Nouvelle

Gens de Paris

Écrivain

Comme dans Gare Saint-Lazare, son dernier roman, la nouvelle de Dominique Fabre ouvre la ville, sa façon d’être peuplée et abstraite, tout ce qu’on y voit sans le voir, ce à quoi on reste étranger et qu’on fait sien. Le coiffeur de l’avenue Daumesnil fait partie de ces présences. Il fait partie des « Amis inconnus », un projet d’écriture en cours.

On marchait dans la rue. Tout le monde avait l’air de vaquer à ses petites affaires. Personne ne semblait préoccupé. Des gens regardaient vers la place, en haut, là où les lions ont terminé de boire et de rugir. Ils parlaient au téléphone de combines secrètes, d’heures de rendez-vous, de courses ou de prix hors taxe, d’horaires de cinémas, ou de ce genre de balivernes qui ne font peur à personne, ne parlent de rien. Puis, entre chien et loup, pas mal de couples se rendirent dans les bars ouverts. Il est devenu faux de dire que les femmes ont dégrafé leurs corsages, que les hommes essuient des gouttes de sueur au bout de leurs favoris. N’empêche qu’on s’y croirait encore. Oui, quelque part, on s’y croirait. N’aura jamais cessé de s’y croire.

 

Elle marchait dans la rue. Il arrivait du bois de Vincennes, il l’avait traversé en marchant en canard. Il avait pris cette habitude de traverser le bois chaque jour, partant de chez lui, en marchant en canard. Il marchait en regardant droit devant lui, peut-être dix mètres droit devant. Ses yeux étaient très bleus. Il avait cette façon de regarder droit devant. La femme qui le regardait ne put s’empêcher de sourire à le voir tout rouge, en sueur, après avoir traversé le bois. Il aura traversé le bois tous les matins, en partant de chez lui, à Nogent-sur-Marne. Le dimanche, il marchait aussi dans un groupe d’amateurs de marche nordique, ça s’appelle comme ça, mais pour moi, il avait l’air de marcher en canard. Et il ne prenait pas ses bâtons en semaine. Il se rendait au salon de coiffure qu’il gardait encore, pour gagner sa vie, après elle, sans elle. Quand je l’ai connu, il avait déjà beaucoup travaillé, il avait commencé à seize ans, pour les shampooings. Il devait se baisser pour ouvrir la porte en verre du salon de coiffure. Il ne voulait pas d’employés. Je dis ça pour qu’on ne s’attende pas à une histoire avec des employés, des stagiaires, ou des relations commerciales compliquées, avec des représentants, des escrocs, des huissiers et des recommandés pour des rappels. Après s’être baissé, il avait toujours cette manière de regarder autour de lui, sur la grande avenue. Il était encore en sueur et il respirait trop vite ; parfois il regardait sa montre pour estimer le temps qu’il avait mis, porte à porte, entre chez lui et le salon. Il refermait la porte, retournait son écriteau, et il prenait une douche dans la salle de derrière. Parfois, il se disait que c’était le début d’une bonne journée mais d’autres fois, il était sombre, comme si ils étaient encore là, comme si elle était encore là, tous les deux, dans le salon de coiffure.

 

Au physique, il était assez éloigné d’un coiffeur, il se savonnait énergiquement et il avait des épaules larges, les doigts assez épais pour manier les ciseaux. Quand elle vivait encore, les derniers mois, elle se tenait assise, très mince, les deux jambes pliées l’une sur l’autre, avec les cheveux longs puis courts, comme un très jeune garçon, il y avait pensé parfois. Il buvait un café, ils avaient passé pas mal de temps ensemble, deux enfants, deux fils en fait, dans le studio derrière puis l’appart de Nogent, les choses s’étaient accélérées pour devenir pourries, complètement pourries. Sous l’eau de la douche il ne pensait à rien, quand il ne sentait plus sa présence. Sinon il pensait à elle, à eux. Peu à peu il l’oubliait, sans pouvoir jamais l’oublier. Il était inutile de penser à l’oublier ; il était inutile de considérer le démarrage d’une autre vie. Ils n’avaient pas eu le temps pour une vie complète, enfin moi je dis ça, mais il ne me l’a jamais dit comme ça. Il allumait la radio et commençait sa journée de travail. Il allait se baisser vers la porte de verre, retourner l’écriteau. Il regardait toujours en face, l’auvent bleu ciel des MMA.

