Roman (extrait)

Vies et morts de Sophie Blind

Écrivaine

Vous n’aviez pas pu lire en français Susan Taubes avant aujourd’hui mais sort enfin à la rentrée, chez Rivages, le premier roman de cette écrivaine et universitaire américaine d’origine hongroise, suicidée peu après la parution, en 1969, de Divorcing, son titre original. « C’est simple, il n’y a rien que cette femme ne sache écrire », écrit Jakuta Alikavazovic en préface, qui sait de quoi elle parle puisque c’est elle qui l’a traduite. La liberté de tons, formes, humours, donne corps à une héroïne qui n’a « aucune notion de sa vie ».

Un

Ouvrir les yeux lui coûte un immense effort mais ça se passe dans une autre pièce ; puis la voilà qui descend à la hâte une rue bondée, passe devant des boutiques chics, les vitrines de la place Vendôme lui font de l’œil, avec leurs montres pas plus épaisses qu’une pièce de monnaie ; mais elle sait que ça ne va pas, elle sait qu’elle doit ouvrir les yeux, car elle est allongée sur un lit, dans une chambre. À plusieurs reprises elle ferme et ouvre les yeux, à présent elle est au lit ; elle reconnaît la pièce ; la lumière, à cet étage élevé près de l’Hudson River. Mais impossible de les garder ouverts assez longtemps ; à chaque clignement la pièce change, la fenêtre se trouve sur un autre mur, ou bien une masse sombre lui bloque la vue. Voici qu’elle discerne une silhouette masculine, elle se rappelle la douleur qui l’a ravagée, à laquelle son corps n’était pas prêt – est-ce son amant ? – il se tient en manteau près du lit, elle se demande si elle a hurlé telle une sauvage, s’il a entendu ses divagations éperdues et ses jurons sanglants. Si c’est le cas, il fait mine de rien, par bonté ou par indifférence, parce qu’il préfère ne pas croire ce qu’il a entendu, ou vu. Belle, digne, c’est ainsi qu’il veut se la rappeler.

Elle ouvre la bouche, elle est loin désormais, sa propre voix semble lointaine, étonnamment rapide, fluide. Elle rit. Elle n’a jamais ri de la sorte auparavant. La silhouette de l’homme s’est brouillée, masse sombre, inerte, elle se balance légèrement, voici qu’elle aperçoit la plante blanche de ses pieds nus – il s’est pendu !

Sophie Blind n’y croit pas, bien entendu, ce n’est pas parce que quelque chose vous fait peur, elle le sait, qu’il faut nécessairement y croire ; elle a étudié la philosophie, l’épistémologie, elle a publié des articles sur le problème de la vérification. Et puis de toute façon, à présent elle ne voit plus rien. Peut-être n’était-ce qu’un manteau sur son cintre, oscillant au gré des turbulences, dans l’avion. Ou alors, un effet stroboscopique.

La douleur est passée, elle s’est littéralement levée. D’abord elle n’y voyait rien. Qu’est-ce que c’était, cette caresse blanche ? Dieu peignait le monde sur sa rétine de son pinceau tout doux ; des étoiles, la neige qui tombe, des fleurs, des rangées de marronniers sauvages en fleur, chaque feuille un chatouillis vert. Elle n’a jamais ri de la sorte auparavant. Qui l’eût cru, cela aussi ? Ce n’est pas parce que quelque chose vous plonge dans l’extase qu’il faut nécessairement y croire.

Elle est dans une chambre, au lit ; à cette notion familière Sophie Blind s’accrochait, aux prises avec un rêve des plus fous.

Mais rêve-t-elle ?

Elle est dans une chambre, elle écrit. Le seul souci, c’est que toutes les pages du petit bloc-notes sont déjà noircies de mots dans quelque langue étrangère. Elle s’assoit dans le lit. La pièce ne lui dit rien, avec son plafond haut – une vasque en marbre et son pichet, une armoire, très province française –, une chambre dans un hôtel de première classe à l’ancienne, dans une station balnéaire, en Normandie. Clairement un rêve car à présent elle se souvient de l’industriel milanais, ils filaient le long de la côte amalfitaine dans son Alfa Romeo – les dates, les lieux ; mais lui, qu’a-t-il bien pu devenir ? Elle doit noter tout ça – vite, avant qu’il n’arrive – sur le napperon en papier à dentelle de son plateau du petit déjeuner. La chambre a de nouveau changé mais ça, elle s’y est faite. Sophie Blind a l’habitude des chambres inconnues. Elle a passé sa vie à voyager.

Cette chambre, avec ses voilages de mousseline à motifs cloués à même le cadre de la fenêtre, ses rideaux d’une couleur sombre, son haut lit, pourrait se trouver dans l’appartement de sa grand-mère à Budapest. Des portraits d’hommes barbus dans des cadres en argent en couvrent le mur. On entend le tohu-bohu des livraisons, à l’arrière ; le claquement des tapis que l’on évente sur le rebord des fenêtres, les brosses sur le dallage ; on fait entrer les invités, on les raccompagne ; la porte du buffet grince à chaque fois qu’il faut quérir un verre à vin supplémentaire.

Elle contemple une page de la Bible illustrée de Doré, une image du Déluge, des foules tourbillonnantes de corps nus tout en bas, les morts voluptueusement drapés sur les rochers, la colossale Arche blanche s’approchant par en haut ; la seconde suivante, quelqu’un tourne la page, découvre une scène pastorale. La silhouette incertaine qui furète dans la chambre, prend des affaires dans les commodes, pourrait être un cousin ou un oncle. Étrange, tout cet attirail tape-à-l’œil – bottines, jupons, chapeaux et éventails des années 1890 et des années 1920. La grâce efficace, assurée de ses gestes comme il se sert, ainsi que de ses déplacements, suggère un amant, un amant taquin, qui enfile le caftan en fourrure de l’arrière-grand-père de Sophie Blind, puis l’étole en renard argenté de sa tante ; ses imitations vont trop loin. Arrête, implore-t-elle, mais déjà il enfile la robe à sequins de sa mère : un visage maquillé de femme apparaît, la ressemblance est parfaite, les boucles blondes, la mouche noire juste sous la commissure des lèvres, à gauche ; elle est assise, en robe moulante, décolletée, les jambes croisées à la Marlene Dietrich – voici qu’on secoue la pièce comme un kaléidoscope ; les lustres s’épanouissent, s’effondrent dans des salles de bal tapissées de miroirs, trop d’éclat, trop de reflets. À présent Sophie Blind ne sait pas trop si elle rêve. Une autre question la tracasse. Sous l’influence de leur drogue diabolique, se souvient-on de l’avoir prise, même en supposant qu’ils ne l’ont pas glissée dans le thé, quels salopards, même en supposant que tout était réglo, qu’on s’est portée volontaire, s’en souvient-on, de cela, sous l’influence active de la drogue ? Sophie Blind ne se souvient plus.

