèques et jamais rendus, poésie, biographies, La promenade au phare, Mon oncle Napoléon. Mais qu’importe, tout cela : Cyrus ne plaisantait pas. Pourquoi le Prophète Mahomet devrait-il recevoir la visite d’un archange ? Pourquoi Saül devrait-il voir resplendir la lumière du ciel sur la route de Damas ? C’était facile de trouver la foi la plus fervente après avoir été si clairement frappé par la révélation. Était-il juste de louer ces gars-là pour leur foi, alors que ce n’était en rien la vraie foi, qu’ils faisaient seulement obédience à ce qu’ils avaient réellement pu observer ? Était-il logique de punir le reste de l’humanité, qui n’avait pas reçu de révélation aussi explicite ? De ballotter tout le monde de crise en crise dans une solitude désespérante ?

Et pourtant, cela venait aussi d’arriver à Cyrus, ici même dans cette chambre miteuse de l’Indiana. Il avait demandé à Dieu de se révéler Lui-même, Elle-même, Iel-même, Soi-même, allez savoir. Il l’avait demandé avec toute la diligence à sa disposition, un vrai trésor. Si toute relation était une série d’avancées et de retraites, Cyrus n’était presque jamais celui qui bat en retraite, il partageait tout ce qui lui arrivait d’important au moindre mot ou sourire, haussant les épaules comme pour dire : « Les faits sont là. Pourquoi devrais-je en avoir honte ? »

Il était allongé sur le matelas dépourvu de draps et posé à même le plancher, et les cendres de sa cigarette tombaient sur son ventre nu comme s’il était un prince boudeur, pensant : « Fais clignoter l’ampoule, Seigneur, et j’achèterai un âne, je promets d’acheter un chameau et d’aller avec lui jusqu’à Médine, Gethsémané, peu importe, mais fais clignoter l’ampoule et je me débrouillerai, c’est promis. » Voilà à quoi il pensait quand cela – ce phénomène – arriva. L’ampoule clignota, du moins sa lumière devint-elle plus intense – comme le flash d’un appareil photo que quelqu’un déclenche de l’autre côté de la rue, rien qu’une fraction de fraction de seconde –, et tout rentra dans l’ordre, l’ampoule jaune redevint normale.

Cyrus tenta de se souvenir des substances qu’il avait prises ce jour-là. Le cocktail habituel de gnôle, d’herbe, de clopes, de Rivotril, de Ritaline, de Neurontin divers et variés tout au long de la journée. Il lui restait quelques comprimés d’Oxycodone, mais il se les gardait pour le soir. Rien d’exotique, rien qui soit susceptible de provoquer des hallucinations. Il se sentait même très sobre, comparé à son état normal.

Il se demanda si la simple force de sa volonté, ou de son regard, ne lui avait pas fatigué les yeux au point de lui faire voir ce qu’il voulait voir. Il se demanda si ce n’était pas comme ça qu’agissait Dieu dans le nouveau monde. Lassé par la pyrotechnie interventionniste du buisson ardent et autres fléaux des sauterelles, peut-être Dieu agissait-il désormais à travers le regard d’un poivrot iranien du Midwest américain, ses bouteilles de bourbon et ses petits comprimés roses gravés des caractères G 31. Cyrus prit une grosse lampée au goulot de la bouteille en plastique géante d’Old Crow. Le whisky remplissait la même fonction pour lui qu’une table de chevet pour d’autres – elle était toujours à côté du matelas. Elle le sortait chaque jour du sommeil même où elle le plongeait.

