Mascarade
«Moi je crois que je laisserais pas un endroit pareil grand ouvert avec toutes ces babioles qui traînent », dit Cookie, montrant les peintures à l’huile sur les murs, les chandeliers en cristal, l’argenterie qui pèse son poids. Il avait précisé qu’il n’y aurait pas de verrous aux portes, à ce qu’il avait compris, et il n’y en avait pas. La porte donnant sur la rue était ouverte, pas de concierge, une pancarte au niveau de l’ascenseur indiquait à tout le monde le chemin jusqu’ici, ce penthouse au dernier étage, qui n’était pas fermé à clé. « Les riches ils s’en tapent », lâche la bonne femme.
« Tout ça c’est peut-être bidon », je dis, mais j’ai bien envie de piquer quelques trucs intéressants. Cette statuette coquine en jade, par exemple, avec son cul bien dessiné et ses nibards qui pointent. Ça doit coûter un bras. Cookie, comme l’appelle cette femme – sans doute son proxo – s’est fait embaucher comme traiteur pour la soirée, et on est arrivés tous les trois assez tôt pour installer tout le bazar. Perché sur ses béquilles, le cuistot prépare la bouffe, la femme l’apporte sur les chauffe-plats et fait passer les amuse-gueule sur des plateaux en argent, et moi je m’occupe des boissons. On attend pas mal de monde, donc pas de service à table. Dommage. Le service à table ne va pas sans règles, l’horaire à respecter, les pochtrons bien tranquilles à leur place. Quand ils peuvent aller où ils veulent, c’est chez moi qu’ils finissent tous par atterrir en jouant des coudes. Y a de la casse. Ça renverse. Les esprits s’échauffent. Le mien, notamment.
J’ai bien dû passer des centaines de fois devant cet immense machin sans le remarquer. Des apparts chicos sur plus de cent étages et ce penthouse posé tout en haut comme une cerise sur un gâteau. Aucune idée de pourquoi j’ai décidé de passer dans le coin ce soir, mais j’ai du pot. Je n’ai jamais bossé ici, pourtant tout est rangé là où je me doutais que ce serait – équipement de qualité pro, VMC silencieuse, frigo et machine à glaçons sous le bar ; tout est à sa place, impeccable, comme flambant neuf tellement ça brille. Les deux autres avaient amené une cargaison de chaises pliantes et de dessertes, des caisses entières de gobelets en plastique et de serviettes en papier, et on a bourré le tout dans l’ascenseur de service, sauf que des tables en acajou nous attendaient, recouvertes d’épaisses nappes blanches, de porcelaine, verres en cristal et argenterie, alors il a fallu qu’on planque leur bordel dans une pièce à l’arrière. C’est Cookie qui a eu vent de ce plan, mais lui c’est rien qu’un bouffon d’étranger, et ça se voit qu’il a pas la moindre idée de ce qui se trame. Pas besoin non plus de redescendre pour aller chercher la bouffe et leur piquette. Le frigo industriel est plein à craquer, et dans les casiers à bouteilles, le fin du fin. Pas plus mal, d’ailleurs. S’il fallait redescendre dans la rue, j’aurais sans doute pas le courage de tout remonter. C’est que j’ai le vertige à des hauteurs pareilles, moi. C’est le seul hic de cet appart. La grosse qui fait le service était à peine entrée qu’elle a filé sur le toit-terrasse et s’est penchée. A hurlé qu’elle voyait que dalle. « Venez voir ça ! » Non mais elle déconnait ou quoi ? J’ai levé le magnum de premier cru que j’étais en train de déboucher et secoué la tête, tâchant de garder mon sang-froid, mais c’est que j’en aurais fait dans mon froc, moi, putain.