Elle lève les yeux sur son amant, stupéfaite par la phrase « … ce bonheur, si improbable soit-il, nous l’appelons amour ». Il est assis au bord de son lit, il fume, la mine grave. Elle se demande pourquoi il regarde au loin, tête renversée en arrière ; elle veut voir son regard. « … parce que tu es morte, Sophie », entend-elle, comme une voix s’élevant d’une lettre qu’elle est en train de lire. « Morte. »

« On connaît la chanson », c’est ce qu’elle voudrait dire. Au lieu de quoi ses yeux bondissent une dernière fois à la rencontre de son cher visage. Parti. Où ça ? Disparu. Dans la tenture ? Une scène de chasse médiévale au fond de verdure passée ; un château flotte, à peine esquissé dans le coin supérieur gauche ; au premier plan, des dalmatiens tachetés sur leurs pattes arrière, représentés de face, sautent vers l’extérieur – quelle virtuosité, la perspective, au Moyen Âge ; c’est époustouflant ! Modernité, Réforme, Renaissance : des blagues potaches, tout compte fait, elle s’en doutait depuis toujours – le monde a pris fin à l’heure dite, en l’an 1274, si seulement ils y avaient cru. « … Pourquoi il a dû y avoir un vingtième siècle… ? » Elle entend une voix familière répéter la question d’un élève, avec un fort accent allemand. Ça, c’était dans un autre rêve. Elle ne voit plus rien à présent. En vérité elle en voit trop, trop vite. C’est pareil, qu’elle ouvre les yeux ou qu’elle les ferme. Son amant est dans la pièce et il veut qu’elle soit calme. Qui donc mène une partie de chasse sous son crâne ? Des oiseaux abattus en plein vol chutent, lugubres, de toutes les directions, d’autres sont relâchés tout aussi vite, leurs cris sont aigus, assourdissants.

Elle sait que c’est fini. Elle ne peut pas s’arrêter maintenant. Elle doit se faire à sa nouvelle voix.

Oui, je suis morte. Je savais que j’étais morte en arrivant mais je ne voulais pas être la première à le dire. Pas juste en arrivant. Je n’étais pas tout à fait sûre, voyez-vous. Tout paraissait flambant neuf, les réservoirs sur les toits, les larges avenues, les lourdes portes de verre ; les garçons qui jouaient au football américain sur le trottoir. Comme si c’était ma toute première fois à New York. Ma perception des choses est parfois faussée. Mais je ne me suis jamais sentie aussi intensément vivante qu’en ce moment. C’est ça qui me confond. Et ta présence. À l’écoute. Ou alors, regardant mon visage plongé dans le sommeil, toujours calme, c’est ce que tu as dit. Quand je sais que tu es loin… Peut-être es-tu en train de m’adresser les mots qui éclairciront tout. Les mots sont inutiles, peut-être. Les femmes veulent essentiellement trouver le bonheur, c’est tout, voilà ce que tu as dit, le bonheur plutôt que le pouvoir ou la vérité. Mais elle m’importe, à moi, la vérité. À présent que je suis morte, c’est tout ce qui m’importe.

Je suis morte un mardi après-midi, percutée par une voiture alors que je traversais l’avenue George-V. Il pleuvait des cordes. Je sortais de chez le coiffeur. L’heure, à en juger d’après la circulation, de plus en plus dense mais pas encore embouteillée : juste avant dix-huit heures. J’ai aperçu un taxi libre, je l’ai hélé. Je suis descendue du trottoir, cherchant l’occasion de traverser. C’est alors que j’ai vu le portier de l’hôtel en face se diriger vers le taxi armé d’un parapluie géant, donnant un coup de sifflet strident. J’ai tenté le tout pour le tout. Et j’ai été projetée au milieu de l’avenue par une voiture. Percutée sur-le-champ. Le reste est flou. En raison de la pluie, seule une poignée de badauds s’est rassemblée. La police et une ambulance sont arrivées en quelques minutes. Et en moins d’une demi-heure la circulation avait repris son cours normal.

Ce fut si soudain, et qui plus est mon esprit était tout à fait autre chose, à ce moment-là. Mais il est bien certain que je suis morte. Le rapport du médecin repose sur le bureau de la police, même s’il faudra attendre demain matin pour qu’un certificat de décès officiel puisse être émis ; « Femme décapitée dans le 8e arrondissement*[1] », d’après France Soir, et la sensation de ma tête détachée de mon dos est toujours vive. Mon corps devient énorme, ses centaines de milliards de cellules soudain libérées, répandues, accélérées, exultant, empressées, se hâtant aux sept portes de Paris, par la porte de Clichy, la porte de la Chapelle, la porte d’Orléans, la porte de Versailles ; les doigts, au bout de mes bras étendus, plongés dans les bois de Boulogne et de Vincennes.

 

 

 

Mon grand chéri,

J’arrive. Ne te laisse pas abuser par le papier à lettres du Crillon. Je suis en route, je quitte Paris ce soir. Cinq jours à Amsterdam (le colloque dont je t’ai parlé) ; peut-être que je réussirai à les réduire à trois pour être à New York le dimanche 11 au matin par le vol d’Icelandic Airlines. Je t’écrirai quand je serai fixée. Laisse une clé sous le carreau descellé, au cas où. J’espère que tu recevras ceci à temps. Impossible d’écrire ces dernières semaines. Entre les obligations professionnelles, les enfants à caser chez ma belle-sœur pour l’été et puis la maison à finir de vider – toutes ces choses amassées, c’est déprimant. Mais c’est fait. Je suis enfin libre, j’ai remis les clés aux nouveaux locataires, j’ai enregistré mon unique valise à l’aérogare*. J’ai passé la journée à marcher, merveilleusement légère, rien que mes papiers d’identité et ta photo en poche.

J’ai déambulé dans divers marchés, à contempler les mêmes variétés de fromage, de magnifiques étals de fruits, jusqu’aux haricots verts, en rangs parfaits ; je me suis perdue au marché aux fleurs. Près d’une heure dans le hall du Crillon à essayer de t’écrire. Puis une petite balade place Vendôme, à faire du lèche-vitrines. C’est seulement quand les boutiques ont fermé pour la pause déjeuner que j’ai commencé à me dire qu’il me faudrait peut-être un projet pour l’après-midi – du shopping, une visite au musée Grévin ou à l’exposition récente d’ancienne calligraphie chinoise, ou un dernier salut aux bustes des Cyclades, au Louvre. Mais j’ai poursuivi ma route, hébétée, au-delà du Châtelet, m’arrêtant chez tous les brocanteurs du quai*, partout du matériel sportif, des oiseaux et poissons tropicaux d’agrément à vendre et, une fois de l’autre côté du fleuve, j’ai soudain éprouvé l’inanité de tous ces délices, le beau ciel bleu, une soudaine impatience et colère en voyant des femmes sur le chemin du retour, après le square, flanquées de petits enfants, s’attroupant devant les boutiques et les boulangeries. Je me suis préparée mentalement à la classique croisière sur la Seine au coucher du soleil, le bateau-mouche bourré d’une foule de garçons, tous membres de la même organisation allemande pour les jeunes, les « Wundervogel ». Et voilà, il est l’heure.

Pardonne ce mot tardif, rédigé dans l’urgence ; j’espérais le faire partir plus tôt dans la journée ; autant le poster à l’aéroport. Même pas commencé à réfléchir à mon allocution sur Spinoza. Je compte sur l’inspiration du moment. Ce sera ma première visite à Amsterdam.