Allongé là, méditant sur le possible miracle qu’il venait de vivre, Cyrus demanda à Dieu de recommencer. Une vérification, comme quand on tape deux fois son mot de passe sur un navigateur. À n’en pas douter, si le créateur omniscient de l’univers avait voulu apparaître à Cyrus, il n’y aurait pas trace d’ambiguïté. Cyrus fixa l’ampoule du plafond qui, dans le brouillard de sa fumée de cigarette, ressemblait à une lune aqueuse, et il attendit que cela se reproduise. Mais non. Le petit éclat vacillant qu’il avait ou n’avait pas perçu ne se répéta pas. Et donc, vautré dans les mornes vapeurs d’une sobriété toute relative – ce qui était déjà en soi une sorte de trip – au milieu des slips, des canettes, des taches de pisse séchée, des flacons vides de pilules orange et des livres à moitié lus posés ouverts sur le plancher, leur dos cassé comme pour se détourner de lui – Cyrus dut prendre une décision.

 

 

UN

 

DEUX ANS PLUS TARD

LUNDI

UNIVERSITÉ DE KEADY, 6 FÉVRIER 2017

« Je mourrais pour toi », dit Cyrus à son propre reflet dans le petit miroir de l’hôpital. Il n’était pas sûr d’être sincère, mais ça faisait du bien de le dire. Pendant des semaines, il avait joué les mourants. Pas à la façon de Plath, « Ça y est, je l’ai encore fait, tous les dix ans c’est réglé[1] ». Cyrus travaillait comme acteur dans le milieu médical à l’hôpital universitaire de Keady. Pour vingt dollars de l’heure, Cyrus faisait semblant d’être de « ceux qui trépassent ». Ça lui plaisait que dans le Coran ce soit formulé ainsi, pas « jusqu’à la mort » mais « jusqu’à être de ceux qui trépassent ». Comme une arrivée dans une nouvelle communauté, qui vous attendait impatiemment. Cyrus entrait au bureau du troisième étage et une secrétaire lui tendait une carte portant le nom et l’identité d’un patient fictif avec des dessins de visages à côté d’une échelle de la douleur allant de 0 à 10. Le visage associé au 0 ou « Douleur absente » était souriant, celui associé au 4, « Douleur modérée », était impassible, et celui associé au 10, « Douleur extrêmement intense », sanglotait, la bouche déformée en un U renversé. Cyrus avait l’impression d’avoir trouvé sa vocation.

Certains jours, il incarnait le mourant. D’autres, il était un membre de la famille. Ce soir-là, Cyrus s’appelait Sally Gutierrez, mère de trois enfants, et son visage correspondait au stade 6, « Douleur intense ». C’était là toute l’information dont il disposait avant qu’un étudiant stressé en blouse blanche trop grande pour lui ne fasse son entrée et annonce à Cyrus-Sally que sa fille avait été victime d’un accident de voiture, que son équipe avait fait le maximum mais n’avait pas réussi à la sauver. Cyrus était au bord des larmes, conformément à la réaction associée au stade 6. Il demanda à l’étudiant en médecine s’il pouvait voir sa fille. Il jura, cria même à un moment donné. Quand Cyrus partit ce soir-là, il prit une barre de céréales chocolatée dans le petit panier d’osier sur le bureau de la secrétaire.

Les étudiants en médecine faisaient parfois du zèle pour le consoler, comme les hôtes d’un talk-show. Ou étaient rebutés par l’artificialité de la situation et avaient du mal à s’investir. Ils proféraient des platitudes tirées d’une liste qu’on leur avait demandé d’apprendre par cœur, tâchaient d’orienter Cyrus vers les cellules de soutien psychologique de l’hôpital. Ils finissaient par quitter la salle de consultation, et Cyrus devait noter leur degré d’empathie sur un questionnaire polycopié. Chaque entretien était enregistré par une petite caméra sur trépied en vue d’être analysé.

