Le dernier printemps de Rosa Luxemburg
2. La lettre clandestine
Début du printemps
la cellule de ROSA.
Une chaise et une table
du nécessaire pour écrire
un vase ébréché
rempli de tiges de fleurs sans têtes.
À côté de la table
une caisse qui déborde de livres
et au fond de la scène
un lit étroit
un lavabo
un miroir sombre
un pot de chambre
un paravent
sur lequel est posé
un linge de toilette.
À travers la lucarne
à peine suffisante pour un rayon de soleil
la fin d’une journée ensoleillée.
ROSA et ARTHUR entrent.
Elle a un bouquet de fleurs dans une main
un sac et une ombrelle dans l’autre.
ARTHUR reste près de la porte
les clés de la cellule à la main.
ROSA pose les affaires
et va prendre une lettre
cachée dans un livre.
ARTHUR opère un demi-tour
s’apprête à sortir
mais il est arrêté en plein vol par
ROSA
Prends cette lettre.
ARTHUR, se figeant, avec des regards inquiets vers l’extérieur :
Que se passe-t-il ?
ROSA
Prends cette lettre
ARTHUR
Parle moins fort.
ROSA
Mathilde vient demain.
ARTHUR
Elle apportera un Babka ?
ROSA
Elle apportera un Babka.
ARTHUR
Elle les fait mieux que ma mère.
ROSA
Et tu pourras lui donner la lettre.
ARTHUR
Parle moins fort.
ROSA
Prends la lettre.
ARTHUR
On va finir par avoir des problèmes.
ROSA
Tu dois m’aider.
ARTHUR
On risque le cachot.
ROSA
Prends-la.
ARTHUR
Ils supprimeront tout.
Les visites
les promenades
les Babka.
Pense à tes nerfs.
ROSA
Je suis une prisonnière militaire
pas une détenue civile
j’ai des droits.
ARTHUR
Tu les perdras.
ROSA
La révolution doit s’organiser.
ARTHUR
Les murs ont des oreilles.
ROSA
Par prudence
on renonce à la vie.
ARTHUR
On la sauve tu veux dire.
ROSA
Qui ne craint pas la mort
ne craint pas le tyran.
ARTHUR
Je crains les deux.
ROSA
Donc tu n’as aucune liberté.
ARTHUR
C’est toi la prisonnière de l’Empire allemand.
ROSA
Nous sommes tous
les prisonniers de la guerre.
ARTHUR
Elle finira bientôt.
ROSA
D’ici là prends la lettre.
ARTHUR lui prend la main
la pose sur son sexe
et chuchote contre elle :
aucune cause
aucun rêve
seulement des besoins.
ROSA
Homo sapiens sapiens
individu de sexe masculin.
ARTHUR
Qu’est-ce que tu sens ?
ROSA
Un soulèvement.
ARTHUR
Voilà ma révolution.
ROSA
Obsession sexuelle
immaturité affective
alcool
fuite hors de la réalité.
ARTHUR
Je suis un homme troublé.
ROSA
Tu es un homme troublant.
ARTHUR
Reste sur tes gardes.
ROSA
Vivre sous la menace
et dangereusement.
ARTHUR
Quelqu’un vient.
Il prend la lettre
la fourre dans sa poche
fait le salut militaire
sort en fermant à clé
pendant que Rosa disparaît
derrière le paravent.
3. L’interrogatoire
La cellule de ROSA à l’heure des visites.
ARTHUR entre
deux chaises pliantes sous le bras
et un réveil à la main.
Pendant qu’il installe
ROSA arrive et s’assied.
ARTHUR fait entrer
MATHILDE et BRECHT
puis se met au garde-à-vous dans un coin.
MATHILDE sort un carnet
pour sténographier
et BRECHT allume un cigare :
Moi Bertolt Brecht
je suis des forêts noires
ma mère m’a porté
dans les villes d’asphalte
et longtemps
j’ai pensé que les hommes
ne valaient pas tripette
par rapport aux bêtes.
Il a bien fallu m’en accommoder.
Un jour dans les rues de Berlin
grises des usines nouvelles
j’ai vu un homme plein de haine
battre jusqu’au sang son cheval
qui refusait d’aller aux abattoirs.
Voilà comment j’ai décidé d’écrire
l’histoire de Rosa Luxemburg
qui refusait obstinément la guerre.
MATHILDE
Venons-en aux faits.
BRECHT
Il y a un monde ici
il est en désordre.
Qui est prêt à le mettre en ordre ?
ROSA
moi
qui ne veux pas de nom.
BRECHT
Ton destin est donc décidé
tu vas mourir pour cette cause
vas-tu te plaindre quand ils te tueront ?
ROSA
Non.
BRECHT
Et quand tu apprendras que ceux qui te tuent
sont ceux pour qui tu es prête à mourir :
auras-tu peur ?
ROSA
Non.
BRECHT
Et quand tu comprendras que tu vas mourir
sans qu’un ordre ne soit trouvé :
auras-tu de l’amertume ?
ROSA
Non.
BRECHT
L’entends-tu l’épitaphe ?
ROSA
Oui.
BRECHT
Rosa la rouge a disparu
où repose son corps est inconnu
elle a dit aux pauvres la vérité
les riches l’ont assassinée.
ROSA
À ceux qui viendront sur ma tombe
par le souffle des arbres
je dirai : l’injustice doit être vaincue.
BRECHT
Et si tu n’as pas de tombe ?
ROSA
Qui me cherchera trouvera mon ombre.
BRECHT
Je veux mettre la révolution sur scène
tu seras mon personnage.
ROSA
Je ne suis pas une héroïne.
BRECHT
Raconte comment c’est arrivé.
ROSA
À vingt ans
je voulais étudier les sciences naturelles
les mathématiques et l’astronomie.
BRECHT
Et finalement
tu as choisi l’économie et la politique ?
ROSA
Oui.
BRECHT
Pourquoi ?
ROSA
La révolution des hommes m’importe davantage
que la révolution des astres.
BRECHT
Pourtant tu aurais rencontré moins de traîtrise.
Et la lune ne réclame pas
de dommages et intérêts.
ROSA
Tempêter contre l’humanité n’a pas de sens
la révolution doit en avoir un.
BRECHT
L’injustice n’enraye pas
la mécanique céleste.
Le ciel n’influence pas
la mécanique sociale.
ROSA
L’homme doit comprendre sa place
dans l’univers.
MATHILDE
Le temps presse
l’heure tourne
le danger se rapproche :
vous l’entendez qui galope ?
BRECHT
C’est une bête
on ne peut pas l’apprivoiser.
ROSA
C’est l’humanité.
BRECHT
Elle a du champagne dans le sang
elle hurle après les étoiles
et vocifère contre la lune.
ROSA
Elle veut changer son destin.
BRECHT
Comment ?
ROSA
Du point de vue des étoiles
les pauvres et les riches
ont la même taille.
Le réveil sonne
MATHILDE et BRECHT se lèvent.
Avant de sortir
MATHILDE tend la main à ARTHUR :
Donne-moi la lettre.
Il ne bouge pas.
MATHILDE tourne les talons
sort avec BRECHT.
ROSA disparaît derrière le paravent.
ARTHUR plie les chaises
prend le réveil et sort.