Cookie a trouvé une toque blanche amidonnée sur un comptoir dans l’espace cuisine et s’en est aussitôt couronné. Ça va nickel avec son maillot de corps dégueu auréolé de sueur. Avec la nana, ils installent une rangée de chauffe-plats en argent sur la table de la salle à manger et allument tous les brûleurs en dessous, tandis que moi, dans mon nouveau tablier de cuir, j’ouvre les tord-boyaux dans le coin-bar familial et mixe une paire de cocktails dans les pichets glacés qui n’attendaient que moi dans ce grand frigo. Ma mémoire part en sucette pour l’essentiel mais s’il y a bien un truc dont je me souviens, ce sont les recettes de cocktail. On me tourne le dos et les proprios n’étant pas encore là, j’en profite pour m’offrir une gorgée de sour mash vieilli. Direct au goulot. Puis une autre, tiens. Ça glisse tout seul. Ai tiré quelques tafs dans la rue qui m’ont détendu un peu, mais ça dans le genre, ça fait effet plus vite et c’est plus doux au gosier. Du velours liquide. M’aide à pas perdre la boule, me fait oublier l’altitude où je me trouve. Bon, allez, une troisième gorgée. Mon numéro fétiche. À moins que ce soit le quatre. Ouais, en tout cas maintenant ça l’est.
C’est ma grand-mère qui en pinçait pour les numéros fétiches. Le trois en faisait partie, le quatre aussi, mais elle en avait un différent tous les jours. Je lui suis tombé dessus quand mes parents ont taillé la route, et ce jour-là son numéro fétiche, c’était le neuf, mon âge, preuve selon elle que je lui porterais chance. Qu’elle était conne, cette vieille peau, mais elle a toujours été bonne envers moi, et je l’aimais bien, au fond, tout gosse que j’étais. Maman et papa sont jamais revenus ; de toute façon mamie détestait sa fille, et son abruti de gendre elle l’aimait encore moins, disait que c’était pas plus mal de s’être débarrassés de ces parasites, et j’étais bien d’accord. On a déménagé plusieurs fois, mamie prétextant que ça leur compliquerait la tâche s’ils cherchaient à nous retrouver, du moins s’ils en avaient l’intention, mais la vraie raison c’était sans doute qu’elle était en retard dans ses loyers.
Mamie était une voleuse chevronnée et c’est elle qui m’a appris toutes les ficelles. On avait même mis au point un numéro à deux : j’entrais en premier dans le supermarché, l’air innocent, prenais quelque chose et ressortais tranquillement, comme si je pensais que c’était cadeau ce jour-là, ce qui déclenchait tout un pataquès au cours duquel, en règle générale, j’avais droit à un bonbon en échange de la marchandise, et pendant ce temps mamie s’affairait dans leurs dos et cochait chaque truc sur sa liste de courses. C’est comme ça qu’on arrivait à remplir notre assiette, jusqu’à ce qu’on tombe à cours de supermarchés et d’épiceries aux rayons stratégiques. D’après mamie, ça portait malheur de s’attaquer deux fois au même endroit, le deux étant plutôt porteur de poisse dans sa façon de voir les choses. Donc, on est passés aux pharmacies puis aux grands magasins – y avait pas mieux dans le genre. Parfois on avait presque l’impression que les employés nous donnaient un coup de main, nous tournant le dos pile au bon moment, et sous couvert de leur argument de vente, ils suggéraient même d’ajouter tel ou tel produit à notre butin. Ils devaient haïr leur boulot et c’était pour eux une façon de s’en prendre à leurs radins de patrons. Comme ça que j’ai chopé mon t-shirt Mad Monsters préféré. Trop petit maintenant, mais je le garde dans mon sac à chaussettes sales.
Quand j’étais gosse, mamie me berçait dans son rocking chair tout en faisant mumuse avec ma bistouquette, comme elle l’appelait. Disait qu’elle lui jetait un sort pour qu’elle grandisse. Sans doute pas un truc à faire, mais ça faisait du bien. Un peu comme quand quelqu’un vous gratte le dos lorsque ça démange. J’allais encore m’asseoir sur ses genoux après être devenu trop grand pour ce genre de choses. Mais c’est fini tout ça. Suis rentré un jour à la maison et l’ai trouvée raide assise dans son rocking chair, où elle commençait à tourner, yeux qui louchent et mâchoire béante comme si elle venait de clamser dans un dernier braiment. J’ai cru qu’elle me jouait un sale tour. Lui en ai voulu. M’en suis jamais vraiment remis, d’ailleurs.
