Théâtre

Le dernier printemps de Rosa Luxemburg

Écrivaine

Le gardien de prison de Rosa Luxemburg a aimé sa grandeur, Brecht a laissé des fragments d’une pièce sur elle, et Muriel Pic, dont on connaissait l’édition qu’elle avait établie de son Herbier de prison, a rassemblé les éléments. Comment écrire l’histoire, comment sauver la vie ou le destin de celle que l’on aime. Extrait inédit du Dernier printemps de Rosa Luxemburg et autres poèmes dramatiques, à paraître au Bruit du temps en mars prochain.

2. La lettre clandestine

 

Début du printemps

la cellule de ROSA.

Une chaise et une table

du nécessaire pour écrire

un vase ébréché

rempli de tiges de fleurs sans têtes.

À côté de la table

une caisse qui déborde de livres

et au fond de la scène

un lit étroit

un lavabo

un miroir sombre

un pot de chambre

un paravent

sur lequel est posé

un linge de toilette.

À travers la lucarne

à peine suffisante pour un rayon de soleil

la fin d’une journée ensoleillée.

ROSA et ARTHUR entrent.

Elle a un bouquet de fleurs dans une main

un sac et une ombrelle dans l’autre.

ARTHUR reste près de la porte

les clés de la cellule à la main.

ROSA pose les affaires

et va prendre une lettre

cachée dans un livre.

ARTHUR opère un demi-tour

s’apprête à sortir

mais il est arrêté en plein vol par

 

ROSA

Prends cette lettre.

 

ARTHUR, se figeant, avec des regards inquiets vers l’extérieur :

Que se passe-t-il ?

 

ROSA

Prends cette lettre

 

ARTHUR

Parle moins fort.

 

ROSA

Mathilde vient demain.

 

ARTHUR

Elle apportera un Babka ?

 

ROSA

Elle apportera un Babka.

 

ARTHUR

Elle les fait mieux que ma mère.

 

ROSA

Et tu pourras lui donner la lettre.

 

ARTHUR

Parle moins fort.

 

ROSA

Prends la lettre.

 

ARTHUR

On va finir par avoir des problèmes.

 

ROSA

Tu dois m’aider.

 

ARTHUR

On risque le cachot.

 

ROSA

Prends-la.

 

ARTHUR

Ils supprimeront tout.

Les visites

les promenades

les Babka.

Pense à tes nerfs.

 

ROSA

Je suis une prisonnière militaire

pas une détenue civile

j’ai des droits.

 

ARTHUR

Tu les perdras.

 

ROSA

La révolution doit s’organiser.

 

ARTHUR

Les murs ont des oreilles.

 

ROSA

Par prudence

on renonce à la vie.

 

ARTHUR

On la sauve tu veux dire.

 

ROSA

Qui ne craint pas la mort

ne craint pas le tyran.

 

ARTHUR

Je crains les deux.

 

ROSA

Donc tu n’as aucune liberté.

 

ARTHUR

C’est toi la prisonnière de l’Empire allemand.

 

ROSA

Nous sommes tous

les prisonniers de la guerre.

 

ARTHUR

Elle finira bientôt.

 

ROSA

D’ici là prends la lettre.

 

ARTHUR lui prend la main

la pose sur son sexe

et chuchote contre elle :

aucune cause

aucun rêve

seulement des besoins.

 

ROSA

Homo sapiens sapiens

individu de sexe masculin.

 

ARTHUR

Qu’est-ce que tu sens ?

 

ROSA

Un soulèvement.

 

ARTHUR

Voilà ma révolution.

 

ROSA

Obsession sexuelle

immaturité affective

alcool

fuite hors de la réalité.

 

ARTHUR

Je suis un homme troublé.

 

ROSA

Tu es un homme troublant.

 

ARTHUR

Reste sur tes gardes.

 

ROSA

Vivre sous la menace

et dangereusement.

 

ARTHUR

Quelqu’un vient.

 

Il prend la lettre

la fourre dans sa poche

fait le salut militaire

sort en fermant à clé

pendant que Rosa disparaît

derrière le paravent.

 

 

3. L’interrogatoire

 

La cellule de ROSA à l’heure des visites.