 

Il regarde son carnet de rendez-vous. Ses yeux sont enfoncés dans son visage. Il a une petite radio Sony, selon la posture avec le client elle se met à grésiller. Il a acheté une autre radio, pour derrière. Il parle toujours lentement, à voix forte, comme un homme qui vit seul. Il porte des habits en jean, pantalon et chemise, et des espadrilles pour son travail, des chaussures légères, sinon il remet ses baskets pour les trajets entre le salon et chez lui. Il ne parle pas beaucoup avec les clients, et il est possible que certains viennent chez lui pour cette raison, qu’il économise les paroles ; bonjour, ça va ? ouais, quand ? Ok, ouais. Son cahier de rendez-vous est plutôt vide, la plupart du temps, sauf en périodes de fêtes. Pour Noël et le nouvel an les gens viennent tous se faire couper les cheveux. Il prend le RER quand il est trop crevé. Les numéros de téléphone sont inscrits sur les grandes feuilles blanches mais parfois, une ou deux fois par an, fêtes religieuses et décès, il a des semaines chargées. Sinon, quand tu rentres dans le salon il fait toujours un sourire rentré vers toi. Tu vas bien ? Ouais, ça va, assieds-toi. Il demande aussi pour la température de l’eau. Il le demande sur le mode interrogatif mais il dit, ça va l’eau, et on lui répond oui, parce que c’est vrai. Il connaît nos températures, ce n’est pas son moindre mérite de savoir tel client telle température, sans se tromper, ou un degré en plus ou en moins, jamais plus. Ah, tu vois. Il rit un peu, il aspire de l’air entre deux rires. Mais ses yeux ne rient jamais. Il regarde le boulevard entre la chaise du shampooing et le siège des ciseaux. Il est un veuf malheureux depuis quelques années. Il n’en parle pas. Il préfère le beau temps sur l’avenue quand il a traversé le bois, il avait une serviette éponge sur les épaules. Il coupe lentement les cheveux. Il se recule, s’avance. Il va lentement. Il va sur le pas de porte surveiller ce qui se passe sur l’avenue, et en fait, à part pour les contraventions, il se passe peu de choses en face de lui, à l’exception des clientes de la boutique en face, des lots de vêtements dégriffés et des objets de décoration, ils se connaissent depuis longtemps. Elle la connaissait aussi. Elle s’appelle Lauryne, elle est divorcée ; elle se débrouille dans sa boutique à elle. Tout le monde se connaît entre commerçants du quartier, même si, jusqu’à la place, l’avenue est très grande, très large, exposée. Il la verra plus tard. Il a cette manière de suivre les gens des yeux, plus longtemps que les autres. Il a cette manière de montrer à quel point il tient à eux, sans connaître leurs noms, leur famille, leur métier. Quand il a fini il fait payer en liquide ou en chèque. Il n’a pas toujours le terminal des cartes bleues. Il sort directement la monnaie de la poche de son jean, et il sourit. Salut, à la prochaine ! On sort et il retourne dans la pièce du fond.

 