Cookie, cigarette noire pendouillant à la lèvre inférieure, allume le four. Il déballe maladroitement les premiers amuse-gueule pour les réchauffer quand débarque un trio de musiciens, sous la houlette d’un type gros et moche avec un étui à saxo ténor tout cabossé. Les deux autres se dirigent dans le salon à côté vers une contrebasse et un piano vernis classieux dont la plaque est ornée d’une lyre. Du sacré beau matos, je l’ai tout de suite repéré en arrivant, pour aussitôt me demander comment ils avaient fait pour monter ça ici. Et dans cette pièce. Est-ce qu’ils ont dû le démonter et le remonter, ou est-ce que le penthouse a été construit autour ? Ça rentre pas dans ma poche, mais je sais reconnaître un objet de qualité quand j’en vois un. Même la plaque on pourrait la mettre au clou.
Le saxophoniste vient quémander un truc à boire pendant que je suis encore en train de tout installer, me dit qu’il a besoin de s’arroser l’anche, et je lui demande combien il est payé. « Aucune idée, mec, sûrement pas assez, râle-t-il. T’façons, ce soir ce sera pas de la vraie zique, juste de quoi remplir c’te putain de pièce avec ces deux crétins que j’avais jamais croisés. Du coup, mec, faut que tu me concoctes un vrai remontant pour m’aider à tenir le coup. » Le barman hausse les épaules et dévisse le bouchon d’une bouteille de whisky, m’en jette un sur un tas de glace. Un vaurien avec juste la peau sur les os, planqué derrière une barbichette et des favoris, le genre cool mais renfrogné. Son truc à lui sans doute un boucan du diable, quelque chose qui cogne. Ce que je sais faire, mais juste en guise d’échauffement. La tempête avant le calme.
Failli l’oublier, ce plan. J’étais en plein bœuf dans un bar miteux et hors de prix, quelque part dans le centre, accompagné d’un tocard à dreadlocks qui martelait furieusement le piano du bastringue, et j’espérais que quelqu’un finirait par nous offrir un truc à boire, ne serait-ce que pour qu’on la mette en veilleuse, quand je me suis soudain souvenu que j’avais du taf ce soir. Pas moyen de me remémorer les détails, le prix du cacheton notamment, mais ces derniers temps ont été duraille dans le bizz de la musique, pas question de faire la fine bouche, alors je me suis tiré et jeté dans le premier taxi, le maestro du râtelier s’invitant par la même occasion. Le chauffeur nous a largués devant un immeuble d’un kilomètre de haut, et en suivant les panneaux on a pris l’ascenseur jusqu’à ce penthouse au dernier étage, où on est tombés sur un sac d’os renfrogné et tout avachi sous sa tignasse soyeuse dans l’entrée. Le type n’a pas dit un mot, s’est contenté de nous suivre comme s’il nous attendait. Aucun de nous d’eux ne le connaissait. Je lui ai souri, histoire de le faire chier. Coup de bol, le mec jouait de la basse. Sauf qu’il était venu les mains dans les poches ; heureusement on a trouvé une contrebasse à l’intérieur avec un piano à queue pour le jeune Dreads. D’un coup on était devenu un trio. Cool. Mon trio.
