Poésie

si peu nous lie

Écrivain, poète

La mort et l’horreur toujours davantage, nous y sommes depuis le 7 octobre, et les mots s’épuisent, butent, se disloquent. « Commencer, recommencer, recommençons. C’est risqué, c’est parfois impossible, nous le savons, par dire nous le plus justement, le moins injustement possible », tels sont ceux de Derrida, lus à Ramallah en 2002, auxquels Gérard Haller rend hommage.

Ô toi main qui étrangles,
Ta mère était-elle morte,
Ta femme, ton enfant,
Que tu n’aies plus que la mort dans ta main ?
Nelly Sachs, « Main », Éclipse d’étoile

 

et si nus si cruellement ainsi nous ex/
pose au retour de notre propre in/
humanité d’origine ça va vite ça re/
vient de si loin tout semble rêver a/
vec tout le même rêve étendu bord
à bord dans la même aurore aux doigts
de rose et soudain c’est là de nouveau l’ir/
regardable horreur primitive le sang rouge
et noir des mères vides coupées en deux dé/
portées d’elles/
mêmes au commencement et le sang élu des ex/
ilés du dieu non-né non/
mort ici sans fin de nouveau rêvé sans fin exécré ré/
pandu sous les yeux de la terre entière œil
pour œil de nouveau depuis l’aube du 7
octobre 2023 et dent main pied brûlure
blessure et plaie pour plaie oui et chaque
plaie me regarde depuis l’autre
bord de toi me rapporte à la chose sans
face de ma propre mort d’avant et à venir
sans ô
sans toi
[qui d’autre]
et c’est comme si le mot dieu lui/
même maintenant devant moi se vidait
et les mots mère main humain
comme s’ils ne pouvaient plus rien
pour nous que porter sa dépouille
et la pleurer
o – a – o – a etc.
hurlante mère d’avant
tout nom toute face et
finir ainsi de la démembrer
o hand – ô toi main
qui tires cette femme par les cheveux là-bas
et coupes le sein et le jettes par terre et
main qui la pénètres et tires dans sa tête
après et main qui dé/
figures cette autre lui déchires la peau avec
un couteau et main qui enfonces un ciseau
dans le vagin de cette autre encore comme toi née
de la même mêlée de sangs et souffles même m a
t i è r é t o i l é e t o m b é e du ciel
sur la terre ici dite promise et main qui tues
un à un et ensemble père mère avec en/
fants toute la famille [vie
pour vie dit le livre
] et main qui violes
avant et après mort et multiplies
ainsi la tuerie
ô toi main sans main pour te tenir
ni voix ni visage
ton dieu est-il mort avec ta mère
que tu n’aies plus que la mort à donner ?

o – a – o – a nous répétions avec nelly s.
depuis la première fin du monde
humain dite shoah
pour conjurer le retour du né/
ant dans nos mains nos mots
sales épuisés mais c’est là
de nouveau le k  h  a  o  s
primordial
=
la mort à l’œuvre déjà la vie
divisée de la vie et l’illimité
désir d’éternité

ô main
de qui ou quoi quel double de toi mort
au commencement déjà qui porte
les morts et la dépouille du dieu non/
né mêmement exsangues et re/
vient avec eux a/
néantir et main de toi qui tries
ceux à sauver / ceux à effacer
du ciel et de la terre
=
corps après corps ici de l’autre côté
des images l’ineffaçable devenir/
cadavre devant nous du dieu rêvé
=
mêmes corps – mêmement miraculeux nou/
ages éphé/
mères chaque fois uniques d’eaux & a/
tomes âmes & sangs souffles sexes et
tout ça gisant par terre des deux côtés
de la tuerie maintenant [peuple
élu contre peuple élu
] là-bas dans nous
ceux ex/
humés de leurs sépultures et ceux en/
sevelis sous les décombres
ceux nus dans leur lit de sang
irressemblants déjà
et ceux qui continuent
d’agoniser
ceux convulsant
ceux brûlés
ceux violés
ceux violés puis re-
tués les yeux dans les yeux et ceux mas/
sacrés de loin dis/
loqués os bras mains larmes & autres lambeaux
de visages et restes humains s’enfonçant pêle-
mêle dans nos propres yeux et les trous à ciel
ouvert creusés par les bombardements