Il dit là-bas dans sa tête, quand il en parle ; là-bas c’est à trois pas d’ici, mais c’est là-bas. Il fait les choses importantes là-bas. Il prend sa douche après avoir traversé le bois et il se fait des cafés, le café de dix heures, celui de midi, et à trois heures. Il fait réchauffer le Tupperware qu’il amène de Nogent, pour son déjeuner ; il reste assis sur une chaise. Il en a d’autres mais il n’en a besoin que d’une, il s’assied toujours au même endroit, là où avant elle était assise ou alors lui, en face d’elle, il ne sait plus bien. Il n’a sans doute pas oublié mais il n’a pas eu envie de faire le vide dans sa tête. Plus personne ne saura, bientôt, après lui. Les années passent toutes pareilles, il dit comme ça, mais ensuite, ses yeux ont l’air de s’allumer, surtout lors de ses allers-retours entre ici et chez lui. Il ne fait pas toujours les mêmes trajets parce que le soir, il est fatigué. Il reste un peu le soir, une fois qu’il en a terminé avec ses clients de la journée. Il a fermé la porte en verre. Il a passé le balais. Il a mis la radio. Il n’a pas changé l’auvent, c’est le même depuis longtemps, son prénom, ça lui suffit. Il y a d’autres salons de coiffure sur l’avenue, des grands, avec des coiffeuses aguerries, vous voulez un thé, un café, un coca zéro, des barbiers spécialistes, mais lui, il sait qu’il y a encore de la place pour lui ici, pas si longtemps, mais assez pour lui. Il disparaîtra en même temps que les gens qui viennent chez lui. Quand il parle, il s’arrête souvent. Il pense à la mort, bien sûr, après ce qui lui est arrivé, comment n’y penserait-il pas ; mais le soir, en tout cas, pas chaque soir, il a un programme différent et il lui arrive de traverser le bois en bus pour rejoindre Nogent. Une fois ou deux, il a dû fermer le salon plus tôt et prendre le métro. La 8, il dit. Ou la 6 à Nation. Ça dépend où il va. Ça dépend.

 

Le soir, certains soirs, il ne sait plus ce qui compte pour lui. Demain matin il retraversera le bois, premier rendez-vous à dix heures ; parfois, ses enfants lui disent des trucs. Il devrait faire des travaux dans le salon, ils ont dû se passer le mot pour lui en parler : la vie continue. La vie ne s’arrête pas ! Il les écoute, il aime bien les écouter. Il la voit et à travers eux, Jules et Jim, Pierre et Jacques, il reconnaît les traits et les paroles de leur mère. Peut-être qu’elle les écoute ; il hoche la tête. Il se lève pour aller chercher la marmite. Il leur a fait un ragoût. Ils se resservent, il aime bien cuisiner, il a préparé ça hier soir, après le salon. Ils boivent un verre de mousseux, à la mémoire de leur mère, ce serait son anniversaire, le temps passe vite et lentement. Il se sent envahi tout à coup, son fils aîné a eu un sale passage à vide après, huit mois durs d’anorexie pendant ses études d’ingénieur, maintenant ça va mieux, il a repris du ragoût sans y penser. Ils ont parlé des équipes de hand. Le cadet s’est mis au sport à haute fréquence, il est à l’Insep, dans le bois, ils n’en parlent pas souvent, sauf des résultats de handball, le sport qu’il aime pratiquer. Par la fenêtre de Nogent-sur-Marne parfois elle lui sourit, parfois, quand ils sont là. Il sait qu’elle ne va pas revenir de si tôt et qu’ils ne se reverront plus jamais mais peut-être cette semaine, un jour ou l’autre, il constatera des traces de son passage, un souffle, une buée. Puis, elle repartira sans mot dire, cachée quelque part, comme les voleurs de grand chemin.

 

Quand elle est tombée malade ils se sont donné le mot tous les deux ; ils allaient se relayer auprès d’elle et lui. Il leur a dit d’arrêter après quelques semaines, il en avait parlé avec elle ; parler, ça n’a pas grand-chose à voir avec leur façon, avec sa façon. Il hausse les épaules. Il lève la main longtemps vers ses clients ; ses yeux sont enfoncés mais il sourit. Ou pas ; il parle avec les yeux. Il ne s’est pas laissé envahir par le désespoir. Il n’avait pas le choix. Il a toujours été empêché dans les mots, depuis l’école et d’ailleurs elle aussi. Ils s’y sont retrouvés, aux shampooings. Ils se sont perdus. Il a failli payer très cher ce désamour mais pas avec elle, qui comprenait. Mais avec ses clients, oui, parfois. Avec ses enfants peut-être aussi. Ils ne sont pas venus avec leurs copines aujourd’hui. Une fois par an, ils se retrouvent seulement tous les trois. Ils regardent les photos après le repas. Sa photo une fois il me la montre, il la sort de son portefeuille, sans parler. C’est bien la femme que j’avais vue quand je suis arrivé ici, il y avait longtemps déjà. À l’époque, avec elle, le salon marchait bien. Elle coiffait surtout les femmes. Ils avaient contracté un emprunt à la banque. À la banque. Il le redit comme si c’était une information importante. Ouais. Et ensuite, ils ont regardé les photos et alors, il y a peut-être un moment où il leur est impossible de rester plus longtemps avec lui, ou lui avec eux, je vais ranger, ne vous occupez pas. Bon, je vais pas vous mettre en retard. Il se méfie quand même avec le petit. Il n’a pas pleuré, bien moins que le grand, il l’aimait tout autant. Lui avait des larmes et il n’a jamais fait le moindre commentaire, comme si elle n’existait plus déjà. À la place il s’est mis à courir des marathons. On ne pouvait pas le suivre, c’était trop, il a eu un claquage généralisé. Il ne leur donne pas de conseils ; il les surveille du coin de l’œil, mais il leur fait confiance. Il a une grande confiance lumineuse, comme le soleil ! il rit en me disant ça. Il parle avec les yeux aussi en même temps ; ils ont fini par embarquer son fils à l’Interco de Créteil, là où elle était allée aussi pour se faire soigner, au début de sa maladie. Puis, il revient à son ouvrage, avec sa lenteur habituelle, et on n’en parlera plus jusqu’à la fin de la coupe, si on peut dire, j’allais dire séance mais en fait séance de quoi.