La dernière fois que je m’étais retrouvé à la tête d’un combo, il y a plus de dix ans, j’étais flanqué d’un percussionniste et d’un clavier électrique, à jouer dans une salle en centre-ville, sombre et juteuse. Le percu était plutôt doué dans le genre tordu, frappant délicatement ses peaux dans un captivant tchaka-tchak-tchak, tout en agitant ou soufflant dans un vaste assortiment d’instruments truculents, qui allaient du flageolet et du cor postal à l’harmonica de verre et aux bâtons de pluie, et il parvenait à faire se trémousser tout le monde comme s’il s’agissait d’un seul et même corps. Mais le mec derrière la commode améliorée était unique en son genre, un putain de génie. J’avais toujours vu dans les synthés une sorte de joujou, du moins jusqu’à ce que je l’entende laisser courir ses doigts dessus. Moi à l’époque j’étais plutôt le genre à aller me déhancher sur le bar en soufflant à tue-tête dans mon baveux, et si je soufflais fort c’était pas seulement pour couvrir les pains, mais aussi ma façon à moi d’avancer droit dans ce que j’appelais le Grand Vide. Un état d’esprit qui me foutait les jetons, la plupart du temps, mais quand j’étais parti, et que je marchais sur place sax en bouche, j’avais l’impression de faire corps avec l’univers. Qui lui aussi est vide. Indifférent. J’avais qu’une envie, me laisser happer. Le nirvana, mon pote. Les jeunes, ils adoraient ça. Sauf qu’à l’époque, fallait que je calme un peu mon jeu pour me mettre au diapason du crack qui était là chez lui, que j’adopte une démarche un peu plus soft en l’occurrence. Ça lui prenait parfois des plombes, à ce type qui, petit et sec, flottait au-dessus de son clavier avant, comme perplexe, d’en effleurer une touche, et puis il se mettait soudain à laisser courir ses mélodies solo qui nous laissaient baba.
Un après-midi, comme je glandais tout seul dans mon coin dans un bar assombri où je m’essayais à une paire capitale et tapageuse d’éruptions cuivrées sur mon saxo, histoire d’occulter un peu le silence, le petit génie du clavier est sorti de nulle part, assis sur un tabouret plongé dans l’ombre. Pour me dire, de l’écho sur sa voix dans ce bar vide, que mon jeu était plutôt féroce, mais pas assez encore. Il m’a demandé de quoi j’étais capable avec une seule note, alors je lui ai montré, pile le genre de truc pour lequel mes poumons étaient taillés, et il s’est mis à grommeler que ça lui plaisait, ouais, c’était provocateur, même si ça manquait encore de folie. La pyrotechnie c’est bien, m’a-t-il dit, mais faut aller chercher la dinguerie qui se cache derrière. Aucune idée de ce qu’il voulait dire par là, mais je lui ai fait confiance. Je m’étais toujours douté qu’il y avait autre chose, je l’avais déjà senti pas loin du bord, et je me suis alors mis à bosser sérieusement en vue de l’atteindre. Première fois, en fait, que je bossais pour quoi que ce soit. J’avais devant moi un véritable public pour m’encourager – d’une seule personne certes, mais qui me prêtait ses deux oreilles –, et pas juste une meute de gamins frénétiques assommés par la beuh. Et ce mec savait me faire une place, m’ouvrait une voie royale pour que je puisse briller. Notre trio a même connu son heure de gloire et s’est fait un nom dans le milieu des combos aigres-doux, tenu par le percussionniste rêveur aux paumes délicates, mais j’avais beau m’échiner, pas moyen d’atteindre cette magie qui se trouvait juste là, à quelques notes de mon sax.
Tout ça s’est brutalement terminé. La célébrité avait filé le bourdon au claviériste – qui disait que ça lui avait tordu et replié la colonne vertébrale jusqu’à la lui enfoncer dans le cul –, et un jour, alors qu’on discutait nouveaux contrats avec, cette fois, un vrai paquet de fric à la clé, il nous a claqué dans les doigts, les deux mains plaquées sur son fion comme si son contenu était sur le point d’exploser. Me suis rendu compte que le disciple que j’étais s’était choisi un barge, et que ce vers quoi j’essayais de percer était la folie pure. Les contrats ont été révoqués. Mon trio a été révoqué. Il y avait peut-être d’autres plans à trouver, mais j’en voulais pas. Après quoi, ça a été la galère : je donnais fort sur la bouteille et me délabrais. Mauvaise passe, à peine si je m’en souviens.