Baisers, SOPHIE

 

 

 

En voyage, Sophie Blind transportait tout ce qu’elle avait accumulé en quelque trente-cinq ans dans divers cartons, valises, malles, barils, caisses et assimilé. Pas sur sa personne, ni nécessairement avec sa personne. Sur elle, elle ne gardait que le nécessaire, en fonction de la nature du périple – en bateau, en avion, en train, en bus ou à pied –, sa longueur et sa destination et, pour finir, le nombre de voyageurs.

Cela paraissait évident, comme façon de faire : emballer et déballer et remballer si l’on voyageait, ce que Sophie faisait depuis toujours. Une fois mariée, elle avait continué, avec son mari. Ezra Blind travaillait à un livre qu’il mettrait peut-être une vie à finir, ou, à tout le moins, les vingt prochaines années ; son labeur requérait des séjours en bibliothèque et des rencontres avec des universitaires de maints pays. Par chance, Ezra parvenait à se faire inviter, en tant que conférencier en résidence, dans de bonnes facultés des deux côtés de l’Atlantique, et même jusqu’à Jérusalem. Aussi avaient-ils vécu dans bien des villes, parfois quelques mois seulement, parfois jusqu’à deux ans, tout en visitant d’autres endroits entre-temps. Sophie aimait voyager. Elle aimait aussi s’entourer de choses qu’elle chérissait, de quelques objets familiers, où qu’elle soit, en sus du ciel, toujours plus ou moins le même, avec son soleil, sa lune identiques, et des murs tous plus ou moins semblables. Certaines de ces choses, elle les avait trouvées ; d’autres avaient été volées, d’autres encore, achetées. Sophie aimait voyager. En guise de cadeau de mariage, Sophie avait réclamé à son beau-père la prolongation de leur lune de miel, plutôt qu’un manteau en fourrure. Comment ça, pas de fourrure ? Leur belle-fille doit avoir sa fourrure. Quand, à la naissance d’un fils, un manteau en fourrure fut acquis, ce fut pour les photos de leurs familles respectives. Elle le portait pour eux. Elle était leur belle-fille. Mais était-elle obligée de l’emmener partout lorsqu’elle voyageait avec son époux ? Oui, car Ezra avait contribué. Son père avait dit : « Je veux acheter à Sophie un manteau de fourrure à cinq cents dollars. » À quoi Ezra avait répondu : « Prends-en un à sept cents dollars. Je connais un type qui peut nous avoir un manteau à neuf cents balles pour sept cents. Je mettrai les deux cents et on économise quatre cents dollars en tout, et elle aura le plus beau des manteaux. » Avec Ezra, Sophie portait la fourrure et les bijoux qu’il lui avait achetés. À chaque fois qu’il désespérait de leur avenir, il lui offrait un lourd bijou en argent.

Il aimait qu’elle s’habille en noir. Du noir, c’est ce qu’elle portait lorsqu’il lui avait fait sa demande en mariage, c’était la couleur qui lui allait le mieux, et qui allait le mieux avec les bijoux qu’il lui offrait. Il était toujours prêt à lui offrir une petite robe noire. Une petite robe noire de qualité, ça vous durait une vie. Ce dont Sophie avait toujours rêvé, c’était une chemise de nuit blanche, longue et douce, en coton ou en flanelle de qualité supérieure. Mais ça, Ezra ne comprenait pas pourquoi. Elle était mieux toute nue. Parfois il lui demandait de venir au lit en manteau de fourrure. Une chemise de nuit ? Un luxe inutile.

L’ensemble de ce que Sophie accumulait ne la suivait pas dans des cartons, ni dans les transports, en caisses et en malles ; c’était difficile, onéreux, compliqué. Et puis, s’ils migraient au sud, ils n’auraient guère usage de tous ces pardessus et lainages, même s’ils pourraient en avoir besoin l’année suivante, ou à un moment donné, à l’avenir, car ils ne savaient jamais où ils atterriraient ensuite. De même, elle mettait de côté les habits d’enfant devenus trop petits qui pourraient servir pour le prochain. Bien entendu, la plupart des choses qu’elle rassemblait ici et là, sur le trajet, ne pouvaient l’accompagner mais devaient être remisées, en fonction de l’endroit où ils se trouvaient, chez des amis ou des proches qui, eux, étaient installés. Il fallait tout garder pour le jour où elle serait bien installée, dans une belle et vaste demeure pleine d’ailes et d’étages, avec une cave pour tout ranger, un grenier où loger tous les animaux qu’elle avait promis aux enfants. En esprit, tout y était, elle était toujours dans une maison imaginaire, en partance pour un voyage, choisissant une ou deux choses à prendre avec elle. Mais peut-être ne voulait-elle au fond rien d’autre que cette maison imaginaire, pour pouvoir à jamais voyager, collectionner toutes sortes d’objets, vivre un peu partout. En attendant, elle parvenait fort bien à caser un carton ici et une valise là, chez des amis ou des proches qui, eux, étaient installés. Si elle passait plus d’une année quelque part, même si rien n’était jamais définitif, elle pouvait réclamer qu’on lui envoie certaines choses. Elle regrettait toujours de n’avoir pas pu anticiper et préparer ses affaires en vue des circonstances à venir.

C’était une faiblesse, elle le savait, d’accumuler, de garder, de se souvenir des lieux où elle avait laissé ceci ou cela. Certaines affaires s’égaraient, cela faisait partie du voyage. Pas seulement des objets isolés, mais des paquets, et même une valise entière, mystérieusement disparue. Elle s’efforçait vraiment de prendre soin des choses, et si elles se perdaient en dépit de ses efforts, elle s’y résignait allègrement, pas comme Ezra qui ressassait leur disparition. Qu’il s’agisse d’un objet qui lui était précieux ou tout bonnement utile sur le moment, à chaque fois qu’une nouvelle perte était révélée, il énumérait, mélancolique, la liste de tout ce qui s’était égaré depuis qu’ils s’étaient embarqués ensemble. Ce que Sophie, elle, ne faisait pas. Ou bien juste pour elle. Il y avait le moment de la découverte, l’angoisse éprouvée. Une fois, ça suffit, voilà quelle était la devise de Sophie. Les objets perdus voulaient être regrettés. Ah oui, impossible de ne pas pleurer comme il se doit ces boucles d’oreilles achetées dans quelque ruelle de Gênes. Mais il était contraire à tous les principes de Sophie de souffrir plus d’une fois de la même perte. Comment Ezra pouvait-il prendre ainsi le parti des choses ? Non que Sophie fût absolument sûre d’elle. De fait ; elle était hantée par ces pertes en dépit de tous ses principes et cela n’aidait guère de se dire : Bon débarras, j’aimerais mieux mourir que de remettre ces boucles d’oreilles aujourd’hui ! Elles émettaient leur simulacre fantomatique, sur la commode de quelque chambre d’hôtel. C’était dans la nature des choses de se comporter ainsi, avait conclu Sophie, et c’était dans la sienne, en tant que femme de principe, de leur résister. Si cette chose persiste à me hanter, se disait Sophie, ce doit être parce que je n’ai pas souffert de sa perte aussi sincèrement, aussi profondément que je l’aurais dû. Mais dans ce cas, il n’y a rien à faire. J’ai loupé le coche ; ou bien l’objet perdu a loupé son heure ; raison pour laquelle il persiste à revenir. Quant à la perte qui lui causait une réelle détresse – cette perte-là, elle la portait dans sa moelle même, mêlée à elle. Si à tout moment elle souhaitait s’enquérir de la totalité des pertes, elle n’avait qu’à énoncer la dernière en date et Ezra se mettrait à faire les comptes, aujourd’hui ceci, hier cela, jusqu’au début. Mais cela n’intéressait pas Sophie. Faire les comptes, c’était des affaires d’homme. Ce à quoi son père et ses deux grands-pères s’étaient consacrés.