 

Je le croise à peu près chaque semaine sur la grande avenue, parfois je descends de la place des lions, d’autres fois je viens de la porte Dorée, les années que j’habite là. Il n’est jamais à rien faire dans son salon, s’il est là devant c’est avec un client, sinon il est sans doute dans la salle de derrière, là-bas, il écoute la sonnette et il sort, il dit j’arrive, je ne sais pas ce qu’il fabrique là-bas derrière, ou s’il fait beau il se tient jambes écartées sur la première marche, les deux bras croisés, les mains sur les avant-bras, comme une momie au garde-à-vous, genre, je me dis, mais mes connaissances militaires sont assez sommaires, ou bien il fume une cigarette. C’est un fumeur de Gauloises, tout gosse de P4, il en laisse souvent une fumer toute seule dans l’arrière boutique, comme ça il fume moins. C’est un problème qu’ils ont eu dans le salon, avec elle, quand ça marchait bien, puis, il a l’air de vouloir rentrer dare-dare là-bas derrière, comme si quelque chose d’urgent l’y attendait, quand on s’aperçoit il me fait un grand signe de la main, genre hohé du bateau, comme un genre de soldat qui va dans un endroit dont on ne revient pas, alors qu’il se rend juste dans l’arrière-boutique, ou bien qu’il se prépare à traverser le bois en marchant en canard, à fond de train avec sa pochette, une serviette sur les épaules, une serviette jaune et bleu comme le drapeau ukrainien, histoire de situer dans les couleurs. Il a toujours aimé le sport, courir nager, il en faisait avec ses gosses, sa femme à la maison. Ils ont habité dans différents endroits du Val-de-Marne, quand ils ont ouvert le salon, ils ont cherché à quitter l’arrière-boutique, ils auraient pu mais n’ont pas voulu occuper l’appartement du premier, trop cher, ah oui, il me dit ça, il recule de deux pas, change de ciseaux, prend une tondeuse, toi t’habites où ? je lui dis en ce moment. Je suis dans un hôtel au mois, ah ouais, il rigole dans ses yeux, putain, comment t’as atterri dans ce gourbi ? Là-bas ? il connaît en fait, lui aussi, il est déjà passé par là. Il y a des endroits où on se demande ce que ça vous ferait d’y vivre, et quand on y vit pour de bon, on ne se rend plus compte, on n’a pas forcément un pincement au cœur quand on les quitte, parce que des gens n’ont jamais le cœur qui pense quoi qu’il arrive et d’autres ont le cœur lourd dès le matin, ils ont le cœur lourd ou les yeux revolver, et n’auront pas assez d’une vie pour faire le tour de leur chagrin. En tout cas, sur le pas de porte, il fume sa cigarette et laisse passer beaucoup de temps entre deux bouffées, comme s’il était surtout préoccupé de fumer sans fumer, ça ne se fait plus dans les salons de coiffure, et puis ses deux fils le lui reprochent souvent, ils ne veulent pas être orphelins deux fois. Puis il s’arrête, tu vois il dit, ah ouais ! il lève les deux bras au ciel avec sa paire de ciseaux dans une main. Il s’arrête complètement de couper, ça tombe bien car je suis presque chauve, tu te rends comptes, il recommence, la vie, on n’a pas le cul sorti des ronces. Ils veulent pas que je meure avant, ils ont peur pour moi. Il n’est pas beaucoup plus âgé que moi, genre 45 ou 50 ans, il a seulement une manière bien à lui d’avancer dans la vie, de passer ses journées, entre le bois, le salon et Nogent. Quand je le paie il a un sourire chaleureux, il dit salut d’une voix très forte, comme un crieur de journaux à la gare dans un vieux film, à la prochaine ! puis, il regarde son cahier de rendez-vous et rentre là-bas derrière, encore une fois.