En fin de compte, plus rien en poches et le bide encore plus vide, j’ai dû renouer avec mon bon vieux gagne-pain et me remettre à souffler et hurler de plus belle, non dans l’espoir de percer mais de ramasser un peu de mitraille. Une routine qui m’avait manqué, et qui m’avait fait voir du pays. Le sax, c’est plus trop ça, les jeunes frénétiques ont d’autres obsessions à se mettre dans les oreilles, mais je suis chez moi. La plupart des groupes ne me font plus confiance, m’associant avec le clavier fou et se rappelant trop mon côté braque, du coup pas été si simple de trouver du taf. Il a fallu que j’accepte des plans merdiques avec des groupes de dance débutants, que mon saxo se coltine les bals de promo dans les bahuts, ou des soirées privées comme celle-ci, quitte à me faire passer pour un joueur de pipeau. Et pendant tout ce temps, ce cinglé de virtuose, où qu’il ait pu être, me tenait par les couilles avec son rêve à la noix, continuait de me faire cracher mes tripes pour tenter, à pleins poumons, de passer de l’autre côté. Trouve le silence : le dernier truc qu’il m’ait dit. Ce que moi j’avais compris comme : trouve le Grand Vide.
Souffler dans un décor pépère comme celui-ci, ça le fait pas vraiment, d’autant que j’arriverai pas à crapahuter sur le bar et taper du pied comme avant sans me casser la gueule, même si j’ai l’impression qu’il y a moyen de faire quelque chose ici, ce soir. Dans la pièce où se trouve le piano et où on va regrouper notre petit trio, les lumières sont dépourvues de variateur, mais on peut toujours dévisser les ampoules ou les pulvériser. D’ailleurs, fracasser les luminaires à coups de latte, ça pourrait faire partie du show. Ça fait des plombes que j’attends une percée incendiaire, je le sens bien. Comme quand le bout de la queue te démange. Ce soir, enfin. Ouais, ça va le faire.
La serveuse passe avec une poêlée de pétoncles recouverts de caviar noir sur un plateau, et après y avoir goûté m’en propose un. J’avais pas faim. Maintenant si. Elle me rappelle une meuf qui me suçait entre deux sets, y a des années de ça, enfin une version plus vieille et remplumée, pas mal dans le genre qui-a-des-heures-de-vol, un peu grassouillette mais qu’est-ce qu’on s’en tape, moi aussi je suis grassouillet et moi aussi j’ai des heures de vol. Et suis d’humeur festive : ce soir ou jamais. Je lui demande si elle sait chanter, peut-être qu’à deux on pourrait faire un peu de musique. « Vous savez quoi », je grommelle à ce type avec une sorte de sourire désobligeant, le noir des œufs de lump barbouillant son sourire édenté, « une étoile est née, que le spectacle commence ». Je lui dis que je dois pouvoir chanter assez juste, s’il y a pas plus de notes que dans La Mère Michel. Il se marre d’un rire poussif et dit : « Eh bien, poupée, allons voir si on le retrouve, son minou !
— Oh, il est pas perdu, va », je lui réponds.