ARTHUR entre

deux chaises pliantes sous le bras

et un réveil à la main.

Pendant qu’il installe

ROSA arrive et s’assied.

ARTHUR fait entrer

MATHILDE et BRECHT

puis se met au garde-à-vous dans un coin.

MATHILDE sort un carnet

pour sténographier

et BRECHT allume un cigare :

Moi Bertolt Brecht

je suis des forêts noires

ma mère m’a porté

dans les villes d’asphalte

et longtemps

j’ai pensé que les hommes

ne valaient pas tripette

par rapport aux bêtes.

Il a bien fallu m’en accommoder.

Un jour dans les rues de Berlin

grises des usines nouvelles

j’ai vu un homme plein de haine

battre jusqu’au sang son cheval

qui refusait d’aller aux abattoirs.

Voilà comment j’ai décidé d’écrire

l’histoire de Rosa Luxemburg

qui refusait obstinément la guerre.

 

MATHILDE

Venons-en aux faits.

 

BRECHT

Il y a un monde ici

il est en désordre.

Qui est prêt à le mettre en ordre ?

 

ROSA

moi

qui ne veux pas de nom.

 

BRECHT

Ton destin est donc décidé

tu vas mourir pour cette cause

vas-tu te plaindre quand ils te tueront ?

 

ROSA

Non.

 

BRECHT

Et quand tu apprendras que ceux qui te tuent

sont ceux pour qui tu es prête à mourir :

auras-tu peur ?

 

ROSA

Non.

 

BRECHT

Et quand tu comprendras que tu vas mourir

sans qu’un ordre ne soit trouvé :

auras-tu de l’amertume ?

 

ROSA

Non.

 

BRECHT

L’entends-tu l’épitaphe ?

 

ROSA

Oui.

 

BRECHT

Rosa la rouge a disparu

où repose son corps est inconnu

elle a dit aux pauvres la vérité

les riches l’ont assassinée.

 

ROSA

À ceux qui viendront sur ma tombe

par le souffle des arbres

je dirai : l’injustice doit être vaincue.

 

BRECHT

Et si tu n’as pas de tombe ?

 

ROSA

Qui me cherchera trouvera mon ombre.

 

BRECHT

Je veux mettre la révolution sur scène

tu seras mon personnage.

 

ROSA

Je ne suis pas une héroïne.

 

BRECHT

Raconte comment c’est arrivé.

 

ROSA

À vingt ans

je voulais étudier les sciences naturelles

les mathématiques et l’astronomie.

 

BRECHT

Et finalement

tu as choisi l’économie et la politique ?

 

ROSA

Oui.

 

BRECHT

Pourquoi ?

 

ROSA

La révolution des hommes m’importe davantage

que la révolution des astres.

 

BRECHT

Pourtant tu aurais rencontré moins de traîtrise.

Et la lune ne réclame pas

de dommages et intérêts.

 

ROSA

Tempêter contre l’humanité n’a pas de sens

la révolution doit en avoir un.

 

BRECHT

L’injustice n’enraye pas

la mécanique céleste.

Le ciel n’influence pas

la mécanique sociale.

 

ROSA

L’homme doit comprendre sa place

dans l’univers.

 

MATHILDE

Le temps presse

l’heure tourne

le danger se rapproche :

vous l’entendez qui galope ?

 

BRECHT

C’est une bête

on ne peut pas l’apprivoiser.

 

ROSA

C’est l’humanité.

 

BRECHT

Elle a du champagne dans le sang

elle hurle après les étoiles

et vocifère contre la lune.

 

ROSA

Elle veut changer son destin.

 

BRECHT

Comment ?

 

ROSA

Du point de vue des étoiles

les pauvres et les riches

ont la même taille.

 

Le réveil sonne

MATHILDE et BRECHT se lèvent.

Avant de sortir

MATHILDE tend la main à ARTHUR :

Donne-moi la lettre.

Il ne bouge pas.

MATHILDE tourne les talons

sort avec BRECHT.

ROSA disparaît derrière le paravent.

ARTHUR plie les chaises

prend le réveil et sort.

 


Muriel Pic

Écrivaine