Parfois, les étudiants demandaient à Cyrus s’il voulait faire don des organes de sa bien-aimée. C’était l’une des conversations pour lesquelles ils recevaient une formation de la fac. La mission de l’étudiant était de le convaincre. Cyrus s’appelait Buck Stapleton, entraîneur adjoint de l’équipe de football universitaire, fervent catholique. Calme, à 2 sur l’échelle de la douleur : « Douleur faible ». Le petit visage était encore souriant, mais tout juste. Sa femme était dans le coma, son cerveau ne montrait aucun signe d’activité. « Elle peut encore aider des gens », dit l’étudiant qui posa maladroitement la main sur l’épaule de Cyrus. « Elle peut encore sauver des vies. »

Cyrus prenait le plus grand plaisir à jouer cette multitude de rôles. Il devenait Daisy Van Bogaert, comptable diabétique dont l’amputation sous le genou avait eu lieu trop tard. Pour elle, on lui avait demandé de porter une blouse d’hôpital. Il devenait un immigré allemand, Franz Links, ingénieur, souffrant d’emphysème en phase terminale. Il devenait Jenna Washington, dont la maladie d’Alzheimer subissait une aggravation aussi accélérée qu’inattendue. « Douleur extrêmement intense. »

Le médecin qui avait fait passer l’entretien d’embauche à Cyrus, une quinqua blanche aux lèvres pincées et aux yeux sans éclat, lui avait dit qu’elle aimait bien embaucher des gens comme lui. Quand il avait levé le sourcil, elle s’était vite expliquée : « Des non-professionnels, j’entends. Les acteurs ont un peu tendance à se prendre pour… » – elle avait fait des cercles avec les mains – « Marlon Brando. Ils en font des tonnes, c’est plus fort qu’eux. »

Cyrus avait tenté d’enrôler son coloc Zee dans l’aventure, mais Zee avait raté l’entretien d’embauche. Zbigniew Ramadan Novak, polono-égyptien – Zee pour faire court. Il affirmait ne pas avoir entendu sonner son alarme, mais Cyrus le soupçonnait d’avoir flippé. Zee n’arrêtait pas de parler de ce qui le mettait mal à l’aise dans ce boulot. Un mois plus tard, alors que Cyrus se préparait à partir à l’hôpital, Zee le regarda et secoua la tête.

« Quoi ? » demanda Cyrus.

Rien.

« Mais quoi ? » redemanda Cyrus, plus insistant.

Zee fit une petite grimace et dit : « Ça ne me semble pas très sain, Cyrus.

— Quoi donc ? »

Zee grimaça de nouveau.

« Le boulot à l’hosto ? »

Zee hocha la tête et dit : « Non, vraiment, ton cerveau ne fait pas la distinction entre le jeu et la vraie vie. Après tout ce que tu as traversé ? Ça ne peut pas être… bon pour toi. Pour ton tronc cérébral.

— Vingt dollars de l’heure, c’est très bon pour moi, dit Cyrus avec un grand sourire, et pour mon tronc cérébral aussi. » Cela représentait beaucoup d’argent. Cyrus se rappelait comment, quand il était alcoolique, il revendait son plasma à ce tarif-là, vingt dollars la séance, son sang déshydraté des jours de gueule de bois mettant des heures à s’écouler par un mince tube. Cyrus voyait les gens arriver, se faire brancher, et quitter les lieux avant même qu’il ait rempli une seule poche.

« Et je suis sûr qu’au bout du compte, ça me servira aussi dans ce que j’écris, ajouta Cyrus. Ne dit-on pas qu’il faut vivre les poèmes qu’on n’a pas encore écrits ? »

Cyrus était un bon poète quand il écrivait, mais il écrivait rarement. Avant son sevrage, Cyrus écrivait moins qu’il ne buvait dans le but d’écrire, décrivant la gnôle comme essentielle à sa méthode, « quasi sacramentale » – c’est le mot qu’il employait –, dans la mesure où elle lui « ouvrait l’esprit à la voix cachée » sous la banalité du « bla-bla du quotidien ». Évidemment, quand il buvait, il ne faisait pratiquement rien d’autre. « On commence par prendre un verre, et au final c’est le verre qui nous prend ! » proclamait fièrement Cyrus dans une pièce, un bar, oubliant à qui il avait piqué ce bon mot.