J’ai fait carrière pendant un temps, en réalité, mais ça, je ne le dis pas à ce vieux vicelard. Le truc habituel : un agent, des contrats d’enregistrement, un chouette quatuor qui swingue et avec qui pousser la chansonnette, des nuits labyrinthiques emplies de douceur, l’argent qui va et vient, et la vie qui va et vient avec. J’étais jeune et mince, à l’époque, rien qu’une ado. Le quatuor était pourvu d’un batteur, plutôt beau mec dans le genre, et drôle, dans un style pince-sans-rire, sauvage et adepte de la piquouse. Un truc qu’il m’a appris. Et j’apprends vite. Fin de carrière. En désintox, ma voix a sombré et perdu ses douces harmoniques, les concerts ne couraient plus les rues et, dans mon malheur, je me suis vite remise à me piquer. Le batteur, lui, avait fini par se faire interner, ne me reconnaissait même plus quand j’allais lui rendre visite, lui et moi comme losers on faisait la paire, tiens, sauf que lui avait sûrement une case en moins bien avant qu’on se mette à baisouiller. Un soir, alors qu’on était encore ensemble, je lui ai demandé pourquoi il ne souriait jamais, même quand il racontait ses blagues, et il m’a parlé de ce vieux camé mal rasé qui l’avait violé. Son père en l’occurrence. M’a raconté que le vieux n’arrêtait pas de se marrer pendant qu’il cognait sur le cul de son fils et besognait dur. S’il avait eu de quoi le planter, il m’a dit, il se serait rendu orphelin sur-le-champ. N’a plus jamais esquissé le moindre sourire après ça. Je m’en suis voulu d’avoir posé la question.
Le type au saxo est un loser, lui aussi, mais visiblement pas un junkie. Juste un poivrot bouffi dans des fringues criardes, et son clairon cabossé. On peut pas dire qu’il sente la rose, non plus. La lose existe en plusieurs modèles. Les deux autres zicos venus cachetonner sont défoncés à un truc pas cher : herbe, coke, speed – peut-être les trois à la fois. Le chevelu qui ouvre l’étui de la contrebasse n’a pas l’air commode, un type dégingandé au regard terne, plutôt mal en point. Qui doit faire mumuse avec une bite un brin feignasse et trop grosse pour son fute. Déteste tout le monde. Le pianiste aux dreads qui tombent sur son acné comme une paire de rideaux a l’air plus intéressant. À moins que, sous des airs qui me rappellent mon batteur, ce mec soit un vrai cinglé. Il n’arrête pas de remuer dans tous les sens, on dirait qu’il a le feu au cul. Ce que le batteur m’a appris avec son corps, c’est la connexion ; avec sa folie, la déconnexion. À moins que ce soit l’inverse. Triste histoire, dans un cas comme dans l’autre. Mais la flamme est toujours là. Souvenirs de nuits exquises : voilà ce qu’il nous reste, en fin de compte.
Ça et un paquet de souffrance, un vide énorme. Qui s’abat parfois sur moi comme un nuage noir, et dans ces cas-là y a pas grand-chose qui puisse le dissiper, à part hurler à tue-tête. Quand, gamine, je touchais le fond, j’allais chanter dans la chorale de l’église. Toutes ces sornettes pour enfants qui faisaient grimper aux rideaux les grosses comme ma mère, paix à son âme, très peu pour moi ; mais quand il s’agissait de passer en mode gospel, j’étais une vraie croyante et tout le monde gémissait en chœur avec moi, alors, une chose en menant à une autre, l’église s’est transformée en nightclub et voilà que je m’étais mise à chanter avec ce quatuor avant de me retrouver dans le pieu du batteur. Première fois de ma vie que je connaissais le bonheur.
Une nuit, l’héro pulsant dans nos veines, et tandis qu’on piquait du nez et se perdait en plein rêve, le rush plus qu’un lointain souvenir, le batteur a changé de disque et a remplacé son traditionnel big beat de matelas par quelque chose de plus doucement et mélancoliquement intello, un nioque-tourne, qu’il appelait ça. Il s’est glissé en moi et je me suis endormie, et lui aussi, peut-être, mais sans qu’il soit dans mes songeries. Ni rien d’autre, en réalité. Je flottais dans une sorte de doux mutisme gris. Une voix triste et creuse posait des questions, mais c’étaient des questions qui se passaient de réponses, sur lesquelles il fallait jeter une oreille compatissante, comme on écouterait un enfant malade qu’on berce dans ses bras. Quelqu’un ou quelque chose de vaguement dangereux est passé dans le noir, mais l’enfant m’assurait, rien que par sa présence, que tout allait bien se passer. Et pour un court instant – trop court, mais plus long que ce que j’aurais jamais cru possible –, tout se passait bien. Plus que bien, même. C’était fantastique. Puis la vie m’a balancé un « Je t’emmerde » – les préliminaires aguicheurs étaient finis.