Oui, elle aimait voyager. La seule façon de vivre, disait toujours Sophie, la seule façon de vivre dans le temps : filer comme lui. Sophie devenait nerveuse quand ils restaient trop longtemps au même endroit.

Sophie se mettait en quatre pour éviter les scènes de ménage, mais cela ne marchait pas toujours, car Ezra ne se contentait pas de s’inquiéter et de se plaindre : il cherchait querelle. Qui plus est, Sophie nourrissait des griefs personnels qu’elle ne pouvait pas toujours contenir en silence. Aussi se querellaient-ils.

Ezra gagnait toujours. Quel qu’en soit le sujet, indépendamment de la personne qui initiait les hostilités, Ezra parvenait toujours à la mettre en tort. Sophie ne comprenait pas comment il se débrouillait. Ce devait être un talent bien à lui. Et, au bout du compte, il affirmait toujours qu’elle était la plus belle femme du monde.

Ezra commençait par un petit rien. Si petit que Sophie ne comprenait pas du tout qu’il lui cherchait des noises. Un petit rien qui se règle en une minute, songeait-elle ; ou à propos duquel il n’y avait rien à faire, qui pouvait être évacué en une minute. Puis, comme Ezra s’entêtait de façon déraisonnable dans ses élucubrations, Sophie finissait par se dire que le problème, ce n’était pas cette cravate en particulier, qu’il ne trouvait pas et lui reprochait de ne pas avoir prise, ni le fait qu’elle ait oublié de prendre d’autres choses en d’autres occasions, ni qu’elle se moquât bien de l’allure qu’il avait, et même de la sienne propre – son indifférence des apparences en général. Le problème, c’était en vérité les conséquences que cela avait eues sur leurs vies et qui continueraient de s’accumuler. Le problème était colossal.

Ezra poursuivait, le pathos allant crescendo ; voilà qu’il faisait les cent pas ou qu’il s’immobilisait afin que rien ne vienne le détourner de son envolée rhétorique, ou pour mieux marquer un temps très théâtral. Sophie observait son index : il dessinait des cercles ou mélangeait quelque mystérieuse mixture. Se lançait à la verticale vers le sublime. Piquait à l’horizontale, mais restait braqué sur elle. L’index se mettait à s’agiter de manière de plus en plus menaçante à son endroit, comme s’il ne savait plus où donner de la tête. Moment où elle prenait une profonde inspiration, soit pour riposter, soit pour quitter la pièce avec fracas.

Sophie avait les scènes de ménage en horreur. La plupart du temps elle gardait ses griefs pour elle. Ou bien cela finissait par sortir d’un coup. Elle hésitait à soulever la question, ou hésitait sur la meilleure façon de l’aborder et, alors qu’elle pesait encore le pour et le contre, comment s’y prendre, fallait-il se lancer, cela éclatait soudain, à leur surprise à tous les deux – la plus étonnée en était probablement Sophie, plutôt qu’Ezra, qui avait pris l’habitude, dans sa famille, de se faire hurler dessus, tandis que Sophie, elle, n’était pas accoutumée à s’entendre crier.

Ezra écoutait attentivement, allongé, très calme. Tirait-il parti d’un instant où Sophie était trop à sa colère échevelée pour s’enfoncer dans le canapé ou se glisser dans le lit – ou bien était-ce ainsi que la dispute commençait ? Avec Ezra installé au lit tandis que Sophie, debout, se démenait, qu’il y avait tant à faire, bien plus qu’elle ne pouvait en accomplir seule, et puis l’épiphanie : sa vie réduite au désespoir, au motif qu’elle ne parvenait jamais à rien finir. La vision d’Ezra allongé, vautré, et qui bâillait – là était peut-être l’origine véritable de sa fureur.

Sophie Blind ne pensait pas les mots dévastateurs qui jaillissaient de sa bouche, pas plus qu’elle n’arrivait à croire que c’était bien elle qui les prononçait. En outre, Ezra ne manifestait nulle consternation, nulle incrédulité ni stupéfaction. Elle lui trouvait une expression satisfaite : assis le dos droit désormais, la dévisageant, les yeux écarquillés, il opinait, approuvant le fait qu’une femme s’emporte comme elles se devaient de le faire, réprimant un sourire sans grand succès, les traits s’adoucissant, adoptant le masque de la sévérité ou du simple effroi, puis disparaissant sous la couverture quand elle, bras tendus, mains muées en serres, se jetait sur lui en menaçant de joindre le geste à la parole et de s’en prendre à son tendre épiderme, et puis, ainsi dissimulé, il attendait que l’orage passe. Il n’avait pas grand-chose à craindre, à couvert, ce n’était là qu’une femme, qui se jetait sur lui de tout son poids, les poings martelant surtout le mur, l’air, le matelas ; au pire, un coup dans les côtes, un poing perçant la barricade de bras et de genoux. Rien qu’une femme, à cet instant précis un magma en fusion, de plus en plus malléable, fluide de fureur ; son épouse bien-aimée, il savait bien ce qu’il allait en faire, et neuf mois plus tard, un bébé était là.

Si elle ne lui sautait pas dessus, il attendait que l’orage passe, comme il le faisait toujours en fin de compte. Attendait que la pluie diluvienne, colérique, qui s’abattait sur lui ne soit plus qu’un filet, pour prendre à son compte la dernière gouttelette languissante de Sophie Blind, qui répétait faiblement : « … dois toujours tout faire toute seule… » Sur quoi Ezra, blessé dans le tréfonds de son âme par le moindre soupçon de reproche, se mettrait à énumérer, à lui rappeler toutes les fois où il l’avait aidée, où il avait fait ceci ou cela pour elle, l’avait soulagée de tel ou tel fardeau, lui avait offert des cadeaux ; l’une après l’autre, ses bonnes actions envers elle, rien qu’un échantillon de sa réserve inépuisable, tant qu’elle parvenait à tenir la tête droite, et jusqu’à ce qu’elle ploie sous toutes ces bonnes actions énoncées longuement, avec passion. Le poids de toute cette considération, cette dévotion, ces années de service rendait Sophie toute faible, hébétée. Elle ne savait plus si elle était debout, assise, allongée. Elle s’asphyxiait. Quand elle sentait enfin son corps à lui l’enserrer, l’écraser de tout son poids, c’était un soulagement. Et neuf mois plus tard, un bébé était là.