Depuis qu’il ne buvait plus, il avait connu pendant de longues périodes le syndrome de la page blanche, ou plutôt le syndrome de l’ambivalence. De l’antipathie. Le pire, c’était les encouragements de Zee chaque fois que Cyrus écrivait quelque chose ; Zee chantait les louanges des nouvelles ébauches de son coloc, encensait la moindre coupe et la moindre fausse rime, manquant presque les accrocher à la porte du réfrigérateur.

« “Vivre les poèmes qu’on n’écrit pas ?” ricana Zee. Arrête ton char, tu vaux mieux que ça.

— Pas du tout », répondit sèchement Cyrus, avant de sortir.

 

Quand Cyrus se gara sur le parking de l’hôpital, il était toujours en pétard. Tout n’était pas forcément aussi complexe que Zee le croyait, se dit Cyrus. Parfois, la vie consistait simplement en ce qui se passe. Ce qui s’accumule. C’était l’un des vagues axiomes de ses années d’alcoolisme auxquels Cyrus s’accrochait encore, même depuis qu’il ne buvait plus. Pas seulement parce que, sous prétexte qu’il avait cessé de boire, tout le monde s’attendait à ce qu’il pèse longuement le pour et le contre de ses moindres décisions. Ce boulot plutôt qu’un autre, cette vie plutôt qu’une autre. Ne pas boire était une tâche déjà assez herculéenne en soi. Il fallait lui octroyer plus de grâce, pas moins. La longue cicatrice à son pied gauche – résultat d’un accident survenu quelques années auparavant – l’élança douloureusement.

Cyrus signa le registre de l’hôpital et traversa les couloirs, passa devant deux mères qui allaitaient côte à côte dans une salle d’attente, devant une file de brancards vides aux draps froissés, et prit l’ascenseur. Une fois au bureau du troisième étage, la réceptionniste le fit de nouveau signer et lui donna sa carte du jour. Sandra Kaufmann. Prof de maths au lycée. Instruite, pas d’enfants. Veuve. Six sur l’échelle de la douleur. Cyrus s’assit dans la salle d’attente, jeta un œil à la caméra, à la charte « Mieux comprendre les cancers cutanés » accrochée au mur avec ses horribles photos de grains de beauté atypiques, de grosseurs précancéreuses. L’ABC du mélanome : asymétrie, contours, couleur, diamètre, évolution. Cyrus s’imagina que Sandra avait les cheveux rouge carmin, la couleur du mélanome illustrant le « Diamètre » sur l’affiche.

Au bout d’une minute, une jeune étudiante en médecine entra seule dans la salle, regarda Cyrus, puis la caméra. Elle était un peu plus jeune que lui, et portait ses cheveux châtains attachés derrière la tête en chignon. Son impeccable maintien donnait l’impression qu’elle sortait tout droit d’un pensionnat, était issue de l’aristocratie de Nouvelle-Angleterre. Cyrus la détesta aussitôt, comme par réflexe. Ce vernis patricien des Yankees. Il imagina qu’elle avait dû décrocher la note maximale au SAT, intégrer une fac de l’Ivy League, qu’elle avait été déçue d’être seulement prise à la fac de médecine de Keady et non à celles de Yale ou de Columbia. Il imagina qu’elle avait des relations sexuelles cliniques et sans joie avec le fils aux traits sculpturaux de l’associé de son père, les imagina dans un restaurant chic éclairé à la bougie, chipotant d’un air maussade un veau piccata partagé, sans toucher au pain. Un inexplicable mépris le submergea, impitoyable. Cyrus détesta sa façon d’ouvrir bruyamment la porte, ternissant le moment de tranquillité dont il profitait. Elle regarda de nouveau la caméra, puis se présenta : « Bonjour, mademoiselle Kaufmann. Je suis le Dr Monfort.

— Madame Kaufmann », la corrigea Cyrus.

L’étudiante jeta un bref regard à la caméra.

« Euh, pardon ?

— M. Kaufmann est peut-être mort, mais je suis toujours son épouse », dit Cyrus, montrant une alliance imaginaire à sa main gauche.