 

Quand je remonte l’avenue il arrive que je l’aperçoive au fond du salon de coiffure, il ne fait pas le moindre effort pour la décoration, les photos sont usées par le soleil, des photos des années soixante-dix pour des laques, des types avec des sourires de représentants et des femmes modernes de ce temps, jaunis, éclaircies, délavées, un noir est en train de nettoyer sa vitrine et il est sorti sur le pas de porte, jambes écartées, bras croisés, il surveille un peu le type sans quitter des yeux en face, vers la boutique des invendus, des soldes perpétuelles de jupes et de chemisiers, près de l’agence des MMA, l’auvent au sigle bleu qui fait penser à la piscine, il a l’air de scanner l’autre côté de l’avenue, là où elle est. Cette fois il me parle d’elle, il me parle d’elle pour me dire sa déception, mais veuf il est, veuf il restera, avec ses enfants qui viennent manger de temps à autre et puis, il lui reste le bois de Vincennes, la marche en canard avec la serviette éponge sur la nuque ; tant qu’il pourra continuer la marche ça ira pour lui, il marchera sa tristesse et la transformera en poussière, épuisera sa colère contre la maladie et la transformera en douce image, il n’a jamais été de ceux qui se disputent souvent dans la vie.

 

Parfois, il est obligé de fermer deux trois jours d’affilée, il a des démarches à faire à la mairie, à l’Urssaf, aux impôts… Si on ne le connaissait pas on pourrait facilement imaginer que le salon est abandonné depuis quelques mois, avec une seule plante verte sur le bureau en fer, et les photos trop anciennes de jeunes gens aux dents cannibales et aux brushings trop permanents, aux jeunes femmes aux coupes datées, dont les sourires sont effacés par des centaines de journées au soleil, derrière la vitrine, le papier glacé est jauni, les cadres ont l’air desséchés, ça vous donne l’impression d’un endroit clos mais ouvert aux quatre vents, il met son écriteau : fermeture exceptionnelle. Il y a pas mal d’exceptions dans sa vie, les derniers temps. Du coup j’irai une autre fois ; je l’aperçois devant l’entrée, les bras croisés ou les mains derrière le dos, il regarde en face. Une fois il me raconte comment ça s’est passé avec la femme de la boutique, ça ne s’est pas si bien passé ; elle est bi. C’est assez embêtant à son avis parce qu’il ne pourrait pas la satisfaire de ce côté-là. Il faut choisir, tu vois ? Ses fils lui avaient dit maman, vas-y, elle ne voudrait pas que tu restes seul, là-bas derrière, ou à Nogent, ça fait déjà bientôt trois ans, mais à chaque fois elle le laissait payer au restaurant, au cinéma, au café, et ça, il me dit non, il faut de l’égalité. Du coup, il ne traverse plus. Une fois elle a traversé pour lui demander des comptes, il lui a dit tout de go, j’ai pas les moyens de t’inviter à chaque fois au restaurant, et puis aussi, ta copine, celle qui travaille en haut de l’avenue, à la réception de l’hôtel, plus haut après la librairie, chacun vit comme il veut, moi je peux pas vivre comme ça. Ça marchera pas nous deux. Désolé. Du coup elle est un peu triste et fâchée, il regarde du côté de sa boutique de lots, comment elle se débrouille pour faire tourner son commerce, elle habite à Saint-Maur, Saint-Maur, c’est les bobos, il me dit. Ha bon ? dans la salle du fond il allume la radio, habitude de vieux célibataire devenu, il perçoit les bruits de la cour intérieure, les chants d’oiseaux, sur la cime des arbres environnants des bergeronnettes, il mettrait sa main à couper qu’il y a un couple de rouges-gorges, le reste du temps, en attendant que la porte sonne, que le téléphone sonne, il écoute le temps filer, il la sent qui vit encore là, comme elle était chaque jour un peu plus éloignée ; ils ont été très amoureux, le salon marchait fort dans les années 90, maintenant il veut juste arriver au bout, juste de quoi se trouver une raison de traverser le bois de Vincennes le matin, et se diluer à son tour, puis la rejoindre. Puis il sort la tondeuse, je m’inquiète toujours un peu quand il prend la tondeuse.