Avec un bébé qui lui poussait dans le ventre, Sophie était heureuse ; plus rien ne la dérangeait. Elle dormait, marchait, mangeait comme elle en avait envie. Quand Ezra lui demandait de faire quelque chose, la plupart du temps elle n’entendait pas. Elle était enceinte. Ma femme est enceinte, disait Ezra, d’un air entendu, quand on notait son absence, ou son air absent, lors d’une soirée. Sophie n’avait pas la patience pour les inepties mondaines lorsqu’elle avait un bébé dans le ventre, et encore moins lorsqu’elle l’allaitait ou l’élevait. Elle n’avait pas la patience pour les chaussures trop serrées ou les arguments pour ou contre. Elle restait à la maison et enduisait d’huile son ventre, ou son bébé, ou les deux.

Ezra, voyant combien Sophie était heureuse, enceinte, lui fit un autre enfant. Elle faisait trempette dans la baignoire. Quand il y avait un bébé, elle le prenait dans la baignoire avec elle, elle les prenait tous autant qu’ils étaient, et ils jouaient avec les robinets et le pommeau de douche, ou s’éclaboussaient entre eux. Quand ils furent plus grands, elle leur donna de la peinture, de l’argile, des perles et de vieilles nippes pour jouer et confectionner des choses.

Ezra se plaignait ; Ezra était horrifié par les perles et l’argile, la bourre, les chiffons, la peinture et plus que tout par les enfants qui peignaient sur les murs. Ça part à l’eau, lui certifiait sa femme, avant de le prouver d’un coup d’éponge. Mais Ezra était horrifié à l’idée d’enfants peignant sur les murs. C’était la fin. C’était péché. Ezra décréta qu’il voulait de l’ordre dans la maison. Sophie regarda son index qui gigotait, menaçant, et sa bouche réduite à une fine ligne. Longtemps elle refusa de croire en sa transformation. Cet Ezra-ci parlait-il du nez comme son père ? Une bedaine lui poussa, d’étranges maux l’assaillirent, il se mit à hurler à la moindre lézarde au mur, à la moindre goutte renversée, au premier bouton manquant ; il fallait y remédier immédiatement.

Ezra ordonna que l’on cire les parquets. Les enfants vont glisser, protesta-t-elle. Ils devraient rester tranquillement dans leur chambre et se déplacer avec précaution sur le parquet ciré, beugla Ezra. Mais à quoi bon, puisqu’ils déménageraient dans quelques mois, et puis ce n’était pas donné, s’efforça-t-elle de le raisonner. On ne peut pas se le permettre, argumenta-t-elle, citant des factures de bouche et de médecin qui attendaient d’être honorées. Eh bien les gosses auront moins de jouets, dit Ezra, s’engouffrant dans la salle de bains avec une pile de journaux étrangers.

Sophie était heureuse avec les enfants ; ils continuèrent à confectionner un tas de choses, même si cela créait du désordre. Ezra passait le plus clair de son temps au loin et lorsqu’il rentrait, c’était toujours à l’improviste, une dispute éclatait, c’était aussi cela, la vie de famille. Mais qui sait comment, au fil des ans, à mesure que les enfants grandissaient, ces disputes empirèrent, et Sophie s’aperçut qu’elle perdait et que lui gagnait d’une façon qui ne lui était plus acceptable, car à présent il comptait les points, avec elle comme avec les enfants, tout ce qu’ils avaient perdu, tout ce qu’ils avaient mal fait, pertes et erreurs qui, étant persistantes, promettaient d’être irrémédiables. Il ne leur rappelait pas uniquement leurs torts passés mais prophétisait tous ceux qu’ils commettraient. Adultes, il les voyait déjà sur l’échafaud ou dans le ruisseau. Sophie Blind, qui jamais ne s’était résolue à se défendre, à présent se trouvait à protéger deux, trois personnes et plus contre des mots et parfois des coups, mais surtout contre les mots car on les sentait plus longtemps. Et à présent qu’il y avait davantage d’enfants, Ezra avait également allongé l’inventaire des faveurs, des gentillesses et des efforts dont il se fendait à leur endroit depuis le jour de leur naissance, qu’il récitait en long, en large et en travers, jusqu’à ce que d’aucuns tournent de l’œil, que d’autres se mettent à hurler et à taper du pied et que Sophie, elle, ne sache plus du tout ce qu’elle devrait faire, ne sache plus rien sinon que de toute évidence ceci ne pourrait être résolu et surmonté comme par le passé, et que, quelque pressante que soit sa propre propension à cela, il était hors de question de hurler ou de s’évanouir, car il fallait s’occuper de tout le reste. Car il y avait tant à faire : protéger, rétorquer, rester immobile comme une statue, ou bien les pousser hors de la pièce pour les sommer de faire ce que leur père disait, ou essayer de le pousser dehors, lui, et ensuite s’efforcer de les réconforter, de leur remonter le moral. Des années plus tard, lorsqu’elle essaya de se rappeler ce qu’elle avait réellement fait, ce qu’elle aurait pu ou dû faire, c’était tout aussi embrouillé qu’à l’époque. Elle ignorait ce qu’elle faisait ou ce qu’elle devrait faire, et pourtant, elle avançait au jour le jour. Et passait d’un pays à un autre, emballant, déballant, voyageant davantage toute seule, jusqu’à ce qu’elle en ait assez de vivre dans des endroits reculés, arriérés, des îles où le ferry n’accostait qu’une fois par semaine, des montagnes sans routes, accessibles uniquement à pied ou à mule. Leurs affaires leur manquaient, à elle et aux enfants, ils les désiraient – ces livres, ces jouets, ces vêtements, toutes ces jolies choses qu’ils avaient achetées et utilisées dans divers endroits puis laissées dans des cartons et des valises, parquées ici et là, perdues peut-être (la valise envoyée à la sœur d’Ezra qui contenait toutes ses notes d’Italie et les verres précieux de Venise). Elle en avait assez de ses accoutrements miteux, du mauvais goût des autres, et elle voulait un endroit où rassembler toutes ses affaires une bonne fois pour toutes, sans avoir à déménager, à faire ses cartons, à s’inquiéter, elle voulait être bien installée dans sa propre maison pour élever ses enfants, et avoir la paix et le calme pour écrire l’un des livres qu’elle avait toujours pensé écrire un jour.

Tout ce qu’il lui fallait, vraiment, c’était de l’argent et une liaison joyeuse, dit à Sophie un Anglais retraité à Ibiza.

Sophie se souvint qu’elle avait toujours l’argent que son père avait mis à la banque lorsqu’elle s’était mariée, « au cas où… ». Elle ne l’avait jamais laissé finir sa phrase ; c’était la veille de la noce et Sophie avait redouté que son père ne dise quelque chose qui gâcherait tout, aussi avait-elle refusé d’écouter. Dans sa vie à elle, il n’y aurait nul « au cas où » ; tout allait se dérouler à merveille, et elle se passerait volontiers de son cynisme et de ses doutes à la veille de son mariage.

Sophie projeta de s’installer à Paris. Ezra protesta, puis acquiesça. Son ravissement quant à ce choix tout comme ses commentaires ironiques étaient prévisibles. Auprès de leurs amis, Ezra se vantait de donner à sa femme ce dont toute femme rêvait : une vie à Paris. À son beau-père, il écrivit une lettre pleine d’amers reproches pour avoir aidé sa fille à fuir son mari avec les enfants. Ezra se moquait de Sophie, mais il était ravi à la perspective de lui rendre visite à Paris et de passer plusieurs semaines ou plusieurs mois par an dans sa ville préférée. Au moins avait-elle fini par prendre une décision sensée.