« Je… je vous prie de m’excuser, madame. Je voulais simplement…

— Il n’y a pas de mal, ma chère. »

Le Dr Monfort posa son bloc-notes et s’appuya sur le lavabo à côté duquel elle se trouvait, comme pour repartir de zéro.

« Madame Kaufmann, je crains que le scanner n’ait révélé la présence d’une grosseur dans votre cerveau. Plusieurs grosseurs, agglutinées. Malheureusement, elles sont attachées au tissu cérébral qui contrôle la respiration et la fonction cardiopulmonaire, et nous ne pouvons raisonnablement opérer sans prendre le risque de provoquer d’importants dommages dans ces systèmes. La chimiothérapie et la radiothérapie sont des possibilités, mais en raison de l’emplacement et du développement des masses, ces traitements ne pourraient être que palliatifs. Notre oncologue pourra vous en dire plus à ce sujet.

— Palliatifs ? » demanda Cyrus. Les étudiants étaient censés éviter le jargon et les euphémismes. Pas de « rejoindre un monde meilleur ». Il était recommandé de prononcer le mot « mourant » aussi souvent que possible, car il dissipait toute confusion, permettait au patient de passer plus rapidement le stade du déni.

« Euh, oui. Pour soulager la douleur. Pour vous faciliter la tâche pendant que vous mettez de l’ordre dans vos affaires. »

Mettre de l’ordre dans ses affaires. Elle s’en sortait terriblement mal. Cyrus la détesta.

« Excusez-moi, docteur… comment déjà ? Milton ? Vous êtes en train de dire que je suis mourante ? » Cyrus sourit en coin en prononçant le seul mot qu’elle n’avait pas encore dit à voix haute. Elle grimaça, et Cyrus se délecta de sa grimace.

« Ah, oui, mademoiselle Kaufmann, ah, je regrette, vraiment. » Sa voix était un peu l’équivalent du comportement d’un lapin sauvage juste avant de se carapater.

« Madame Kaufmann.

— Euh, oui, bien sûr, pardon. » Elle jeta un œil à son bloc-notes. « C’est juste que sur le document que j’ai ici, il est écrit “mademoiselle”.

— Docteur, vous essayez de me dire que je ne sais pas comment je m’appelle ? »

L’étudiante jeta un regard désespéré à la caméra.

 

Deux ans et demi plutôt, au début de sa cure de désintoxication, Cyrus dit à Gabe, son parrain des Alcooliques anonymes, qu’il était persuadé d’être fondamentalement un sale type. Égoïste, individualiste. Cruel, même. Un voleur de chevaux alcoolique qui arrête de boire n’est jamais qu’un voleur de chevaux qui ne boit plus, lui dit Cyrus, fier d’avoir trouvé cette formule. Il utiliserait par la suite des variantes de cette phrase dans deux poèmes.

« Mais tu n’es pas un sale type qui tente de devenir un chic type. Tu es une personne malade qui tente de guérir », lui répondit Gabe.

Cyrus médita là-dessus. Gabe poursuivit : « Il n’y a pas de différence aux yeux du monde entre un chic type et un sale type qui se comporte comme un chic type. De fait, je pense que Dieu a une légère préférence pour ce dernier.

— Quelle barbe, les chics types ! » dit Cyrus tout haut. Cela devint leur devise, après ça.

 

« Bien sûr que non, madame Kaufmann, je ne mets absolument pas en doute votre parole, balbutia l’étudiante. Votre nom a sans doute été mal tapé. Je regrette vraiment. Y a-t-il quelqu’un que nous pouvons prévenir de votre part ?

— Qui voulez-vous que je prévienne ? demanda Cyrus. Mon proviseur ? Je suis toute seule. »

Le Dr Monfort avait l’air de transpirer. Le voyant rouge de la caméra clignotait, comme une luciole qui se moquait de leur procédure.

« Nous avons de formidables conseillers ici à Keady, dit-elle. Reconnus au niveau national…

— Vous avez déjà eu une patiente qui voulait mourir ? » l’interrompit Cyrus.