 

Il vient du Val-de-Marne, s’il n’y est pas obligé, il ne va jamais plus loin dans Paris que la place Daumesnil, la place des lions, mais il connaît bien le bois, et dans les heures creuses au salon il passe beaucoup de temps à affronter les fantômes, à ressasser, ses enfants viennent le voir, le cadet a suivi sa voie. Il sera prof de gym quand il aura terminé sa carrière dans le hand, l’autre il n’a jamais compris d’où ça lui sortait, il sera expert-comptable, mais après la mort de sa mère il est passé par un accès d’anorexie sévère, ça l’a tué deux fois, il me dit, puis il pose ses ciseaux pour aller chercher quelque chose là-bas derrière. À deux pas. Il a un truc urgent ; c’est le petit qui a eu l’idée, il a mis un plan de cannabis, histoire de faire fructifier son patrimoine, lui dans le Val-de-Marne n’a qu’un studio de plain-pied, rez-de-jardin, avec des voisins indiscrets, alors plutôt que de le voir gauler par les schmitt il lui a dit qu’il allait s’en occuper, le temps qu’il trouve un endroit plus discret pour ses plantations, un endroit de campagne. Sa femme aussi en fumait, et lui, un peu, quand elle a été si malade. Ça n’a rien arrangé. Et toi, tu fumes ? J’ai arrêté. Parfois on ne se dit rien, il regarde dans la glace comme ça avance et j’ai l’impression qu’il est revenu du fin fond d’un enfer, je ne sais pas de quel enfer il s’agit. Il n’aura pas eu l’envie de prononcer une parole pendant les vingt minutes qu’on a passées ensemble, si on peut dire, ma tête à portée de ciseaux, de tondeuse, son souffle dans ma nuque.

 

Cette année-là, il se met à faire beau dès début mars, Paris est devenue une ville de bord de mer, les gens sortent le soir, traînent en terrasses, et moi, après le boulot, j’ai besoin de me dégourdir les jambes et de me rendre compte que le monde tourne, que j’en fais partie, comme les autres… les cafés sont bondés sur l’avenue, aujourd’hui les jeunes gens boivent des pintes et des cocktails, moi je date des cafés noisette ou des demis pour les grandes occasions, j’avance, pas de place pour moi. Je ne sais pas ce qui me pousse, ce soir-là, je n’avais pas prévu de me rendre au salon de coiffure, voir s’il est là, quelque chose m’empêche d’y entrer, il a mis son écriteau à la porte de verre mais il est encore là, dans l’arrière-boutique, où il passe plus ou moins ses journées en l’absence de sa femme, ou dans sa présence, je le sens, je me dis qu’il est tard, je vais surtout le voir pour le plaisir mais je peux toujours lui demander un rendez-vous. Mais aujourd’hui encore, au moment de le raconter, je sens que je fais une erreur grave, sans y songer, mais qu’est-ce qui me permet de croire à une énormité comme ça ? une autre fois, je l’aperçois dans le bois, avec sa serviette éponge jetée sur la nuque et sa démarche déhanchée, je me dis qu’il va mettre encore vingt minutes pour arriver au salon et en fait, le brouillard disparaît peu à peu à ses pieds, on dirait qu’il a peur de s’y enfoncer, un troupeau de brouillard. Il a un air bizarre parmi les autres gens en petite foulée, en habits fluo, les promeneurs, et sur le bord des routes les représentants en voiture qui ont renversé le siège et débordés, font une petite sieste entre mettons 14 heures et 15 heures, avant de repasser par les bureaux et narrer leurs exploits à la comptable, se vanter auprès du patron, ou se faire remonter les bretelles par la direction de la boîte. Pour le reste il s’agit de continuer comme on peut, avec nos amis inconnus. Il fait partie des miens. Alors voilà.

