Deux poèmes
Même l’hirondelle
We only said goodbye with words
Amy Winehouse
Je suis l’enfant d’un pays sans tétras-lyre
et sans rossignol désormais. Et bientôt
sans perdrix, sizerin, engoulevent, locustelle,
gélinotte, coucou, chardonneret, rousserole.
Même l’hirondelle dont le nom fluide
évoque une friandise qui glisse dans la gorge de l’air
se fait rare. Reviendra-t-elle l’an prochain ?
Sans elle le ciel sera vide.
De ceux qui résistent je guette le chant.
Un merle à deux cents mètres – je dois tendre l’oreille –
deux mésanges bleues sautillant dans une haie
le rouge-gorge toujours curieux des humains
davantage d’oiseaux aux abords des villages
que dans les campagnes devenues aseptiques.
Mon père avait placé à la fenêtre de ma chambre
une mangeoire fabriquée de ses mains
son modeste toit goudronné
protégeait les picoreurs de la pluie
à l’aube l’éclat de leurs chants m’éveillait
au retour de l’école je me précipitais à la vitre
voilà pourquoi je connais leurs noms
et distingue leurs mélodies à l’oreille.
Je n’avais pas de maison de Barbie
pas de chambre rose
de piscine turquoise
de palmier en plastique
rien qu’une petite maison-mangeoire
construite par un père fou de nature.
Rien que l’histoire vraie que ma mère me contait
celle de l’étourneau sansonnet de Mozart
qui parce qu’il volait, allègre, du salon de musique au jardin
a inspiré l’allegretto du concerto K 453
avant d’être, à sa mort, placé solennellement sous une dalle
par des choristes vêtus de voiles et chantant
le poème que son grand ami lui dédiait
en ce jour de deuil magistral.
Je n’avais pas non plus de téléphone portable
pour écouter en boucle Back to Black
et vénérer Amy Winehouse
son bras tatoué d’un rossignol philomèle
son chignon embroussaillé comme un nid
son cœur déposé dans une urne cinéraire.
Quand je trouvais un oiseau mort je l’enterrais moi aussi
et telle une amoureuse en deuil
confiais une rose à sa tombe.
Me consolaient les allegrettos des vivants
venus à ma fenêtre depuis la friche d’à côté
ce petit bois sauvage né sur les restes d’une usine.
Un jour on a coupé les arbres. Un jour on a construit des immeubles.
Fini le délicieux vacarme, éteinte la symphonie des chants.
Ne restent plus que les rou-rou monotones
des pigeons rongés de vermine.
Même la tourterelle se fait rare – en anglais turtle dove
que célèbre une ballade vieille de quatre siècles
louant la fidélité des amants.
Dove est devenu la marque d’un savon en forme d’oiseau posé.
Chaque fois que je me lave avec Dove je pense à la turtle dove
au plumage doux et clair, au demi-collier noir,
de tout temps plus discrète que la tourte voyageuse
qui a pullulé par milliards pendant vingt fois mille ans
avant d’être exterminée par le poison et les armes.
Les frontières signalent des règlements différents
d’un côté on peut tuer jusqu’à l’effondrement
de l’autre on protège, du moins officiellement.
Mais les migrateurs au long cours se jouent des frontières
et les voilà massacrés du côté des chasseurs.
Ainsi des guerres que l’on croit fuir.
Ainsi des pays que l’on croit sûrs.
Mon père n’a pas connu le déclin des oiseaux
mais il aurait aimé que j’écrive un poème pour célébrer les absents
les picoreurs de ma mangeoire d’enfant
les chanteurs au mélodieux vacarme
les menus voyageurs abattus par milliers
de saison en saison de passage en passage.
Mon père aurait aimé que mon poème rende au monde
les voix multiples, changeantes, affairées, jubilantes
des espèces exterminées
Paruline de Bachman, Tétras cupidon, Pic à bec d’ivoire, Perruche des Carolines
empaillées, peintes, dessinées, figées dans
les cabinets de curiosité
les carnets des naturalistes
ou les tableaux d’antan.
Les oiseaux que je guette ne sont guère exotiques
mais sur le point de s’éteindre eux aussi
voilà pourquoi j’invoque les voix perdues
et le nom de tous ces petits soldats inconnus
dont le courage me lançait chaque matin dans la vie.
Ce que je sais aujourd’hui
il tuo canto è un albero d’argento
nel silenzio oscuro.
Antonia Pozzi
1.
Moi, apparemment, la solitude et l’imagination
sont mes plus grandes passions
disait Milan Füst
qui lança l’âge d’or de la littérature hongroise.
C’est dans l’entre-deux guerres, comme on dit,
qu’il fut interné pour névrose
pour ne pas dire mélancolie.
Preuve qu’on peut être d’humeur morose
et parvenir à être amusant
L’histoire d’une solitude m’a fait rire.
Je lisais Milan Füst il y a vingt ans
en me disant que toute guerre a une fin
que l’amour même a une fin
mais que la littérature est sans fin.
J’ignorais ce que je sais aujourd’hui :
que détruire l’unique planète habitable
est une guerre dont nous ne voyons pas la fin
nous et nos poèmes
et les poèmes du passé
les poèmes de toutes les guerres.
Guerre du Péloponnèse et des Gaules
Guerres puniques
Guerres médiques
Guerres napoléoniennes
Guerres balkaniques
Guerres du Golfe
Du Vietnam du Congo
De conquête ou de sécession
D’indépendance ou de destruction
Guerre de Trente ans
Guerre de Cent ans
La Grande Guerre
La Seconde Guerre
Les civiles, les mondiales.
De mémoire d’humain les guerres ont toujours eu une fin.
Celle qui détruit notre planète est sans fin.
2.
Mon âme, allons-y. N’aie pas peur
de tout ce froid et ne regarde pas le lac,
s’il te fait penser à une plaie
disait Antonia Pozzi
dont le père était fasciste
et les amis communistes.
C’est au cours des années trente
quand déferlaient au long des rues
les bruits de bottes, les bras tendus
qu’elle éleva son œuvre au plus haut.
Preuve qu’on peut être hantée
par la marche en avant des bourreaux
et faire des poèmes inspirés
par un lac, un arbre, la pluie.
La route du mourir m’a éblouie
Je lisais Antonia Pozzi il y a huit ans
en pensant que lorsque le mal semble sans fin
on peut comme elle se tuer
mais que la poésie est sans fin.
J’ignorais ce que je sais aujourd’hui :
que je ne prendrai pas la route du mourir
avant d’avoir défendu jusqu’au bout
la liberté de penser et de dire
de circuler, d’errer, de rire
d’être bizarre, hybride, fluide
expérimentée ou candide
de préférer les nuages et le vent
au silence du cloud computing
et, aux slogans d’une seule ligne,
des paroles de neige et de sang.
Peut-être qu’un jour, en effet,
enfoui comme un déchet atomique
un poème, libre, resurgira
sur une terre qui ressemblera
informe et vide
à ce que le Livre d’entre les livres
nommait autrefois la Genèse
du grec γ ε ν ε σ ι ς, la naissance.
Et tout recommencera, je pense.