L’étudiante le dévisagea, sans un mot, un pur dédain irradiant de sa personne, sa fureur retenue à grand-peine. Cyrus se dit qu’elle allait réellement le frapper.

« Ou sans vouloir mourir, continua Cyrus, qui souhaite seulement mettre un terme à ses souffrances ?

— Comme je vous l’ai dit, nous proposons un large éventail d’options palliatives », siffla-t-elle, sans quitter Cyrus des yeux, le vrai Cyrus, sous Mme Kaufmann, pour le forcer à se conformer au règlement.

Il n’y prêta pas attention.

« La dernière fois que j’ai voulu mourir, j’ai bu une bouteille d’Everclear, à 95 % d’alcool, et je me suis assise dans ma baignoire pour la boire au goulot, et m’en verser sur la tête. Une gorgée pour moi, une pour mes cheveux. Le but, c’était de finir la bouteille comme ça et ensuite de m’immoler. Mélodramatique, non ? »

Le Dr Monfort ne dit rien. Cyrus continua,

« Mais après avoir bu un quart de la bouteille, je me suis soudain rendu compte que je ne voulais pas faire cramer tous les autres résidents de l’immeuble. »

C’était vrai. Cet accès tardif de lucidité, cet éclat, comme le reflet du soleil sur la peau d’un serpent dans l’herbe. C’était arrivé quelques mois avant que Cyrus cesse de boire, et ce n’est qu’une fois ivre mort qu’il s’était souvenu de l’existence des autres, et du fait que si le feu se propageait, s’il s’immolait dans la baignoire d’un appartement du rez-de-chaussée, tous les autres apparts brûleraient aussi probablement. La gnôle avait cet effet, parfois, clarifiant – brièvement – ce que son esprit était incapable de clarifier. Un peu comme chez l’optométriste, la gnôle fait défiler ses différentes focales sous votre nez et parfois, l’espace d’un instant, c’est la bonne correction, celle qui nous permet de percevoir le monde tel qu’il est, au-delà de notre chagrin, au-delà de notre malédiction. C’était cette clairvoyance que l’alcool – et lui seul – procurait. Voir la vie de la même façon que tout un chacun, comme un lieu capable de nous accueillir. Mais bien sûr, un instant après, la netteté disparaissait dans un foisonnement de focales de plus en plus opaques jusqu’à ne plus voir que l’obscurité de notre propre crâne.

« Vous y croyez ? poursuivit Cyrus. J’avais besoin d’être ivre pour prendre conscience qu’un feu qui me consumerait dans une baignoire n’allait pas s’éteindre tout seul.

— Madame Kaufmann… », dit l’étudiante. Elle se tordait les mains, un des « signes de détresse physique » que Cyrus était censé noter dans son évaluation.

« Je me souviens du moment où j’étais assis dans cette baignoire, et où je faisais le calcul. Genre, est-ce que je m’en fiche de faire mourir d’autres personnes en même temps que moi ? Des inconnus. Il a fallu que je décide s’ils comptaient pour moi. C’est pas tordu, ça ?

— Madame Kaufmann, si vous avez des pulsions suicidaires, nous avons les moyens de…

— Oh ça suffit, parlez avec moi, un peu. Vous voulez être toubib ? Je suis assise devant vous, je vous parle. J’ai fini par sortir de mon immeuble, trempée d’alcool, sans non plus dégouliner, ça s’est vite évaporé, je crois, je me souviens que ça m’a étonnée de ne pas être plus mouillée que ça. Il y avait un petit carré d’herbe entre notre immeuble et le suivant, une table de pique-nique avec un de ces grils intégrés. Je me souviens avoir trouvé ça marrant, de m’immoler à côté d’un gril. J’ai sorti l’Everclear et le briquet, je me souviens – c’est bizarre – que c’était un briquet des Chicago Bears. J’ignore totalement d’où il sortait. Et je me suis assise sur le banc, et me suis sentie, je ne dirais pas heureuse, mais simple, peut-être ? Comme une méduse qui flotte. On dit que l’alcool réduit “l’intensité fatale” de la vie. C’était peut-être pour ça. »

Les nuages s’étaient assombris et alourdis à cause de la pluie, le ciel tout entier avait un air d’animal blessé entré dans un ultime sursaut de rage. Il y avait dans la salle d’hôpital une toute petite fenêtre très haut sur le mur, sans doute placée à cette hauteur pour empêcher les passants dans la rue de voir à l’intérieur. L’étudiante ne bougea pas.