 

Ils ne sont pas restés longtemps tous les quatre, dans la pièce du fond, quand ils étaient petits, il fallait trouver un appart, avant ici ça marchait bien. Il regarde par la vitrine ; ils n’ont pas eu de mal à déménager, et puis à acheter l’appartement, c’était la première chose à faire avec les enfants. Puis, il a un peu terminé de parler, et toi, tu as acheté ? je lui dis, non pas encore, je sais pas, il faut te lancer, il me dit, t’as une gueule de proprio. Quand t’as les cheveux bien coupés tu peux aller voir à la banque ! il rit les deux bras bien ouverts, il ne dit plus un mot jusqu’à ce qu’il ait fini son boulot. Des mois passent sur l’avenue. Parfois je l’aperçois assis tout seul sur un des trois fauteuils de son salon, ou bien il fume une cigarette à la porte de la salle derrière, avant de disparaître. S’il fait soleil sur l’avenue, il est sur le pas de porte à attendre le client, ou il surveille quelque chose qu’il doit être le seul à voir, en tout cas peu de personnes semblent s’en préoccuper. Une autre fois je vais me faire couper les cheveux et il est bronzé comme pas possible, deux semaines de vacances complètes ; où t’étais ? il est parti avec une copine et il me répond avec un air sinistre qu’il était en pension complète. Il a pu se baigner tous les jours, faire des excursions, ça a fait plaisir, à sa copine mais lui, il se posait des questions sur ses clients du salon et il regrettait les vingt kilomètres par jour chronométrés dans le bois de Vincennes, si beau en cette saison, quand les gens dorment encore et n’effraient pas les animaux. Il ne pourra jamais la remplacer. Puis, il hausse les épaules comme si c’était encore une manière pour lui de la sentir proche, décidément il n’y a pas d’autre femme, il doit être emmerdant avec ça. Il parle encore de ses petites découvertes dans le bois, tu devrais aller courir toi aussi, sinon tu deviendras un vieux crouton comme ceux-là ! Il rit dans les yeux, fort mais en silence, il me montre des petits gars assis sur un banc, des types d’une soixantaine d’années que j’ai souvent aperçus, cravatés et parfumés, ils se retrouvent devant l’école primaire du coin de l’avenue et de Michel-Bizot et s’en vont quand les gamins arrivent retrouver les mères, les pères et les baby-sitters, à la sortie des cours vers 16 heures 30, ils changent d’endroit. Je regrette pas ma vie, on a été heureux, tu vois. Tu vois ? ll me fait un salut réjoui mais ses yeux sont très sombres avant de refermer la porte à clé derrière moi.

 

Et puis, il est souvent absent, genre une semaine sur deux, plusieurs fois on croit qu’il sera là mais il ne vient pas au dernier moment, de mon côté je lui fais faux bond une fois ou deux, et quand on sait les choses on peut trouver déchirant de voir son bureau vide, la page restée ouverte dans son grand cahier de rendez-vous, la page qu’il ne vient pas tourner, la plante verte qui s’alanguit et dont on se dit qu’elle va finir par se glisser sous la porte de verre s’il ne se décide pas à revenir, et puis, la tronche des types en modèles Pétrole Hahn, les deux filles à la coupe genre Louise Brooks et dans un petit médaillon qu’on ne peut pas voir mais qu’il m’a montré une fois, la photo de sa femme, une femme fluette, souriante, aux cheveux coupés courts… Je ne sais pas ce qui m’empêche d’aller le voir quand il est de nouveau là. Il a l’air comme avant, vraiment comme avant mais il y a quelque chose de différent dans le salon de coiffure, sur l’avenue aussi, nous allons tous partir d’ici, chassés par les prix de l’immobilier dans le douzième arrondissement ; j’y retourne, il a les yeux bien enfoncés, cette façon de se montrer rasé de près, impeccable de partout, avec sa chemise et ses pantalons en jean, la génération Pétrole Hahn, quand je lui demande des nouvelles du bois de Vincennes il est content. Il s’est fait une élongation, il a un peu trop forcé, il y a quelques mois il a trouvé un groupe de jeunes marcheurs, je rigole en lui parlant des marches des retraités genre Macif, Mgen, retraités de l’Éducation nationale, pour lui, il trouve que ce sont les gens les plus importants du monde (peut-être après quand même les grands sportifs, les infirmières et les médecins de l’Interco et de Bichat) mais il a eu bien du mal avec cette élongation. On n’a pas le cul sorti des ronces. Il conclut encore une fois ; il regarde profondément dans le miroir en face de nous, si ça veut dire quelque chose de plus que le silence, il continue sans dire un mot. Moi ça me va.