Me suis réveillée un matin, réduite à rien et malade comme une chienne, sur le trottoir devant la Grange – la Fange, le nom que lui donnent les habitués –, un bouiboui miteux situé du mauvais côté de la ville. Mon côté en l’occurrence. Avant, il y a des dizaines d’années de ça, ce truc était une soupe populaire pour gosses débarqués de la cambrousse et qui étaient paumés dans cette grande ville. Moi, quoi. Suis entrée me prendre un kawa et me suis fait embaucher pour pas cher par Cookie, le seul nom que je lui connaisse, un migrant estropié copain des friteuses, à deux pas vacillants de l’asile. Mais ce soir, sous sa coiffe bouffante de chef, il a repris du poil de la bête et a concocté d’épatants effeuilletés, des régalettes de sésame, des huîtres rôties et un genre d’œufs avec du homard, et il appuie sur tous les boutons de ce four électrique resplendissant tant il est neuf, comme s’il avait fait ça toute sa vie. Son vieux poêle enrobé de graisse, à la Fange, en comparaison ressemble à une vieille relique d’un mess en temps de guerre, un truc du siècle dernier. Pour autant que je capte l’anglais que baragouine Cookie, cette rôtissoire minable était un cadeau de sa sœur qui tapinait dans le coin et qui, à ce que j’en sais, n’est peut-être plus de ce monde. Ou peut-être que ce n’était pas un cadeau. Peut-être pas une sœur non plus. Les guiboles du gugusse sont HS, mais il a de grandes mains solides, et des yeux de serpent.
Il ne se rappelait plus qu’il avait ce taf, puis d’un coup il s’en est souvenu. Un paquet de fric, qu’il a dit, avant de me tendre un bout de papier arraché au bloc-notes près du téléphone. On a pris plusieurs brassées de plastique et de papier, Cookie a remis la main sur des pichets de pinard, on a bricolé quelques sandwiches au jambon, fourrés illico dans des cartons, on a viré tout le monde et fermé la Fange, puis on a sauté dans le fourgon du restau, un vieux machin dégueulasse qui fait un boucan du diable, rempli à l’arrière d’un tas de tables et de chaises pliantes. Enfin disons que moi j’ai sauté dedans, lui a plutôt rampé. Je n’ai pas réussi à déchiffrer l’adresse sur le bout de papier, pas plus que Cookie, incapable même de me dire si c’était son écriture, mais il a précisé qu’il savait où on allait. Tout là-haut, il a fait, d’une voix plate mais chantante comme pour annoncer des roulés à la saucisse. C’est à peine s’il pouvait marcher, et je me suis dit qu’il allait me demander de conduire, mais il a fiché l’une de ses immondes cigarettes noires entre ses deux grosses lèvres et a réquisitionné le siège conducteur. On a démarré en trombe et on s’est mis à tourner en rond sur place dans un crissement de pneus, Cookie conduisant comme un dingue chauffé à blanc, mais on a fini ici, je ne sais pas trop comment. Coup de bol, un jeune voyou était adossé à la grille d’entrée, un joint pendouillant à la commissure de ses lèvres entrouvertes, et Cookie l’a convaincu de nous aider à tout monter en échange de la tenue du bar, dont le gosse a dit que c’était sa spécialité. Il se trouve qu’on aurait pu tout laisser au bouge, vu le buffet classieux qui nous attendait. Plutôt mignon ce gosse des rues, dans le genre tête-en-l’air, avec ses trois drôles de poils au menton, et j’ai parfois comme des petits papillons convulsifs dans le bas ventre quand je suis près de lui, comme si quelque chose s’était glissé en moi et serpentait partout, mais c’est sûrement parce que j’ai faim. Mon estomac n’arrête pas de grogner comme une lionne en chaleur.