Ezra insista pour que les enfants restent avec sa sœur Renata à Berne afin que Sophie puisse tout installer en paix.

« Mais je te quitte, Ezra, dit Sophie.

– Je veux juste te simplifier les choses, protesta Ezra. Tu restes la femme que j’ai épousée et la mère de mes enfants, ajouta-t-il non sans émotion. Les faits restent les faits. On sera aux petits soins pour les enfants à Berne et toi, tu auras le champ libre. Renata les gardera aussi longtemps qu’il te le faudra pour t’organiser. »

Cette année-là, au printemps, Sophie se rendit à New York pour emballer et expédier des affaires qu’elle y avait laissées et pour mettre un peu d’ordre dans ses finances. Était-ce le bon moment pour se lancer dans une joyeuse liaison amoureuse ?

Ce fut fait.

Sophie rentra en Europe passer quelques semaines au bord de la mer avec les enfants, le temps que leur appartement parisien soit prêt. Dans l’avion qui la ramenait vers eux depuis New York, ses pensées tournoyaient, en proie à une douce confusion. Elle en aurait bien d’autres, des joyeuses liaisons. Ou peut-être juste une autre, pour le restant de ses jours. Mais peut-être une seule vous était-elle allouée dans l’existence, et elle, elle avait eu la sienne. Qu’importe si elle n’avait pas tout à fait fini ses préparatifs.

 

 

 

Ils arrivent à l’aéroport d’Orly, dans le crachin gris habituel. Sophie Blind dans sa cape de voyage, flanquée de part et d’autre par un enfant dansant, l’aîné ouvrant la marche avec l’un de ces immenses paniers en osier faits pour porter tout ce qu’il y a de lourd – couteaux, coquillages, matériel de camping, machine à écrire, fer à repasser enveloppé dans des serviettes de plage encore humides. Et maintenant, quel avion ? demandent les enfants. Swissair ? Pan Am ? Air France ? Lufthansa ? Pourquoi on ne prendrait pas Air India ? On ne prend plus d’avion. C’est ici qu’on se pose. On s’installe pour de bon. La voix fatiguée, distante de la mère continue de parler dans le taxi qui file le long du quai, tandis que les monuments de Paris apparaissent autour d’eux.

Ils se trouvent devant un immeuble en construction. Au dernier étage, là où les fenêtres ont été posées, montre-t-elle. Six étages sans ascenseur. Je le savais. Oh, je le savais ! commente Joshua, en soulevant avec peine le panier en osier. C’est bon pour le cœur, dit Toby. Pourquoi ils commencent par le haut ? s’enquiert Jonathan.

L’endroit n’est pas tout à fait prêt ; les ouvriers posent tout juste la moquette. Non, ils ne peuvent pas entrer avant qu’ils aient fini, dans la soirée, mais un grand nombre de choses sont arrivées – des cartons et des valises s’empilent contre le mur, près de la porte, quelques lettres sur le couvercle de la malle. C’est Papa qui leur écrit ? Pourquoi elle n’ouvre pas ? Pas dans l’escalier.

Ils sortent sur le boulevard : TABAC, BOULANGERIE, des kiosques recouverts d’affiches pour des concerts du mois dernier, le Crédit Lyonnais, les urinoirs ; tout le monde à la queue leu leu dans les rues étroites : DÉFENSE D’AFFICHER sur les murs lépreux ; oui, tout y est, les ruisselets dans le caniveau et le petit bonhomme en tablier* bleu guidant les ordures vers la bouche d’égout d’un coup de balai ; à l’angle suivant, Notre-Dame apparaît. Alors, qu’est-ce qu’on fait ? Au moins, il ne pleut plus. On va voir un film ?

Elle écrit à son amant tandis qu’ils attendent dans un café, à un coin de rue, que les ouvriers finissent. Relit son message à lui, déchire le sien. Arrivée ce matin dans le crachin gris habituel, ai trouvé ton mot… Elle prend une nouvelle feuille. Il n’est pas temps d’y aller, Maman ?… Paris n’est plus la même. Elle raye la phrase et froisse le papier.

Oui, c’est bien un tapis sous le papier d’emballage brun. Quelle joie pour les enfants de l’arracher, de le dérouler. Doré, d’accord, si Jonathan insiste. Une nuance nommée moutarde* quand elle l’avait choisie, l’an passé. Pas de meubles ? Qui a besoin de meubles. Sur un tapis doré ils mangent, jouent et dorment. Heureusement qu’ils ont leur réchaud de camping, en attendant qu’on finisse la tuyauterie et que l’inspecteur du gaz* passe pour…

Les enfants sont curieux. Elle est de qui, cette grosse lettre de New York qu’elle lit pendant la cuisson des spaghettis ? C’est qui, Ivan ? demandent-ils. Il est riche ? Beau ? Tu vas te marier avec lui ? Je veux me marier avec un homme riche, dit Toby. Tu es riche, pas vrai ? demande Jonathan. Joshua, lui, ne va jamais se marier. Eux qui mangent par terre, à la japonaise, qui sont ces petites personnes ? Il nous faudra des meubles, insiste Toby. Pour les invités. Qu’est-ce que tu crois ? On va faire des fêtes, ici. Il est vrai qu’il est difficile de recevoir comme il se doit sans avoir, au moins, des chaises.

Mais les gens viennent malgré tout. X qui s’est laissé dire qu’elle ne vivait plus avec Ezra. Y à qui Ezra a dit qu’elle vivait à Paris désormais. Z qui le tient de X. Ils attendent depuis des années. Il ne sert à rien de s’excuser, Je ne suis pas encore installée*. Le tapis fera très bien l’affaire. C’est hors de question. Elle ne peut pas, et si les enfants ne dormaient pas ? Elle ne peut pas, elle est épuisée. Elle ne peut pas, elle doit défaire ses malles. Elle ne peut pas, cinquante lettres à écrire. Non, elle ne peut pas, elle doit écrire son livre ; non, elle ne peut pas non plus dire de quoi il parle. Elle doit dormir. Elle doit vraiment écrire ces lettres. À Ezra. Elle ne peut pas. Des lettres administratives. Elle ne peut pas. À son amant de New York. Elle ne peut pas. Déballer ses malles. Ne peut pas. Pas dormir. Pas travailler. Quelle est la façon correcte de se débarrasser d’une robe de mariée qu’on ne peut donner ni à sa fille ni à sa belle-fille ? Nulle façon correcte.

Le plâtre n’est toujours pas sec. Impossible, par cette humidité… « Quartier pittoresque et malsain* », c’est le Guide bleu qui le dit. Bien après minuit, elle fait les cent pas en manteau de fourrure.

Tu vas où, Maman ? demande Joshua qui cligne des yeux, dans le couloir, au retour des toilettes. À un bal, en chemise de nuit, quoi d’autre ? Elle attend qu’il file sous ses draps dans la pièce voisine avant d’éteindre toutes les lumières.