 

Des enveloppes sont passées sous la porte du salon, des prospectus, je ne résiste pas à mon envie de coller mon visage à la vitrine, mais rien, strictement rien n’a bougé, rien n’a changé. Du coup je me demande où vont maintenant ceux qui avaient l’habitude de venir chez lui tous les quinze jours pour se faire couper les cheveux. Je ne sais pas comment le joindre, je ne connais que son prénom. Bien sûr je pourrais toujours aller me renseigner auprès de la femme avec qui ça le faisait pas, celle qu’il devait inviter à chaque fois et était bisexuelle, ce qui pour un type comme lui relève d’une impossibilité majeure ; et qu’on ne pense surtout pas de mal de lui ou d’elle à cause de ça. Les bonhommes Pétrole Hahn ont de plus en plus des têtes de schtroumpfs qui jaunissent un peu plus chaque année. Les gens vont viennent sur les trottoirs. Les vitrines sont refaites. Automne-hiver. Printemps. Été. Les lots nouveaux arrivent dans la boutique de la soldeuse. Les clochards près de la banque tournent le dos aux lions qui savent tout ça dans la fontaine, et doivent s’en moquer complètement. Ils ont fait un beau musée dans le palais des Colonies à la porte Dorée. Les crocodiles ont disparu. Les pièces jetées dans l’eau ne m’ont rien rapporté. Les arbres autour du lac ont fière allure, comme si, dans des endroits comme ça, Paris sera toujours Paris… bien sûr ne veulent rien dire du tout des phrases comme ça.

 

Mais sous sa porte, il n’y a plus de place. Même les bonhommes Pétrole Hahn, genre vieux playboy à Monaco, cadres à Neuilly sur le boulevard Charles-de-Gaulle, entraîneurs d’équitation pour la jeunesse dorée, ont l’air de s’inquiéter de la situation. La plante verte a été descendue du bureau. Il n’y a plus de grand cahier de rendez-vous ; je repasse le voir deux mois plus tard. Quelque chose me force à me rapprocher de lui, je n’habite plus là. L’agence du Crédit agricole est devenue Crédit lyonnais. La chinoise du petit bobun de Claude-Decaen est repartie à Taiwan faire la cuisine. Les dealers, Petit blond, Macintosh, Grand black sont sans doute en détention, puis libérables avec mise à l’épreuve. Les loyers ont encore bien monté dans le quartier, à cause du bois, de la place des Lions, et du fait que tout ce qui ne monte pas descend. Par exemple toi, dans ta vie, est-ce que tu montes ou est-ce que tu descends ? Une dernière fois, il est assis sur un fauteuil, comme s’il allait se couper les cheveux à lui-même, en parlant avec le coiffeur. Je traverse pour le saluer. Je me rends compte qu’il n’est pas là à proprement parler ; il me regarde comme une ombre dans une chambre close, et alors que je me sens bête et m’apprête à faire demi-tour, il a dû rebrancher ses circuits et lève la main comme il fait, un truc martial, genre gladiateur avant un dernier combat. Mais peut-être qu’on le croise encore, qui marche en canard dans les allées du bois de Vincennes, les animaux nous reconnaissent aux bruits de nos pas et quand il est de sale humeur, ils ne lèvent même pas le museau. Ses fils ont mis un écriteau, un message imprimé sur un format A3. Sa clientèle était très importante pour lui. Une raison de vivre. Merci pour lui. Sans fleurs ni couronnes. Juste un mot, si vous voulez. La nuit, il marche dans le bois.

 


Dominique Fabre

Écrivain

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