« Vous avez cet organe, là ? » lui demanda Cyrus en montrant du doigt le bas de sa gorge. « Un organe maudit qui pulse tout le temps ? Qui pulse d’effroi, chaque jour, obstinément ? Par exemple, il croit qu’il y a une panthère derrière le rideau, qui va vous déchiqueter, sauf qu’il n’y a pas de panthère, ni de rideau, d’ailleurs. C’est à ça que j’ai voulu mettre fin.

— Qu’est-ce que vous avez fait ? » lui demanda finalement l’étudiante. Elle semblait avoir un peu lâché prise, se laisser porter par le moment présent.

« Je suis rentrée chez moi. » Cyrus haussa les épaules. « Je voulais cesser de souffrir. Je me suis soudain dit que j’allais beaucoup souffrir si je brûlais vive. »

Le Dr Monfort sourit, hocha légèrement la tête. Cyrus continua : « J’ai pris une douche et je suis tombée dans les pommes. Je ne suis pas morte. Mais l’effroi non plus. Je me suis dit que le fait d’arrêter de boire me faciliterait les choses, c’est venu plus tard. La désintox. Et ça me les a facilitées, d’une certaine façon. J’ai sans doute moins été un fardeau pour les gens qui m’entouraient, une moindre source d’effroi. Mais il est toujours en moi, cet organe maudit. » Il montra de nouveau son cou. « Il est dans ma gorge, il m’élance toute la journée, chaque jour. Et la désintox, les amis, l’art – ces trucs-là me soulagent seulement pour un temps. C’est quoi le mot que vous avez utilisé ?

— Palliatif ?

— Oui, palliatif, voilà. Tout ça, c’est palliatif. Ça calme la douleur, mais ça ne la fait pas disparaître. »

L’étudiante attendit un instant, puis s’assit sur la chaise en face de Cyrus. Elle était teintée de reflets bleu-noir tombant de la fenêtre, comme marquée par quelque projecteur céleste. Elle dit, très posément : « Vous savez, madame Kaufmann, il est tout à fait possible, et même assez commun, d’avoir des comorbidités psychologiques. Apparemment, vous avez suivi un traitement pour votre problème d’addiction, ce qui est très bien. Mais il reste peut-être aussi une autre pathologie qui n’est pas traitée, un trouble de l’anxiété, une grave dépression ou autre chose. Il vous serait peut-être utile de consulter aussi pour cela. » Elle sourit légèrement, puis ajouta : « Il n’est pas trop tard, même avec les tumeurs. » C’était sa façon d’inviter Cyrus à reprendre le cours de la performance, et il obtempéra. Il sentit monter une bouffée de gêne.

Cyrus se comporta normalement tout le reste de la séance. Quand ils finirent quelques minutes plus tard et que l’étudiante quitta la salle d’examen, il rédigea un compte rendu bref mais dithyrambique et quitta précipitamment l’hôpital dans un accès de honte.

 

Kaveh Akbar, Martyr !, traduit de l’anglais (États-Unis) par Stéphane Roques, © Éditions Gallimard, 2024
En librairie le 19 septembre

 


[1] « Dame Lazare », de Sylvia Plath, traduit de l’anglais par Valérie Rouzeau, Gallimard, 2011.

 

Kaveh Akbar

Poète, écrivain

Notes

[1] « Dame Lazare », de Sylvia Plath, traduit de l’anglais par Valérie Rouzeau, Gallimard, 2011.