 

La pièce est pleine de gens en habits de soirée. Ils entrent et sortent. Certains boivent sur la terrasse. Les portes, grandes ouvertes, laissent entrer le soleil à flots.

On se réveille, c’est le dimanche du mariage ! crie une blonde aux joues rougies. Son bras nu, aux veines très visibles, est brandi, elle agite un foulard en mousseline tel un général ralliant son armée, elle glisse dans la pièce, une ménade, guidant la grappe d’intellectuels européens miteux dans son sillage. Ils jettent des regards furtifs aux plateaux d’argent couverts de jambon aux herbes que l’on transporte sur la terrasse, tout en notant le désordre dans la pièce : le lit défait, les vieux magazines, les vêtements çà et là, des tasses sales et des cendriers pleins sur le sol et les meubles. C’est une chambre d’artiste, explique quelqu’un. Des petites filles, autour du bureau, fouillent dans les piles de papiers et de carnets. Leurs joues sont rehaussées de rouge, leurs yeux de bleu. De si petites filles, maquillées ! fait l’un des invités, avec un rire désapprobateur. Elles se mettent à jeter les papiers de-ci, de-là, tandis que de la terrasse les premiers accords d’un morceau de piano leur parviennent faiblement.

C’est alors que le Marié entre en noir, suivi de son clan, procession bruyante d’hommes barbus jusqu’à la septième génération. Ils roulent des mécaniques, se fendent d’embardées, traînent les pieds, rouges et transpirants sous leurs caftans, ils s’entassent dans la pièce. L’air est asphyxiant, mais les femmes apportent toujours plus de vases en cristal pleins d’immenses fleurs cireuses, très odorantes.

On fait entrer la Mariée, couverte de voiles. Des bracelets d’argent tintinnabulant alourdissent ses poignets, ses bras. Elle entre pieds nus telle une esclave, puant l’éther. Le clan du Marié forme un groupe, les plus jeunes sont accroupis au premier rang, les petits patriarches, au fond, sont perchés sur des tabourets, ils posent pour une photo de classe. La Mariée s’agenouille, les mains croisées dans le dos, et elle attend sa décapitation tandis que le Marié entonne, d’une voix aiguë de fausset : « Tu es ma fierté et ma gloire ! Sans toi je ne suis qu’un mendiant… » Les hommes de sa tribu défilent avec des grognements d’approbation. Chacun place un collier de fer à son cou, jusqu’à ce que sa tête cède. Le Marié se joint à eux, tout à leur mélopée.

La Mariée est placée dans un cercueil doublé de satin rose. Le Marié invite les hommes à profiter d’elle, chacun son tour. Tous les enfants s’attroupent autour pour regarder. Les hommes s’y hissent en bottes, du premier patriarche au plus jeune des neveux, un garçon au visage de fille et au sourire de clown tout doux, tandis que le Marié souffle des ronds de fumée qui montent au plafond. Douce comme la soie, dit le petit neveu, et ils doivent le tirer de là de force. Des femmes indignées replacent le couvercle du cercueil. Le mariage est consommé. Les invités se retirent sur la terrasse où l’on donne une réception en l’honneur d’une actrice célèbre.

Les enfants, avec le manche d’un râteau, ont entrebâillé le couvercle. À présent, ce sont les petites filles qui se pressent à l’intérieur. Une tête émerge soudain du cercueil pour se fendre d’un discours : « La femme est pour partie moins qu’humaine, pour partie plus qu’humaine et pour partie humaine. »

La Mariée et le Marié jouent à chat dans le jardin. Elle titube à tâtons, les yeux bandés, les bras tendus, et étreint un tronc d’arbre avec passion.

 

Dans une niche du mur, très haut, à gauche, pratiquement derrière elle, un scribe ou un ange écrit : peut-être une reproduction tirée d’un livre, son œil ne perçoit que le geste de la main en mouvement, géant, violent… L’un des évangélistes ? Un ange qui a un message pour elle, persiste-t-elle à croire, en raison de sa présence troublante, qui n’a rien de livresque comme il grimace et gesticule pour attirer son attention. Un ange barbu, avec des traits sémites, un visage comique, bible en main, qui se mue en chérubin sur une fontaine de la Renaissance, puis un faune…

Comment Ezra est-il entré ?

 

Comment Ezra a-t-il fait ? s’interroge-t-elle obscurément, en se rendant encore à moitié endormie vers la cuisine. Il lui faut une tasse de thé.

Comment Ezra est-il entré, par quelle entourloupe, quelle ruse, quelle magie, alors qu’elle avait verrouillé sa porte ? Elle disait toujours non ; à tous les hommes ; à Ezra. Son apparence, sa démarche, la façon dont elle s’habillait, s’exprimait ou gardait le silence l’annonçait sans détour. Elle attendait quelqu’un d’autre. Ou peut-être n’attendait-elle aucun homme. Elle le pensait, lorsqu’elle avait déclaré à Ezra qu’elle ne pouvait l’épouser car elle était sur le point de résoudre quelque chose ; elle n’était pas encore résolue. Ezra comprenait ; c’était son droit que de tenter de la persuader du contraire, de la dissuader de faire son chemin seule, où qu’il mène – elle déclara qu’elle ne savait pas, vu son ignorance qu’elle admettait volontiers, où ses pas la conduiraient. Mais Ezra, lui, était sûr. Elle se souvient seulement qu’il ne cessait de traduire à la fois ses paroles et ses silences dans une autre langue, éblouissant, polyglotte ; ces phrases étrangères en grec, en allemand, en latin, en hébreu, en français ; des versets de l’Ancien Testament. Elle essayait de distinguer ses traits dans le noir : le visage qui changeait comme des reflets sur l’eau ; les mains tantôt enfoncées dans ses cheveux, tantôt les doigts tâtonnant entre le chemisier et la jupe, la jupe et la combinaison, puis, légers, remontant sa cuisse ; la voix, le souffle brouillé, frôlant sa joue, ses oreilles, sa gorge ; les doigts, félins, se frayant un chemin dans sa toison, et avant qu’elle comprenne ce qu’elle était en train de faire, sa paume à elle venait recouvrir sa main à lui et elle s’entendait dire, Je veux aller jusqu’au bout.

Et restait allongée là, satisfaite comme si la chose était déjà derrière elle tandis qu’il s’enquérait, inquiet, Tu es sûre, tu veux vraiment, Et si je te fais un bébé, Ça fait mal la première fois ; s’enfonçant déjà, après l’avoir rehaussée, montée, murmurant à son oreille tandis qu’elle lui agrippait la tête. C’est une tâche ardue que de déflorer une femme, dit-il. Alors elle le lâcha, laissa tomber ses mains, laissa sa tête rouler d’un côté puis de l’autre, les yeux ouverts, voyant la pièce en un cercle complet : le soulier d’homme avec le portefeuille glissé dedans, à gauche, où sa tête était tournée ; la lueur de l’aube qui pointait à la fenêtre, à l’extrême droite, et au centre Ezra à cheval, lui enserrant les côtes de ses genoux, bien droit, bien dressé, le regard au loin, tout au loin, chevauchant sur des milles de steppe, chevauchant, elle se dit qu’il allait la transpercer jusqu’à la boîte crânienne, puis inspirant de nouveau, le souffle délié désormais, plein de plaisir, le liquide chaud coulant sur sa cuisse, son membre se retirant, posé contre elle, après que cavalier et monture furent tombés emmêlés, s’endormant ensemble.