Je jette discrètement un œil sous les couvercles rutilants des chauffe-plats dans la salle à manger (ils sont lourds, doivent être en argent massif, ou alors plaqués fonte), et dans l’un d’eux se trouvent des bâtonnets d’agneau aux herbes. C’est plus fort que moi. Je viens juste de prendre une bouchée en douce quand se pointe le premier invité, bien trop en avance ; il a l’air perdu. Il est perdu. « C’est déjà fini ? » demande-t-il, jetant autour de lui des regards paniqués derrière d’épais verres crades. Costume noir élimé sur le dos, probablement le seul en sa possession ; sans doute un smoking dans le temps. Chemise blanche froissée, nœud-pap noir à clip, de folles touffes de cheveux blancs autour de ses oreilles roses, quelques mèches noires plaquées sur le dessus de son crâne. Probablement un pique-assiette sévissant dans les buffets. Je lui présente un de ces bâtonnets. « Non, vous êtes pile à l’heure, vieux », répond la femme en m’adressant un clin d’œil, avant de m’offrir une de ces boulettes noircies sur un pique de travers qu’elle mastique. « Z’êtes mon premier client ce soir ! »
Je bredouille un non-merci un peu désespéré et me réfugie au bar familial. « Un verre d’eau », je demande au jeune homme qui se trouve derrière. « Avec glaçons, s’il vous plaît. » Me serais-je trompé d’endroit ? Rien dans mes poches. J’ai dû oublier l’invitation dans ma chambre. Mais je me sens bien ici. Les propriétaires ont de l’argent, peut-être sont-ils des sortes de mécènes ayant conscience du rôle important que j’ai pu jouer dans le développement de la musique mondiale. D’ailleurs, cette Mme Machin, la femme du propriétaire des lieux, n’a-t-elle pas été une de mes étudiantes ?
J’emmène mon verre d’eau près d’un tableau qui occupe quasiment tout le mur du fond, si ce n’est pas juste du papier peint, et j’arbore une mine pensive, en faisant semblant d’être en mesure de voir l’œuvre pour ce qu’elle est vraiment (une nature morte ? une figure humaine déformée ? un immeuble qui s’effondre ?). Y a-t-il autre chose à faire quand on est à une soirée et qu’il n’y a encore personne ? Je ferais peut-être mieux de sortir et de revenir un peu plus tard. Ce qui ne serait pas la première fois que ça m’arrive. On m’a déjà invité à diriger un concert au cours duquel était programmé un de mes chefs-d’œuvre avant-gardistes, car on avait eu le sentiment que moi seul serais en mesure de l’interpréter correctement. Comprendre : personne d’autre n’y pigeait quoi que ce soit. Je suis monté sur scène, ai donné plusieurs coups de baguette vigoureux sur le pupitre et, bras levés en un geste flamboyant censé tenir le public en haleine, j’ai exécuté l’ouverture fracassante dans ce qui aurait dû être une dissonance orchestrale – mais qui s’est soldé par un silence ponctué de quelques rires et applaudissements épars. Une bande de néo-romantiques imbéciles manifestant leur opposition ? Non, tout cela était de ma faute. J’avais cru voir un orchestre qui n’était pas là, les musiciens arrivant encore au compte-gouttes. La salle a éclaté d’un rire proche du hennissement. Je n’ai eu d’autre choix que de quitter la scène et, après avoir reçu la certitude que les musiciens étaient bien tous installés, de revenir. Avec mon air évidemment renfrogné – ce qui m’a valu de nouveaux rires. On m’a ensuite collé la réputation de comique sur le dos et on m’a demandé de rejouer la scène lors du concert suivant. Alors peut-être qu’au lieu d’exploser de rage j’aurais dû accepter.
Robert Coover, Mascarade, traduit de l’anglais (États-Unis) par Stéphane Vanderhaeghe, © Quidam Éditeur, 2025
En librairie le 10 janvier