o – a – o – a – inavouable m a t i è r e/
m è r e commune dans nous hurlant
à la vie la mort

si peu nous lie

ô toi ô restes
de qui quel père mère enfant amie a/
mant chaque fois mêmement adoré
mêmement arraché à toi et c’est
comme si chaque tué remourait
dans nous comme s’il emportait
avec lui toute l’humanité qu’il y a
…………………………………………
ce peu à la place de dieu ce comme
rien qui nous fait du même don seuls
et peuple –
comme si chaque meurtre tuait ensemble
celui-là qui meurt et l’intime semblance
commune chaque fois qui seule me lie à
lui m’inter/
dit de tuer

pas de loi

non

ni loi ni dire

non. Ce peu ce pur entre/
deux vide lui/
même intuable –
ce vide entre les corps ce simple es/
pacement continu qui dépose tout
dieu tout pouvoir de vie de mort ô
nous a/
bandonne à n o u s seuls maintenant
avec nous sur la terre

o – a – o – a – imprononçable nom de per/
sonne au commencement simple écho/
lalie déjà des voix maternelles dedans
nous doubles déjà et nous dédoublant
d’elles –
pur battement

cœur déjà

oui. D’avant tout cœur tout sein
en deux déjà et sang & souffles
pour aller venir dedans dehors
et avant tous les dieux même et
tous les humains et autres tribus é/
lues qui vont par deux –
ça qui a toujours déjà commencé d’é/
clore / déclore
………………..
vide cet élan au creux du vide
qui le creuse et l’ouvre
espace
écarte
envoie –
tout ce qu’il y a : qui l’appelle
dehors ensemble séparé

cœur / qalb / lev

k h ô r a oui : nom du rien dit derrida
……………………………………………..
d’avant tout nom et toute voix
pour appeler un quelconque
autre avec toi dans le désert –
ça qui les a toujours déjà fait sourdre et dis/
séminés
………..
corps à corps oui accords et âmes éc/
hos et langues lettres livres lois et/
cetera et tout ce qu’il y aura
eu : origine et fin sans fin qui
reste à venir –
comme si le rien à la place du nom
était lui-même toute la loi
=
révélée à même chaque é/
toile
peau
grain chaque
fois unique de poussière –
ça qui nous fait place et
lie à tout ce qu’il y a et
passe / nous / affrontés
l’un à l’autre mêmement
nus sans recours tuables et in/
tuables et ainsi seulement
égaux et ainsi seulement hu/
mains pour de vrai
=
tenus de sans fin devenir l’entre/
deux que nous sommes

cœur / qalb / lev

de part et d’autre du même cos/
mos à mots et lumières deux
langues de l’infini babel à yeux
mains bras seins souffles lèvres
et voix & voies etc. bref deux aller
vers –
un quelconque autre dans la nuit
à qui dire viens
ô
tu
=
avec qui faire a b r i
=
o a s i s entre deux

mers de sable mers de sang

ô toi de qui ou quoi es-tu la main
quand tu tues – de quel cadavre
déjà quel double à même ta chair
qui l’aura toujours déjà ouverte et
hantée quelle mère-à-mort quelle u r/
m u t t e r de toutes les terreurs ?
ton cœur appartient-il déjà à la mort
tes mots ton âme
que tu ne puisses plus que tuer ?

tod – angst – tod – hass

si peu nous lie

tod – c’est ça qui t’horrifie que tu rêves d’ex/
tirper de toi ex/
terminer chaque fois que tu l’enfonces
dans un autre de toi comme si c’était lui
le porteur de mort ?