C’était autre chose qu’elle voulait. Chacun luttait contre ses propres rêves et inclinations. Ezra voulait être différent, elle, peut-être, voulait simplement cesser de rêver, dans l’expectative, virginale ; lui, mentant, disant qu’il la voulait elle, désirant encore ce dont il ne pouvait se sevrer ; désirant croire à ses propres paroles, et qu’elle aussi les croie : qu’il la voulait ; se mentant, finissant par se convaincre. Elle, muette, préférant toujours la vérité, posée là comme une ultime piécette dans sa paume – sans la moindre valeur, qui sait –, en un clin d’œil elle la jeta au loin, demeurant les mains si vides qu’Ezra put obtenir gain de cause.

Des scènes d’une autre vie qui repassaient, sans la moindre valeur désormais, se dit-elle en sirotant son thé. Elle est allongée au lit, elle regarde paisiblement la fenêtre. Dans deux heures le réveil va retentir.

L’imposture est sans fin. Rire. Pleurer. Maudire. Respirer, c’est à vrai dire le mieux qu’elle puisse faire. La nuit pâlit. Bientôt ce sera l’aube. Le point du jour. La lumière d’abord faible, pesante d’abord, puis elle s’éclaircit jusqu’à l’apesanteur complète ; ne reste que la pure surface du jour, la ville des rues et des immeubles, les murs à l’intérieur et à l’extérieur, rien ne sera plus que surface, où d’autres surfaces pourront venir projeter des ombres nettes.

 

Impossible que les choses soient aussi monstrueuses, frivoles ou insensées qu’elles le semblent à Sophie, à Paris. Rien de ce qu’elle fait n’est sérieux. Même lorsqu’elle a enfin fini de déballer ses affaires, installé dans une chambre des rideaux pour sa fille, acheté un canapé coûteux, rien n’est sérieux. Certainement pas ses relations avec les hommes qu’elle fréquente. C’est dans la nature des choses, voilà tout ; être la maîtresse, un-jour-par-semaine, d’un homme marié, ne peut pas être sérieux. Comme Roland le répétait à l’envi, si elle tombait amoureuse de lui, ce serait catastrophique. Il lui apporte des fleurs oiseaux de paradis, des livres d’art en édition limitée (il est très haut placé dans une maison d’édition, il pourra lui faire des lettres de recommandation) ; après coup, ils partagent toujours un festin d’huîtres avec un vin blanc de premier choix ; il est un homme imposant, et l’expression qu’il a en évoquant son petit garçon lui plaît, mais qu’est-elle censée faire de tout cela, d’un mardi sur l’autre ? Mieux vaut ne pas être sérieuse. N’était-ce pas une erreur de prendre son mariage au sérieux ? Mais il est clair qu’elle n’a pas l’étoffe de « la petite maîtresse* ». Aussi piètre « autre femme » qu’elle avait été piètre « seule et unique », les deux faces d’une même pièce de fausse monnaie. La plupart des hommes aspirent à l’imposture. Mais un franc salopard, un pervers comme Gaston, voilà qui est parfaitement revivifiant. Il attend d’une femme qu’elle fasse la pute, il dégaine tous les accessoires de son tiroir, il compte vous humilier, personne ne parle d’amour ni de la satisfaction de l’autre, une empoignade et hop, curieusement, l’adversité mène au plaisir. Perversité ? Se débrouiller avec Gaston est un exploit en soi, mais ça n’a pour autant rien de sérieux. Quant à Alain, quel ennui, mais elle en a besoin pour circuler. Et puis il y a, parmi les admirateurs d’antan, Nicholas, qui s’installe à présent à Rome avec sa femme enceinte et leurs jumeaux, et se raconte qu’il est encore amoureux d’elle. Il voudrait faire d’elle sa maîtresse de Paris et Sophie trouve l’idée révoltante, mais les vieilles histoires ont la vie dure. Et à vrai dire, si elle s’installait à Paris pour toujours, être sa maîtresse de Paris, sur le long terme, pourrait s’avérer stable et sympathique, comme le quartet annuel de Budapest ou les ballets russes… Pour remplir son existence. Idée révoltante. Quant au jeune homme de New York, ce n’est pas clair du tout, pourquoi s’entête-t-elle dans cette étrange correspondance, à moins d’être réellement la proie du destin ou de la plus folle toquade. Absurde, exaspérant que son image continue de la hanter alors qu’elle devrait s’installer dans cette nouvelle vie parisienne. Ce n’est que pour survivre, se répète-t-elle ; pour retrouver un peu d’elle-même sous forme épistolaire. Car cela ne peut rien donner. Il est tout bonnement trop jeune et trop dérangé. Elle doit penser à ses enfants. C’était ridicule d’évoquer l’avenir. Conclusion sur laquelle ils s’étaient quittés.

Pourtant, ces lettres pleines de leur chagrin ou de leur résignation, et le simple fait qu’elles soient écrites… C’est réellement démoniaque car, à chaque fois qu’elle se dit que c’est fini, qu’elle n’entendra plus jamais parler de lui, invariablement, le premier jour où elle se sent libérée de son fantôme, voilà qu’une missive d’Ivan arrive. Elle y répond, bien entendu. Cela lui prend une bonne semaine de rassembler tous les morceaux de sa personne, collationnant ce qu’il écrit avec ce qui figure dans ses lettres d’avant, et puis ses souvenirs, jusqu’à ce qu’elle puisse le remettre en route dans une enveloppe affranchie, scellée, via la fente d’une boîte postale. Puis l’angoisse, le désespoir, le rétablissement. Jusqu’à la lettre suivante, et l’écriture de l’homme sur l’enveloppe suffit à défaire le puzzle, à en éparpiller les pièces, et une fois de plus elle fond en larmes d’extase et d’abattement, puis elle le maudit en se rasseyant pour construire l’objet cérémonial qui prendra l’apparence d’une lettre.

Et pourtant, ces missives qu’elle envoie à Ivan manquent aussi de sérieux. Chacune est fabriquée, elliptique, tendue entre ces deux extrêmes irréconciliables, se jeter dans ses bras et l’oublier.

Il faut qu’elle ait l’esprit pratique, la tête sur les épaules. Une femme a besoin d’argent et d’un homme. Elle a besoin d’un homme pour commencer à gagner de l’argent. D’un homme pour gérer son argent à elle. Elle doit apprendre à gérer les hommes.

En réalité elle s’en sort plutôt pas mal. Ce n’est que son troisième mois à Paris.

En réalité elle est complètement frappée.

Est-elle sérieuse à propos de son livre, au moins ?

 

Susan Taubes, Vies et morts de Sophie Blind, traduit de l’anglais (États-Unis) et préfacé par Jakuta Alikavazovic, © Éditions Payot et Rivages, 2025
En librairie le 2 janvier

 


[1] Les mots en italique suivis d’un astérisque sont en français dans le texte. (N.d.T.)

Susan Taubes

Écrivaine

Notes

[1] Les mots en italique suivis d’un astérisque sont en français dans le texte. (N.d.T.)