ô cœur qui hais ton propre battement
ne sens-tu plus rien déjà ni cris ni dé/
chirure que tu ne veuilles plus que re/
joindre l’abîme ?
le temps les deux lèvres de la plaie d’ori/
gine – les reclore à jamais ?
…………………………………
ne reconnais-tu plus même ton visage sans
visage déjà dans les yeux de chaque autre qui
meurt qui te regarde le tuer ?

poussière qui est là, ouverte pour la rencontre heureuse
écrit nelly s.
……………..
poussée de vie poussée de mort et l’in/
finie poussière des corps ainsi grands
ouverts pour l’ici et l’au-delà le désir
et la peur et l’ex/
trême joie extrême douleur

c’est là depuis le commencement

c’est le 7 octobre 2023
que c’est devenu visible par tous là/
bas de nouveau entre la faille de la mer
morte au nord de la grande faille afri/
caine et la mer rouge et la médi/
terranée qui borde l’ex-terre
promise aux peuples à dieu
chaque fois unique-et-tout/
puissant-souffleur du livre
des vies et des morts c’est
là soudain que la chose sans
nom ni o ni a même pas a re/
surgi du n é/
a n t f a c e à n o u s et tout dé/
figuré –
ô même toi

……………………..
peuples de la terre
ô que nul ne pense mort quand il dit vie –
et nul ne pense sang quand il prononce berceau

si peu nous lie et si infiniment
fragile ce peu si in/
finiment spacieux
=
divin si tu veux mais sans dieu –
ce vide à la place qui laisse
place à tout ce qu’il y a et fait
tout aller d’un corps à l’autre
se toucher seulement = s’adorer
un temps c’est ça le divin pour nous
pour peu que nous ne voulions plus être ni
dieu ni animal mais cela même qui n’est rien
d’autre que la promesse sans fin
renouvelée de nous tenir ensemble
sur leur seuil –
nous confier à nous seuls la garde de l’in/
franchissable –
devenir l’animal prometteur
=
l’inouï cœur que nous sommes –
liés l’un à l’autre par le seul
courage de la parole donnée

ô toi qui tues l’autre de toi qui te fait
face = humain = semblablement
nu dans ses yeux ne vois-tu pas
que c’est ta propre semblance
humaine chaque fois qui meurt ?
……………………………………….
et que c’est sans fin : que le mort le corps
mort qui te tourne le dos, se fout de ta loi,
va être aussitôt plus fort que toi dit robert
antelme dans L’espèce humaine ?

 

tu peux tuer jusqu’au dernier tu ne peux pas
faire que tous les autres que toi humains et
pas et vivants et morts déjà mots animaux
tous les animaux de l’arche et des grottes
avant et ceux des constellations des autels
des palais des temples et autres abattoirs et/
cetera et jusqu’au moindre atome d’âme & corps
ou moins encore ne continuent dans toi d’aller/
venir encore et encore simples traces échos d’éc/
hos seulement te tra/
verser jusqu’à la fin se laisser
avec et sans toi porter em/
porter

cœur / qalb / lev

c’est sur cette limite, en ce lieu d’épuisement,
qu’il faut commencer, recommencer par dire nous.
C’est là que le nous parle, de cœur à cœur,
la raison du cœur, sa raison politique
…………………………………….
c’est lui qui doit inspirer la loi
ici-maintenant dit derrida
dans un texte lu en 2002 à Ramallah.

et nelly sachs rappelle-toi :
poussière qui est là, ouverte pour la rencontre heureuse
…………………………………………….
poussière qui laisse monter son être,
être qui se mêle à la parole
des anges et des amants –
et peut-être déjà aide un soleil obscur
à s’allumer de nouveau –
car tout va mourant également :
étoile et pommier
et après minuit
seuls parlent frères et sœurs


Gérard Haller

Écrivain, poète, Homme de théâtre

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